Services publics en ligne: «Arrêtons d’alimenter les peurs sur le numérique»
La numérisation des services publics suscite des craintes. Mais on peut aussi voir la transition numérique comme une évolution positive. Une approche défendue par Axel Legay, professeur à l’Ecole polytechnique de l’UCLouvain, spécialiste de la cybersécurité et de l’intelligence artificielle.
Parler de transition numérique des services publics fait spontanément apparaître des craintes. Mais peut-on voir cette évolution d’un œil positif?
Absolument. C’est vrai qu’une part de la population, dans les milieux les plus précarisés surtout, n’a pas accès au matériel. Mais il existe des espaces publics numériques (EPN). Ils ne sont pas assez connus mais il y en a de plus en plus. Il y en a de plus en plus. Ce sont des lieux de rencontre, de surcroît. Cette crainte du manque d’accès au matériel est réelle, mais on peut faire en sorte qu’elle disparaisse. A côté de cela, des craintes existent par rapport à la compréhension des outils. Mais en expliquant les choses aux gens, il apparaît souvent que leur utilisation n’est pas si compliquée. Et franchement, les avantages de la numérisation sont nombreux: c’est plus rapide, plus facile, souvent plus fiable, etc.
De manière un peu contre-intuitive, la numérisation peut donc être un vecteur de reconnexion sociale?
A Séoul, on parle beaucoup du métavers, avec la mise en place d’une administration municipale virtuelle. Avec ce type d’outils, vous pouvez aller rechercher toute une série de gens qui avaient difficilement accès aux services. Avec le numérique, vous pouvez rendre de l’accès à des personnes handicapées, qui ne peuvent pas se déplacer, qui vivent en périphérie, ou encore à des travailleurs qui n’ont pas la possibilité de prendre une demi-journée de congé pour faire une file.
On parle donc bien de rencontre entre personnes dans les services publics, mais de façon virtuelle?
Tout à fait. Si vous avez un problème avec votre facture, ce sera beaucoup plus évident et convivial d’en discuter avec une personne, au moyen d’un casque et d’une caméra, en face à face. L’étudiant dans l’incapacité de se déplacer peut avoir accès à l’université, pour vous citer un autre exemple. Plutôt que de mettre en avant les peurs, on peut y voir des évolutions positives. Un bon système domotique peut vraiment aider une personne âgée à la maison. Les maisons de repos s’équipent aussi et les choses se passent souvent très bien. Des jeunes formateurs rencontrent des personnes âgées, ce sont des expériences constructives.
Préfère-t-on un dossier réparti en 36 papiers, qui risquent aussi de se perdre, ou un dossier numérique bien sécurisé?
Pour beaucoup, le frein ne reste-t-il pas la maîtrise de l’outil?
En réalité, souvent, ce n’est pas tellement difficile à maîtriser. Mais les gens éprouvent une peur, parfois amplifiée de façon irrationnelle. J’ai moi-même donné des formations, aux universités du troisième âge, par exemple. Lorsque je débarque avec des sujets comme l’intelligence artificielle et la cybersécurité, je ne perçois pas beaucoup d’enthousiasme dans l’assistance. Puis j’explique les choses et, à la fin, on me dit: «Ce n’est pas si dur, en fait». J’ai bien connu ça avec Coronalert (NDLR: l’application de suivi de contacts, dont il fut un des concepteurs): beaucoup de gens partaient du principe que c’était trop compliqué. Lorsqu’on expliquait les choses, ils se rendaient compte que c’était très simple. La formation est importante, mais les gens doivent en prendre la décision. Présenter les choses de façon plus positive aiderait également.
Dans les services publics, la crainte consiste aussi à voir disparaître le guichet physique…
On violerait les articles 10 et 11 de la Constitution, à savoir l’égalité face aux droits et libertés. Pour ce faire, il faudrait théoriquement que l’Etat équipe tout le monde et s’assure que chacun puisse s’en servir. Le numérique demande aussi un service support, qui coûte finalement aussi cher que le préposé au guichet. L’intérêt, c’est l’hybridation du physique et du numérique. Il faut tenir compte de la réalité. Les précarisés ne sont plus les mêmes que par le passé, les travailleurs non plus. Dans une file de vingt personnes, vous en avez dix qui n’ont pas envie d’être là. Ne simplifie-t-on pas les choses pour tout le monde en évitant à ces dix personnes d’arriver au guichet de mauvaise humeur?
La fracture numérique est tout de même une réalité.
On ne peut pas le nier, mais on peut changer les choses. Je préfère un message porteur d’espoir plutôt que d’alimenter des peurs. Je considère que la grande majorité des citoyens ont la capacité de s’en sortir. Et il existe beaucoup d’aides de l’Etat, comme les EPN. Il ne faut pas nécessairement que les gens pensent qu’ils sont laissés de côté. Toutefois, je comprends que ce soit compliqué pour certaines personnes. Il peut exister une forme de honte à se rendre dans ce type de lieux.
Faut-il quelque peu démystifier cette dématérialisation?
Prendre une heure pour expliquer le fonctionnement à une personne, avec des remerciements et de la compréhension à la fin, je vous assure qu’en matière de gratitude, ça a de la valeur. Je suis persuadé qu’il y a moyen de créer un écosystème numérique. Bien sûr, il y a les Gafam (NDLR: les géants du numérique) et les dérives du capitalisme. Mais aussi des choses formidables à mettre en avant.
La dématérialisation des services ne s’accompagne-t-elle pas souvent de craintes pour la sécurité des données?
La question s’est encore posée récemment autour d’une annonce de la ministre wallonne de la Santé, Christie Morreale, sur la numérisation des «dossiers patients». La peur du piratage existe, mais franchement, ces systèmes sont robustes. Préfère-t-on un dossier réparti en 36 papiers, qui risquent aussi de se perdre, ou un dossier numérique bien sécurisé? Le numérique est là, il est inévitable. On peut aussi considérer que les citoyens sont intelligents, qu’ils ont les moyens et les ressources pour apprendre, dans leur grande majorité.
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