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Services publics en ligne: «La dématérialisation pose un problème démocratique»

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Le projet d’ordonnance «Bruxelles numérique» vise à garantir un accès en ligne à tous les services administratifs de la Région bruxelloise. Pour Anne Coppieters, directrice générale de l’asbl Lire et Ecrire Bruxelles, ne pas garantir la présence de guichets physiques, pour les services publics et d’intérêt général, met en péril l’accès aux droits sociaux.

Anne Coppieters, dans son projet d’ordonnance «Bruxelles numérique», le ministre Bernard Clerfayt affirme qu’il ne veut pas supprimer les guichets physiques dans les services publics. Vous redoutez néanmoins ce projet…

Nous ne nous opposons pas au numérique. Notre association propose des formations en la matière. Cela fait partie de nos missions, mais nous permet aussi de voir les difficultés. On parle d’un public déjà précarisé dans l’accès au logement, à la santé, aux droits. A cela s’ajoute la dématérialisation des services publics et des services d’intérêt général, comme les services bancaires. Durant la crise sanitaire, nous avons été fermés trois mois. A notre réouverture, nous avons retrouvé un public complètement perdu, auquel il ne s’agissait plus uniquement de donner des cours d’alphabétisation. Nous sommes devenus des sous-traitants de l’Etat. On nous demande de remplir une déclaration fiscale, de prendre des rendez-vous en ligne, de régler des paiements en urgence. L’absence d’accès aux droits devient très problématique. Cette tendance est constatée par de nombreuses associations. Derrière le projet d’ordonnance, on sent très bien une volonté de dématérialisation des services. C’est très bien, mais ça convient aux 60% de la population bruxelloise qui maîtrisent le numérique.

Nous considérons qu’avant d’avancer dans la dématérialisation, il est impératif d’assurer la présence de guichets et de lignes téléphoniques.

Vous basez-vous sur les chiffres du Baromètre de l’inclusion numérique de la Fondation roi Baudouin?

Dans son rapport 2021, elle établit que 46% des Belges adultes sont en situation de vulnérabilité numérique. Ces chiffres augmentent. Nous considérons qu’avant d’avancer dans la dématérialisation, il est impératif d’assurer la présence de guichets et de lignes téléphoniques pour tous.

Dans les services publics, une présence humaine par défaut, plutôt que le digital par défaut?

Exactement, un cadre légal qui l’impose. C’est un choix de société, face à cette réalité de l’éloignement des droits sociaux. Nous avons organisé deux manifestations à Bruxelles, en 2022, puis lancé une carte blanche pour laquelle près de deux cents responsables d’associations qui vivent des difficultés similaires nous ont rejoints. Le premier problème, c’est l’absence de cadre. Il y a quelque chose de très tendu dans le milieu associatif. Quand vous aidez les gens à régler des problèmes d’argent, imaginez des accusations de malversation, etc. Ce n’est pas notre métier.

L’autre problème, c’est le non-recours aux droits. Une personne qui ne peut effectuer un paiement à temps risque de se faire expulser de son logement. Dans certaines communes, obtenir un rendez-vous pour le renouvellement d’un titre de séjour peut prendre deux ou trois mois. Pour un document qui arrive à échéance, ça peut être très problématique, créer de l’incertitude, de la précarité.

Est-ce un enjeu démocratique?

On voit déjà que le citoyen s’éloigne des politiques. Si de plus en plus de gens n’ont plus accès à leurs droits sociaux, comme dormir dans un logement décent, les politiques seront tenus pour responsables. Le non-recours aux droits sociaux est un véritable enjeu démocratique.

© BELGA IMAGE

Plus de 40% de personnes éloignées du numérique, c’est énorme…

L’accessibilité numérique demande des compétences de lecture et d’écriture, de compréhension, mais présente aussi des problèmes liés à l’outil. Bernard Clerfayt (DéFi), ministre bruxellois de la Transition numérique, dit que 95% des Bruxellois ont un smartphone. Cela ne signifie pas que tout le monde peut se débrouiller ou qu’on peut tout faire avec un smartphone. La réponse, ce sont les programmes d’accompagnement, mais les formations ne sont pas suffisantes, les moyens manquent et la technologie évolue plus vite que la capacité à former les gens. La priorité, pour nous, c’est l’existence des lignes téléphoniques et de guichets, en tout premier lieu dans les administrations communales.

La formation a-t-elle ses limites?

Nous pensons qu’une partie de la population n’y arrivera pas. On peut faire baisser ces 46%, mais pas les faire disparaître. A côté des formations, il y a les Espaces publics numériques (EPN), très intéressants, mais mal financés. On parle bien de 46% de la population présentant un risque de perte d’autonomie. De nombreuses personnes demandent simplement des lignes téléphoniques où des gens répondent. Ou un guichet où vous pouvez vous présenter avec votre papier, quelque chose de tangible, pour régler un problème beaucoup plus facilement qu’en ligne.

De simples contacts humains, finalement?

Nous ne faisons jamais que demander des choses simples. Si la dématérialisation convient à 60% de la population, c’est très bien. Ça peut même permettre de rationaliser et faire des économies – je l’espère – pour remettre des personnes aux guichets. La priorité, ce sont les communes, le premier lieu d’accès aux droits. Pour le «Belge lambda» qui a sa carte d’identité, la difficulté n’est pas la même que pour une personne dont le titre de séjour est temporaire, dont les papiers doivent être renouvelés plus régulièrement.

Les guichets ont-ils objectivement diminué dans les administrations communales ou autres services publics?

Nous n’avons pas fait d’étude systématique. Mais pendant le confinement, nous avons réalisé une petite enquête, en nous faisant passer pour quelqu’un qui souhaite inscrire un enfant dans une commune. C’est dans les communes les plus pauvres que la dématérialisation était la plus avancée. A Auderghem ou Woluwe, par exemple, vous effectuiez les premières démarches en ligne et en cas de difficulté, on vous trouvait un rendez-vous rapidement. Dans les communes du croissant pauvre, c’était plus compliqué, alors que c’est déjà là que se trouve le public le plus précaire.

Anne Coppieters, directrice générale de l’asbl Lire et Ecrire Bruxelles. © DR

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