Carte bancaire. Crédit : Getty Images.

La carte bancaire, espèce en voie de disparition ? “Le secteur n’a pas intérêt à brusquer les choses”

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

A l’ère de la digitalisation tous azimuts, la carte bancaire fait de la résistance. Mieux que ça, elle s’adapte à l’évolution des pratiques financières, anticipe, innove. Elle sauve ainsi sa tête, au moins pour les années à venir.

On en compte environ 25,5 millions dans le pays: rangées dans les portefeuilles, glissées dans une poche, voire avalées par un distributeur. Leur répartition entre les grands groupes bancaires semble relever du secret d’Etat. Tout au plus BNP Paribas Fortis confie-t-elle comptabiliser cinq millions de cartes de débit et 1,4 million de cartes de crédit, un exercice auquel Belfius et ING refusent de se prêter. A l’heure du tout virtuel, les cartes bancaires, petits rectangles de plastique, ne prennent pas une ride, ou si peu. La pandémie de coronavirus les a même dopées, permettant de régler ses achats sans toucher à rien, si ce n’est à sa propre carte, supposée non contaminée. Indétrônables, disait-on…

Au fil des ans, les paiements par carte gagnent même du terrain, au détriment du cash. L’an dernier, assure-t-on chez Bancontact Payconiq Company, les Belges ont utilisé leur carte plus de deux milliards de fois pour payer ou retirer de l’argent. En 2022, abonde la Banque centrale européenne, 48% des transactions financières s’appuyaient sur une carte et moins de 5%, sur un appareil mobile, smartphone ou montre connectée, par exemple. En revanche, la carte prédominait (56%) en valeur des opérations, devant le cash (29%) et les applications mobiles (5%). Les paiements sans contact ont le vent en poupe: si on n’en recensait que 16% dans les paiements par carte en 2019, ils avaient grimpé à 39% en 2022, en Belgique. Très loin pourtant des 88% enregistrés à Chypre.

Pour autant, les paiements en espèces ne sont pas jetés dans les oubliettes de l’histoire bancaire, loin s’en faut. En 2022, 45% des achats opérés dans des points de vente étaient réglés au moyen de pièces et de billets. Un chiffre, certes, en recul par rapport à 2019, lorsque le cash représentait encore 58% des transactions, mais non négligeable pour autant. «Cette popularité de l’argent liquide se manifeste principalement dans les poches des Belges puisque quatre répondants sur dix ont « généralement » ou « toujours » de l’argent liquide sur eux lorsqu’ils sont à l’extérieur, indique Valéry Halloy, porte-parole de BNP Paribas Fortis, en s’appuyant sur une enquête réalisée en 2023 par sa filiale de la marque Nickel. Mais, paradoxalement, seuls 6% affirment payer toujours en espèces pour leurs achats. Cette observation semble conforter la place occupée par le cash en tant que réserve de valeur et moins en tant qu’outil de paiement.»

«Si la carte bancaire disparaît un jour, ce sera graduel.»

Un moyen de paiement parmi d’autres

Pour payer son plein d’essence, une réservation de billet de train ou un café vite fait, il y a donc la carte bancaire, mais il n’y a pas qu’elle. Depuis quelques années, les transactions financières se dématérialisent. Les paiements peuvent s’opérer en ligne via un QR code identifié par smartphone, des applications permettent de se rembourser aisément entre amis après une soirée pizza, et de nouveaux acteurs comme Apple Pay, Google Pay, Fitbit Pay et Garmin Pay servent de canal pour des paiements mobiles en magasin ou en ligne.

Il existe aussi des cartes virtuelles, comme celles proposées par la fintech britannique spécialisée dans les services bancaires Revolut, ou la banque en ligne N26, mais aussi, désormais, par certaines banques qualifiées de traditionnelles.

Longtemps en position dominante sur le marché des transactions bancaires, dès lors qu’elles avaient le monopole de la distribution des cartes, les banques font désormais face à davantage de concurrence. «Elles tentent d’innover – notamment par le paiement sans contact – pour introduire de nouveaux moyens de payer, observe Julie Frère, porte-parole de testachats. En 2020, par exemple, KBC a proposé des montres, bagues, bracelets et autres porte-clés permettant d’effectuer des paiements sans contact grâce à une puce NFC incorporée. Le projet a toutefois été stoppé en 2023.» Chez Belfius, les paramètres de chaque carte de débit ou de crédit peuvent être réglés par le client. «En fonction de ses besoins et/ou de ses craintes, il peut ainsi désactiver l’option sans contact, en modifier la limite, ou bloquer les transactions Internet», détaille la porte-parole Ulrike Pommée.

On pense encore au partenariat conclu entre Mastercard et Live Nation pour l’achat de places de concert. «Cette stratégie vise bien sûr à fidéliser les clients mais aussi à conserver la première place dans les moyens de paiement les plus utilisés», analyse Julie Frère.

Mais à l’heure actuelle, environ la moitié de la population belge n’est pas (encore) à l’aise avec ces applis financières. Même si l’on peut considérer qu’elles sont a priori plus sûres que le paiement par carte. «Les Belges n’ont pas la réputation d’être des aventuriers, rappelle Mikael Petitjean, professeur de finance à l’UCLouvain. Lors de la récente reprise de bpost par BNP Paribas Fortis, cette dernière n’a pas supprimé le chèque postal, c’est dire! Dès lors, si la carte bancaire disparaît un jour, ce sera graduel.»

Chacun fait ce qui lui plaît

«Ce qui est important, c’est de laisser le consommateur choisir le moyen de paiement qu’il veut privilégier, avance Martine Clerckx, directrice associée de l’institut de stratégie sociétale Wide. On voit une lente évolution dans la manière de faire ses achats: les plus jeunes se passent plus volontiers de leur carte et utilisent leur smartphone pour payer. C’est une évolution, par paliers, moins rapide qu’on le croit. On surestime la facilité avec laquelle les gens accèdent à des changements. Voyez le nombre de Belges qui conservent leur argent sur un compte d’épargne qui ne leur rapporte pourtant rien! Mais pour la nouvelle génération, payer sans carte deviendra la norme. Actuellement, ce sésame donne encore le sentiment d’être en contact physique avec l’argent. A terme, sans doute la carte disparaîtra-t-elle, comme les chèques de jadis

«Le secteur bancaire n’a pas intérêt à brusquer les choses.»

Pour quelles raisons les consommateurs pourraient-ils y renoncer? Essentiellement si la sécurité de leurs transactions par paiement mobile est bétonnée, si leur usage est plus facile que celui du cash ou de la carte et s’il ne leur en coûte rien. Les banques pourraient un jour réclamer un supplément financier aux clients qui utiliseraient encore leur carte pour payer, ce qui ne serait pas le cas pour les opérations réglées par appareils mobiles. «Mais le secteur bancaire n’a pas intérêt à brusquer les choses», estime Mikael Petitjean.

Si l’hypothèse de la disparition des cartes bancaires devait se concrétiser un jour, l’accompagnement des clients et la communication autour de ce changement majeur devraient être irréprochables. On a vu le fiasco engendré par la fermeture des distributeurs automatiques de billets et leur reprise par l’opérateur Batopin. «La communication n’a pas été à la hauteur et cela a rendu beaucoup de gens mécontents», observe Martine Clerckx. Les banques seraient bien inspirées d’en tirer des leçons pour tout autre changement à venir…

Quel serait l’intérêt de supprimer les cartes bancaires? «L’avantage serait un degré de sécurité des transactions supérieur, grâce aux données biométriques, estime Mikael Petitjean. On peut aussi considérer que le suivi des dépenses serait plus simple, avec, par exemple, un avertissement automatique en cas de dépassement de solde. A mon sens, la disparition des cartes bancaires est inévitable à terme. Mais cela renforce le pouvoir des grandes banques et rend plus difficile l’émergence de petites structures qui ne disposent pas de moyens financiers suffisants pour suivre le mouvement, du développement de nouvelles technologies.»

«Bien que les paiements mobiles progressent en Belgique, la carte y a toujours sa place.»

La carte coûte

La carte bancaire a aussi un coût, tant de production – les banques interrogées se refusent à évoquer ce qui relève là du secret commercial – que de gestion, notamment pour les cartes perdues et volées.

«En 2023, indique-t-on chez Wordline, qui gère le service Card Stop pour 19 millions de cartes, ce numéro a enregistré 775.362 appels, contre 977.673 en 2022: 61% d’entre eux concernaient une perte de carte, 13% un vol de carte,et 26% des cas de fraude sur Internet. Au bas mot, et en considérant que toutes les institutions financières du pays ne sont pas liées à Card Stop, ce sont donc près de 575.000 cartes qui sont, chaque année, signalées comme volées ou perdues. Avec tous les coûts de gestion administrative et de remplacement que cela implique. On peut formuler l’hypothèse que la disparition, purement théorique jusqu’ici, des cartes bancaires ferait économiser de l’argent à ceux qui les distribuent et les gèrent. De l’ordre de…? «Cette donnée est confidentielle», répond-on chez ING, tandis qu’ailleurs, nul ne répond. Certes, sans plus de carte dans le paysage bancaire, plus personne n’éprouverait la hantise de la perdre. Mais l’angoisse se déplacerait, du portefeuille au smartphone ou à la montre connectée

Actuellement, la mise à disposition d’une carte est comprise dans les frais bancaires, très variables, imposés au client. Sauf dans les cas où, en fonction des politiques commerciales propres à chaque banque, l’obtention d’un nouveau compte, carte comprise, ne coûte rien à son titulaire.

Mais pour les publics les plus précaires, le maintien de la carte est une absolue nécessité. «En matière d’inclusion financière et de gestion du budget, le cash reste le moyen de paiement le plus simple», rappelle Morgane Kubicki, responsable de la communication chez Financité. Or, le cash s’obtient par carte, dans les distributeurs. Les applications bancaires nécessitent de régulières mises à jour, que les plus anciens GSM ne supportent pas. Pour la population précarisée, utiliser ces applis n’est donc pas possible. C’est encore moins accessible pour ceux qui lisent avec difficulté – et qui sont quand même estimés à 10% de la population en Belgique. «Selon les chiffres de la Fondation Roi Baudouin, 39% de la population présentent de faibles compétences numériques, rappelle Cecilia Locmant, porte-parole de Lire et Ecrire. La disparition éventuelle de la carte bancaire leur poserait de sérieux problèmes. Nous demandons d’autres alternatives physiques à la banque digitale.» Pour l’heure, une carte bancaire virtuelle ne permet pas de retirer de l’argent dans les distributeurs.

Rien ne dit qu’à court terme, la carte bancaire soit menacée. Au contraire. Ce petit rectangle de plastique donne plutôt l’impression d’évoluer avec les attentes de ses clients et de s’adapter, en permanence, aux nouvelles pratiques de consommation comme… aux pandémies. «Bien que les paiements mobiles progressent en Belgique, la carte y a toujours sa place, assure Lotta de Meulenaere, directrice du marketing chez Bancontact Payconiq Company. Elle ne va pas disparaître, pas plus que le cash, même si ce dernier reste à un niveau d’utilisation inférieur à celui qu’on observait avant le Covid. Nous travaillons dans l’idée du maintien de la carte et du développement du paiement mobile. Ils évoluent en parallèle.»

Des cartes à la carte

Au sein de la néobanque Revolut, on constate une diminution de l’usage des cartes physiques pour le paiement des achats quotidiens. Mais parallèlement, détaille Antoine Le Nel, vice-président de Revolut Monde, la carte bancaire devient de plus en plus un accessoire de mode. «La carte est loin d’être morte», affirme-t-il. La néobanque propose, en effet, à ses clients des cartes personnalisées, au design spécifique. Il en existe en métal ou en platine. «Notre série limitée de cartes plaquées or 24 carats est partie en un rien de temps. C’est le genre d’accessoire qu’on utilise devant les copains, lors de sorties au resto. A terme, ce qui, à mon sens, mourra, c’est la simple carte en plastique, mais pas les cartes personnalisables. Du moins pas dans les trois ans. Ensuite, c’est difficile à prédire. Mais les gens restent attachés au contact de leur carte physique. On a beau dire que tout se digitalise, elle est toujours importante pour une partie de la clientèle.»

Chez Revolut, la carte bancaire virtuelle est gratuite, l’autre peut être obtenue pour le prix de la livraison, soit 7,99 euros. La banque propose aussi une carte virtuelle à usage unique, offrant une sécurité maximale: dès lors qu’elle a servi, elle ne peut plus être utilisée une seconde fois, rendant toute tentative d’extorsion des données parfaitement inutile.

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