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La bataille des « neutres » du MR contre les « laïques » de DéFI (analyse)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

La bataille entre DéFI, laïque, et le MR, neutre, concurrents à Bruxelles, fait rage sur la neutralité ou la laïcité de l’Etat. Mais pas dans tous les domaines…

En 1961, la battle des laïques semblait trouver son terme. Quelques mois après la signature du Pacte scolaire, le vieux Parti libéral renonçait à son combat historique pour la laïcité de l’Etat. Il se concentrait définitivement sur les questions socio- économiques et attirait de nombreux conservateurs du PSC-CVP dans le flambant neuf Parti pour la liberté et le progrès, ancêtre du MR et de l’Open VLD.

Deux ans plus tard, trois cents signataires d’un manifeste de prestigieux professeurs d’université contre des lois linguistiques traumatisantes pour les francophones de la capitale et de sa périphérie lançaient, à Bruxelles, le Rassemblement pour le droit et la liberté. Ces signataires émanaient tant de l’ULB que de l’UCL, pas encore scindées entre ULB et VUB et entre KU Leuven et UCLouvain à l’époque. Ce Rassemblement, ancêtre du FDF puis de DéFI, allait être pluraliste sur le plan philosophique, et donc tout à fait étranger au combat laïque.

Mais alors que les libéraux n’étaient plus laïques depuis quelques décennies, et que les fédéralistes bruxellois ne l’avaient jamais été, de nouvelles questions liées à la place de l’islam dans la société ont mené ces deux partis à autant de revirements stratégiques.

Dans la foulée d’attentats islamistes qui ensanglantèrent la France, où la laïcité est inscrite dans la Constitution, puis la Belgique, où la laïcité ne l’est pas, le président Olivier Maingain revendiquait l’inscription de la laïcité dans la Constitution belge. Et un des cinq axes du programme de DéFI pour 2024 réclame de «faire de la laïcité politique la clé de la citoyenneté et du vivre-ensemble». Le programme du MR n’est de son côté pas encore finalisé, mais une place de choix y sera donnée à la neutralité de l’Etat, que la formation libérale veut inscrire explicitement dans la Constitution.

Mais pourquoi la neutralité et pas la laïcité? «Parce que c’est spécifique à la Belgique: la laïcité est reconnue chez nous comme un courant confessionnel, et ça impliquerait notamment la fin du financement public du CAL. En France, la laïcité à la française a renvoyé les religions à la maison. Cela ne correspond pas à l’héritage belge, où on donne une possibilité d’expression encadrée aux cultes, on ne les chasse pas du débat public», explique le président bleu Georges-Louis Bouchez, qui prôna autrefois l’inscription des racines judéo-chrétiennes de l’Europe en préambule des traités de l’Union.

Et alors, pourquoi la laïcité et pas la neutralité? «Parce que la neutralité n’est qu’une déclinaison de la laïcité, elle ne s’y réduit pas: la laïcité permet l’adoption de mesures positives, comme l’organisation d’un cours commun à tous de deux heures de philosophie et d’histoire des religions, par exemple», répond le président amarante François De Smet.

Au-delà de cette querelle terminologique, les deux formations, concurrentes sur le terrain électoral, alignent les controverses autour de ces sujets, surtout sur le voile islamique.

Sur les réseaux sociaux, leurs deux présidents ne manquent jamais de se confronter dans des battles de laïques très peu neutres, nourries de likes, de retweets et d’autres marques, si valorisées de nos jours, d’engagement virtuel. Stratégiquement, ils veillent bien à ne pas trop aborder les questions que, traditionnellement, posaient les opposants aux immixtions religieuses dans la sphère publique.

C’est sur le sujet du voile que se manifeste avec le plus d’intensité la concurrence entre le MR, neutre, et DéFI, laïque.

L’enseignement confessionnel. L’Eglise catholique était si puissante en Belgique qu’elle a pu se façonner un système d’enseignement à sa divine mesure: aujourd’hui, la moitié des élèves francophones s’instruisent dans des écoles catholiques presque autant financées par l’argent de l’Etat que le sont les écoles publiques, cela coûte des milliards et ce n’est ni neutre, ni laïque. Le combat laïque s’est structuré autour de la revendication d’un réseau unique d’enseignement public, formulée au cours de guerres scolaires toujours perdues.

Si bien que le plus puissant acteur de notre enseignement, le Secrétariat général de l’enseignement catholique (Segec) peut, de nos jours, sans que cela dérange personne, afficher sa volonté de remplir sa «mission de l’école chrétienne» en «faisant résonner la parole de Dieu»: ses écoles sont les meilleures, et il est plébiscité par les parents, qui sont aussi des électeurs.

C’est sans doute pourquoi les deux partis, depuis l’opposition pour DéFI, dans la majorité pour le MR, s’alignent souvent sur les revendications du pilier «catho» pour assurer une parfaite égalité du financement public des réseaux par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Aucun des deux partis ne veut «d’une nouvelle guerre scolaire», comme dit François De Smet. «Pour pouvoir accéder au financement public, les écoles doivent se plier aux référentiels de la Fédération Wallonie-Bruxelles», pose Georges-Louis Bouchez, qui préfère que des cours de religion soient donnés à l’école, y compris dans les établissements officiels (ils sont évidemment obligatoires dans l’enseignement catholique), «afin que les élèves aient accès à un apprentissage encadré de la religion».

DéFI ne veut pas supprimer le réseau catholique non plus mais veut, lui, rendre facultatifs les cours de religion et de morale dans les écoles publiques, et les remplacer par deux heures de cours de citoyenneté «et d’histoire des religions», plutôt qu’une seule comme c’est actuellement le cas, «ce que le MR a refusé», pour ensuite, si possible, «à terme, faire la même chose pour les autres réseaux, mais chaque chose en son temps», glisse, prudemment, François De Smet.

Pour ces raisons, les deux ne peuvent s’opposer à la création, elles existent d’ailleurs déjà, certaines ont des accords avec le SEGEC, d’autres avec d’autres pouvoirs organisateurs, toutes sont reconnues par la Fédération Wallonie-Bruxelles, et donc financées par celle-ci.

Aujourd’hui, les écoles catholiques sont presque autant financées par l’argent de l’Etat que les écoles publiques.

Le financement des cultes. En Belgique, les ministres des cultes reconnus sont des salariés de l’Etat, et les bâtiments religieux doivent être entretenus par la collectivité: les religions sont une espèce de service public, cela coûte des centaines de millions et ce n’est ni neutre, ni laïque. DéFI veut revoir ce système bien belge, et progressivement glisser – il y aurait un délai de plusieurs années – vers un système, comparable à l’allemand, d’impôt dédicacé, par lequel le contribuable choisirait, s’il désire y contribuer, quel culte il souhaite financer.

Les bâtiments de valeur patrimoniale reconnue seraient toujours en partie entretenus par l’autorité publique.

Le MR, lui, estime ce financement public des cultes le plus à même de maintenir un équilibre entre le fait religieux, «qui existe dans nos sociétés: je rappelle qu’une bonne moitié de nos concitoyens se sentent attachés à une confession ou l’autre», et «la nécessité que les religions restent à leur place, sans prendre le pas sur la loi civile».

Autorisés à la SNCB, les signes convictionnels sont interdits à la Stib, même lorsque les travailleurs ne sont pas en contact avec le public.
Autorisés à la SNCB, les signes convictionnels sont interdits à la Stib, même lorsque les travailleurs ne sont pas en contact avec le public. © belgaimage

Les signes ostentatoires. En Belgique, certains signes religieux, surtout le voile islamique, sont portés par des fonctionnaires ou par des mandataires, et cela ne coûte rien, mais ce n’est ni neutre, ni laïque. DéFI comme le MR désirent prononcer de plus explicites interdictions.

Cette question est marginale au regard de l’histoire des combats pour la laïcité en Belgique, elle est pratiquement absente du débat politique flamand (le voile est même autorisé dans l’administration anversoise de Bart De Wever) mais elle concentre l’essentiel de l’attention en Belgique francophone.

Un signe, sans doute, de l’influence des débats français sur notre vie politique, et c’est sur ce sujet que se manifeste avec le plus d’intensité la concurrence, parfois rageuse, entre le MR, neutre, et DéFI, laïque.

Si par nature une élue est choisie pour ses valeurs, et si par essence une échevine est appelée à manifester explicitement ses convictions, puisque les séances des conseils communaux sont publiques, DéFI reproche au MR de continuer à participer à la majorité communale à Molenbeek, où une échevine socialiste flamande vient, voilée, de prêter serment, sans que le MR ait signé son acte de présentation.

Mais Georges-Louis Bouchez a fait travailler l’avocat Marc Uyttendaele sur un recours contre cette désignation, qui sera très bientôt introduit.

Et il reproche à DéFI d’avoir «capitulé», quand le signe est porté par un fonctionnaire, dans le dossier de la Stib qui n’a pas fait appel de la décision du tribunal du travail la condamnant pour avoir refusé d’engager une candidate voilée à un poste administratif.

Mais, en attendant que son comité de gestion se prononce sur le sujet, «les signes, on dit plutôt visibles qu’ostentatoires, n’y sont toujours pas autorisés», signale François De Smet, dont le parti attend du ministre-président Vervoort qu’il introduise le projet promis d’ordonnance sur le prosélytisme religieux sur les lieux de travail.

Et, député fédéral, il accuse le MR de laisser ces signes être portés dans les administrations fédérales, ou à la SNCB, dont les employés qui ne sont pas en contact avec le public s’habillent comme ils le désirent. Il a déposé à la Chambre une proposition «interdisant le port de signes convictionnels visibles», «alors que le MR est au pouvoir au fédéral depuis vingt-cinq ans», récrimine le Bruxellois.

«Pour nous, c’est inacceptable: qu’on nous amène des cas concrets ; nous ferons le nécessaire, comme nous l’avons toujours fait», répond le Montois.

En Belgique, les religions sont une espèce de service public, et ce n’est ni neutre, ni laïque.

Et celui-ci rétorque que DéFI, à Schaerbeek, a laissé à la piscine communale la possibilité d’autoriser des combinaisons, impossibles à distinguer de tenues de plongée ou de triathlon, qui pourraient seoir à des porteuses de burkini. Il s’agit là d’usagères d’un service public.

«Mais il ne s’agit pas qu’elles se plient à la neutralité de l’Etat, il ne faut pas que la réglementation d’une structure publique déroge face à des prescrits religieux, comme c’est le cas ici», pointe le président du MR. «Les obligations ne sont pas les mêmes pour les usagers, et les tenues amples telles que les burkinis sont interdites à la piscine de Schaerbeek. Tant qu’un usager se plie aux règles générales en matière de sécurité et d’hygiène, comme d’être reconnaissable en rue, ou de porter la tenue adéquate dans une infrastructure sportive, ce qui est cependant douteux pour une combinaison quel qu’en soit l’usage, on ne va pas l’embêter», conteste le président de DéFI qui, là, aimerait que se termine la battle.

Elle ne fait en réalité que commencer, tant elle mobilise un électorat jamais avare de likes devant ces nouvelles questions laïques.

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