Salaires bloqués, primes improbables: pourquoi la concertation sociale coince
Les syndicats, qui ont rejeté le projet d’accord interprofessionnel 2021?2022, se montrent déçus des maigres possibilités d’augmentation des salaires permises par le gouvernement fédéral. Le « modèle belge » de concertation sociale ne tourne plus rond.
Kris Peeters préfère-t-il le catch au MMA ? Les Mixed Martial Arts, mélange de plusieurs disciplines qu’emploient des adversaires enfermés dans une cage à huit côtés sont, c’est vrai, plus violents que les fanfaronnades colorées des catcheurs sur un ring. Ils sont surtout moins truqués. L’ancien patron de l’Unizo, l’union flamande des classes moyennes, avait disputé plusieurs combats dans l’octogone du Groupe des 10, où il siégeait, avant d’entrer en politique. C’est dans ce Groupe des 10, qui réunit les dirigeants des trois syndicats (CGSLB, CSC, FGTB) et des organisations patronales (FEB, UCM, Unizo, Boerenbond), que se jouent des bagarres appelées « concertations sociales ».
Des combats à l’issue incertaine, parfois violents, mais dont les participants respectaient plutôt les règles et se soumettaient au résultat, du moins à l’époque où Kris Peeters y participait. Ainsi fonctionnait la concertation sociale en Belgique jusqu’au début des années 2010. Organisations patronales et syndicales s’enfermaient au Conseil national du Travail et en « G10 », en sortaient moulus avec des cocards sous les yeux et un accord interprofessionnel sous le bras, progression des salaires et paix sociale étaient alors plus ou moins garanties pour deux ans.
Devenu ministre de l’Economie et du Travail dans le gouvernement Michel, l’ancien fighter de l’Unizo n’avait sans doute pas oublié que les organisations syndicales, sous l’ancienne règle de la loi de 1996 qu’elles contestaient déjà pourtant, avaient encore la beigne trop facile. La norme salariale calculée par le Conseil central de l’économie, et ensuite discutée dans l’octogone du G10, n’était alors qu’indicative et les salaires augmentaient toujours moins vite en Belgique que dans les pays voisins, mais tout de même. Il n’y avait pas eu d’Accord interprofessionnel (AIP) sous le gouvernement Di Rupo : c’était alors le ministre du Travail qui coulait la norme salariale dans la loi, les salaires n’augmentaient donc pas trop, et la bagarre continuait car sans AIP, et parfois sans conventions sectorielles, la paix sociale n’était jamais assurée.
Bon démocrate chrétien, Kris Peeters voulut conserver l’apparence de la bagarre en évitant que ses anciens coéquipiers prennent trop de coups. Il réforma la loi de 2007 et transforma cet octogone parfois sanguinolent en ring, spectaculaire mais inutile. La norme salariale désormais impérative, et non plus seulement indicative, serait encore plus limitée. A la comparaison avec les pays voisins s’ajoutent deux brides supplémentaires : une correction automatique des « dérapages » antérieurs et une « marge de sécurité ». « Un logiciel truqué », selon la CSC, qui enlève tout enjeu à la négociation salariale. Sous ces nouvelles règles, le match de la concertation sociale n’aurait jamais plus qu’un seul vainqueur : le banc patronal. Les combattants mon teraient sur le ring pour la forme. Et les syndicats, toujours, devraient finir par se coucher.
Cette loi démolit toutes les conditions d’une négociation. Les patrons sont dans un fauteuil, et quand bien même on les convain crait d’aller au-delà de la norme, la loi l’interdit.
Le premier AIP négocié sous le règne de la loi Peeters prévoyait une norme salariale d’1,1 % et une hausse du salaire minimum de 3,3 %. Les militants de la FGTB le refusèrent, ce qui en empêcha la mise en oeuvre. Les deux autres syndicats l’avaient accepté, mais en protestant. Kris Peeters avait rendu tout combat sérieux impossible. « La nouvelle loi sur la norme salariale comporte bon nombre de logiciels frauduleux« , avait dit Marie Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC. Le communiqué de presse de la CGSLB était encore plus amer. « La loi sur les salaires doit être adaptée de sorte à ouvrir plus d’espace à la négociation. A défaut de modification, il ne sera plus possible de conclure un accord la fois prochaine », disait le syndicat libéral, qui approuvait ce projet, mort-né, d’AIP « sans enthousiasme ».
Deux ans plus tard, le pronostic était lucide. « C’était évident… Cette loi démolit toutes les conditions d’une négociation. Les patrons sont dans un fauteuil, et quand bien même, par miracle, on les convaincrait d’al ler au-delà de la norme, la loi l’interdit », déplore Olivier Valentin, secrétaire national de la CGSLB. Il déplore que ces dispositifs biaisés entre capital et travail, qui empêchent la concertation sociale, « présument que les seuls qui ne seraient pas res ponsables par essence, ce sont les travailleurs, contrairement aux actionnaires. Mais qui connaît mieux la réalité des secteurs et des entreprises que leurs travailleurs ? Aucun d’eux n’a intérêt à mettre les entreprises en danger. » L’échec de l’AIP, au printemps 2019, était donc prévisible deux ans plus tôt. Plusieurs bagarres disputées entre-temps l’avaient rendu inéluctable.
Octogone du Palais d’Egmont
Une fois acté l’échec des négociations entre PS et N-VA, la Vivaldi devenait inévitable. Quatre des sept partis qui y siègent avaient à leur programme la révision de la loi de 1996. Le PS, en particulier, l’avait promis à la FGTB. Mais Paul Magnette, lors de la négociation avec la N-VA, avait déjà mis cette balise de côté, au profit d’une approche consistant à s’aider d’une circulaire, dite « Cox », pour relever la marge sans le dire, en enlevant de son calcul plusieurs mesures haussant effectivement les salaires.
Une fois réunis à sept sans Bart De Wever, au Palais d’Egmont ni Paul Magnette, ni Conner Rousseau, ni les présidents écologistes ne firent du retour à une norme salariale indicative plutôt qu’impérative une condition de rupture. « C’était une priorité, oui, mais nous en avions d’autres aussi. Les libéraux et le CD&V étaient très attachés à conserver cette loi comme héritage du gouvernement Michel. On a obtenu plusieurs milliards de refinancement des allocations et on a préféré ces hausses concrètes à des augmentations hypothétiques », raconte un négociateur socialiste. C’est ainsi que l’accord du gouvernement De Croo mécontentera les syndicats, voués à se faire encore longtemps coincer dans les cordes tendues par la loi Peeters. « Afin d’assurer l’équilibre entre compétitivité et pouvoir d’achat, le gouvernement veillera à ce que nous suivions une évolution similaire à celle des pays voisins. Pour ce faire, l’utilisation de circulaires sera privilégiée en concertation avec les partenaires sociaux. Le ministre du Travail le fera en concertation et en consultation avec le Conseil des ministres », écrivirent les coformateurs Paul Magnette et Alexander De Croo avec une certaine insistance : le paragraphe se retrouve deux fois dans l’accord rédigé au Palais d’Egmont.
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Octogone du 16 Rue de la Loi
Ces quelques lignes répétées ont conditionné à la fois le refus syndical du projet d’AIP et la bagarre du soir du mercredi 5 mai, en comité ministériel restreint. Alexander De Croo l’avait convoqué pour 18 h 30. Le gouvernement fédéral devait formuler une « proposition de médiation » aux partenaires sociaux, proposition qui, en cas de refus, serait directement mise en application par le ministre du Travail, le socialiste Pierre-Yves Dermagne. On sait ce que l’aube en dévoila : une marge de 0,4 %, la possibilité de négocier dans les entreprises et dans les secteurs une prime de 500 euros net, fiscalisée, sous forme de chèque-consommation, et un encou ragement à rattraper le retard du salaire minimum sur le salaire médian. Et puis, surtout, comme la paume de main de l’arbitre qui frapperait trois fois le sol, paf, les félicitations de la FEB, paf, le refus rapide de la FGTB, paf, l’amertume des autres syn dicats, et ding ding ding la cloche qui sonne. La discussion avait été longue, pourtant : les ministres s’étaient quittés vers trois heures du matin. Le MR ne voulait pas d’un accord qui imposerait d’autre contrainte que la norme salariale prévue, Georges-Louis Bouchez l’avait dit à la VRT pendant le comité ministériel, ce qui avait fort énervé Alexander De Croo, qui l’avait appris, et qui s’était disputé avec Sophie Wilmès.
La vice-Première libérale, en particulier, ne voulait pas entendre parler de l’augmentation du salaire minimum. Elle céda sur ce point, le montant net de la prime possible – et ses cotisations patronales de 16 % – augmenta un peu, Alexander De Croo suggéra un compromis, et Pierre-Yves Dermagne fut le dernier à devoir admettre que les salariés n’y gagneraient rien de plus. Avec Frank Vandenbroucke, quelques heures plus tard, il fit antichambre devant une réunion Zoom qui leur resta fermée : c’était un bureau de la FGTB, et plusieurs patrons des centrales qui y participaient leur en avaient refusé l’accès. Le soir, à la RTBF, le président de la FGTB, Thierry Bodson, avait dénoncé un combat truqué et une gauche qui se couche. Comme si le 16 rue de la Loi abritait un ring et quelques ministres en collants à paillettes. « Au démarrage, on nous avait dit qu’il y avait sept partis au gouvernement, quatre qui sont progres sistes et trois qui le sont moins, à quatre contre trois, on va chaque fois gagner des matchs. Il faut croire que les trois autres sont très très forts parce qu’ils gagnent très souvent les matchs », s’était-il attristé.
Octogone du bureau à distance de la FGTB
Vendredi 7 mai, à 7 h 30, les deux vice-Premiers ministres socialistes avaient enfin pu s’expliquer devant leurs camarades de l’Action commune. Frank Vandenbroucke y avait défendu un accord qu’il trouvait très bon, et dont il assura qu’il ne bougerait plus. Pierre-Yves Dermagne défendit lui aussi la proposition, rappelant qu’il avait obtenu des patrons qu’ils acceptent enfin de distribuer les sommes prévues dans l’enveloppe « bien-être ». Il signala qu’il avait pu, grâce à sa prise de la circulaire, sortir du calcul de la norme salariale des mesures (primes exceptionnelles, fonds blouses blanches, congé vaccination, etc.) qui auraient presque consommé l’ensemble de la marge disponible. Il ajouta que la prime corona pourrait se négocier dans les secteurs et que les patrons paieraient des cotisations. Et puis, il était un peu énervé, et dit que si ce qu’il avait obtenu là ne leur semblait pas suffisant, c’était toujours mieux que ce qu’ils avaient obtenu eux ces der niers mois, c’est-à-dire rien. Il eut beau répéter qu’une prime sectorielle était possible, et que l’aug mentation du salaire minimum interprofessionnel était inévitable, dans la salle virtuelle, les syndica listes socialistes ont hué ce qu’ils perçurent comme un coup bas.
Les dirigeants nationaux des syndicats ont été mis KO deux fois : par la loi Peeters et par les patrons des centrales. » – Olivier Valentin (CGSLB)
Mais, en message privé, certains félicitaient les ministres fédéraux. Au sein de la FGTB, cer tains patrons de centrales, en position de force dans certains secteurs, se réjouissent de pouvoir négocier ces 500 euros de prime. Ils préfèrent leur tout petit ring de leurs conventions collectives de travail au grand octogone de l’AIP. Car les com battants syndicaux sont eux-mêmes divisés, et leurs organisations claudicantes. Entre syndica listes socialistes et chrétiens, notamment, la ligne est différente. La CSC, dit-on, s’accommode plu tôt bien que le gouvernement impose lui-même cette maigre marge salariale, et s’apprête à mobi liser toutes ses ressources pour élargir le nombre des bénéficiaires effectifs de la prime, tandis que la FGTB incline vers un refus plus brutal. Mais la torsion appliquée à la concertation sociale par la loi Peeters a affaibli de la même manière les deux grandes organisations syndicales. Parce qu’elle les promet à la défaite lors de chaque négociation salariale interprofessionnelle, bien sûr. Mais aussi parce que cette défaite inévitable rend les direc tions nationales interprofessionnelles presque inutiles : à quoi bon encore sponsoriser un lutteur voué à se faire rosser ? Les centrales profession nelles, traditionnellement encore plus autonomes à la CSC qu’à la FGTB, en ont gagné en puissance. Elles tiennent leurs dirigeants nationaux par une méchante clé de bras. Le 5 mai, les patrons des centrales de la CSC et de la FGTB feignaient de mettre la pression sur le gouvernement fédéral en envoyant un communiqué commun où ils se mon traient « prêts à nous mobiliser à nouveau à tous les niveaux si aucun progrès n’est réalisé ». C’est en fait leurs dirigeants nationaux, négociateurs déconfits de l’octogone du Groupe des 10, qu’ils mettaient au tapis une deuxième fois. La concer tation sociale les a mis deux fois KO.
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