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La Belgique, pionnière pour taxer les multinationales : pourquoi la moitié des recettes promises ne sera pas perçue (analyse)

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Taxer les multinationales à hauteur de 15% : la Belgique se félicite d’être le premier pays de l’OCDE à appliquer cette mesure internationale visant à limiter l’évasion fiscale. A la clé : 634 millions de recettes pour l’Etat en 2024, promet le ministre des Finances. Mais en pratique, le bilan risque d’être beaucoup plus décevant…

15% d’impôts sur les multinationales en Belgique. En théorie, la machine est lancée. La mesure devrait rapporter la bagatelle de 634 millions d’euros sur la seule année 2024, à en croire les estimations de l’administration fiscale. Sont concernées par cette nouvelle taxation : toutes les entreprises présentes sur le sol belge, réalisant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 750 millions d’euros.

Le texte est en réalité la traduction juridique d’un accord intervenu à Paris entre 138 pays, sous l’égide de l’OCDE, et déjà annoncé en octobre 2021. A l’échelon belge, la Chambre avait ensuite adopté, en décembre dernier, un projet de loi instaurant cet impôt minimum. La mesure doit entrer en application le 1er janvier 2024.

Dans la pratique, les moyens pour assurer que cette taxation soit réellement respectée sont plutôt complexes. En substance, trois types d’impôts sont mis en place pour garantir que les multinationales paient au moins 15% de taxes. Le principal étant « l’impôt national complémentaire. »

Taxer les multinationales: « Une nouvelle arme contre les paradis fiscaux »

« Les règles de l’impôt minimum représentent un tournant dans la fiscalité internationale et mettent enfin un terme à la course vers le bas et aux incitations à l’évasion fiscale », commente le ministre des Finances Vincent Van Peteghem, par voie de communiqué. « Le projet permet aussi de maintenir la compétitivité de certains de nos secteurs belges clés. »

Pour se donner les moyens de ses ambitions, le SPF Finances a recruté pas moins de 116 nouveaux collaborateurs, qui se concentreront sur l’application de cet impôt minimum.

« Il est tout à fait logique que lorsque nos familles, célibataires et entreprises belges soutiennent notre sécurité sociale, les grandes multinationales apportent également leur juste contribution », souligne Vincent Van Peteghem. L’importance de cet impôt minimum ne peut être sous-estimée. Il s’agit non seulement d’une étape historique vers une plus grande justice fiscale, mais aussi d’une nouvelle arme efficace contre les paradis fiscaux.»

Avec cette approbation, la Belgique devient ainsi l’un des premiers pays à inscrire l’impôt minimum global dans sa législation nationale.

« Un véritable casse-tête »

Thierry Litannie, avocat fiscaliste (barreau de Bruxelles, LawTax), estime la mesure « très difficile à mettre en œuvre, dans le sens où il faut appliquer des critères internationaux à des systèmes nationaux extrêmement disparates. Ce n’est déjà pas facile pour les sociétés belges, alors transposer cela à d’autres systèmes fiscaux, c’est un véritable casse-tête », critique-t-il.  

D’autant plus que des failles peuvent toujours apparaître. « On met la charrue avant les bœufs en essayant de supprimer une concurrence fiscale internationale par des systèmes coercitifs. Une réelle volonté internationale d’harmonisation de la fiscalité serait préférable », estime le fiscaliste.

Selon lui, avec l’application plus précoce de cette mesure par rapport à nos voisins, le risque de faire fuir des multinationales de notre sol est évident. « On peut aussi se priver des recettes fiscales de ceux qui étaient tentés de s’installer dans notre pays, et qui ne viendront pas à cause de ce changement. Vu que l’activité mondiales de ces entreprises, elles pourraient vite décréter que le marché belge les intéresse peu. » L’argument de contrer les paradis fiscaux laisse également l’avocat fiscaliste dubitatif. « Il y a déjà énormément de mesures dans notre arsenal législatif qui sont destinées à cela. »

Il ajoute : « Il faut toujours être méfiant vis-à-vis des prévisions de recettes qui sont effectuées sur base de modélisation économique. Ces dernières ne tiennent pas compte des effets d’annonce et/ou d’adaptation. On constate souvent a posteriori qu’entre les espoirs de recettes et les certitudes de trésorerie, il y a un monde de différence. »  

« La Belgique ne sera pas perdante sur le long terme »

Pour Olivier Malay, docteur en économie (ULB/CSC), cette mesure reste un bon pas en avant. « C’est une avancée significative pour réduire une partie de l’évasion fiscale, une des plus grosses réalisées jusqu’à présent. »

L’idée principale étant d’empêcher une série d’arrangements encore très utilisés par les multinationales. « AB Inbev, par exemple, a de nombreuses filiales dans différents pays. Elle organise sa société de façon à ce qu’une majeure partie de ses impôts soient payés dans des pays à faible taux d’imposition. »

Pour l’économiste, il est toutefois peu probable que la Belgique soit victime de départ ou de relocalisation à l’étranger. « En revanche, la Belgique restait intéressante pour les multinationales grâce à des petits mécanismes fiscaux avantageux. Avec l’arrivée rapide de cette mesure, elle sera peut-être davantage boudée pour les transferts de bénéfices, qui transitaient vers notre pays. » Autrement dit, notre pays sera peut-être davantage skippé dans les mécanismes d’optimisation fiscale.

Mais la Belgique ne sera pas perdante sur le long terme, estime le docteur en économie. « Par ailleurs, le mécanisme étant très progressif, nous verrons ses pleins effets sur 3, 5, ou 10 ans. » Prudence, toutefois, sur les prévision optimistes des recettes. « Les multinationales restent malignes : elles engagent les meilleurs fiscalistes pour trouver les failles. Et il y en a. Car entre la première version du texte et l’actuelle, des exceptions ont été ajoutées pour que certaines entreprises puissent tout de même ne pas payer ces 15%. Selon les estimations, entre 40 et 50% des recettes fiscales initialement promises ne seront pas perçues. En réalité, personne ne peut estimer les recette exactes », met-il en garde.

Et de conclure : « Cette mesure est un premier pas : si le taux est relevé à 20%, et que certaines niches sont supprimées, les recettes augmenteront. Il faut voir cette loi comme un processus évolutif. Actuellement, les multinationales font du shopping d’impôts. Ce rapport de force en leur faveur va diminuer progressivement. »

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