Gouvernement De Croo
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Budget fédéral: ces promesses politiques qui oublient la colère des gens (analyse)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Comme chaque année, mais en pire, les attentes soulevées par les débats budgétaires étaient importantes dans tous les secteurs de la société. Et comme chaque année, mais en pire, ces attentes auront été déçues au moment de la présentation du budget. C’est une mythologie belge…

Si les Grecs anciens, lorsqu’ils sacrifiaient un animal à leurs dieux, ne leur en laissaient que les os tandis qu’ils se régalaient de leur juteuse chair rôtie, c’est parce que l’homme avait, un jour, trompé Zeus. Prométhée, c’était lui l’homme, avait laissé le choix au dieu des dieux, entre un tas d’os enroulé d’un sac de belle graisse blanche bien luisante et de beaux morceaux cachés sous de répugnants abats. Le dieu des dieux s’était fait avoir. Il s’était jeté sur les os. Les hommes garderaient la chair.

Des négociations budgétaires en Belgique, que suit traditionnellement, le second mardi du mois d’octobre, la déclaration de politique générale du Premier ministre devant la Chambre, ont des allures mythologiques inversées. Avec les dieux du kern qui, depuis leur Olympe, se disputent de grosses parts de viande dont personne ne parle parce qu’elles sont laides comme des registres de comptabilité par partie double, et avec, en dehors, des Belges modernes qui se passionnent pour des boulettes à l’air gras et à la parure croustillante, mais qui ne contiennent que des bouts d’os.

Dans la mythologie somptuaire belge, ce sont les dieux qui flouent et les vraies gens qui se cassent les
dents.

Spécialement cette année, Alexander De Croo, Prométhée à l’envers, avait levé des promesses. Tous les secteurs, toutes les classes, tous les genres, toutes les tribus, bref, tout le demos s’était mis à revendiquer, comme on souhaite une intervention divine, parce qu’on n’a plus que ça. De grands prêtres avaient parlé de grand accord socioéconomique (Paul Magnette), de compétitivité des entreprises et de sanctions contre les oisifs (Georges-Louis Bouchez), de grande réforme fiscale (Sammy Mahdi), d’accélération de la transition énergétique (Jean-Marc Nollet), Alexander De Croo n’avait pas dit le contraire, et pendant les semaines, puis les jours, puis même les heures, qui avaient précédé la déclaration de politique générale, mardi 11 octobre, à 14 h 15, à la Chambre, chacun s’attendait à voir descendre de l’Olympe un énorme festin grillé au bon tonnerre de Zeus. Un truc avec de la viande pour les viandards, mais aussi d’autres choses pour ceux qui voulaient autre chose.

De l’énergie pour ceux qui avaient besoin d’énergie, du grain à moudre pour les boulangers, des économies pour beaucoup d’économistes, des dépenses pour autant de penseurs, mais aussi des salaires
pour les salariés, des pensions pour les pensionnés, des allocations pour les allocataires, des exonérations
d’impôts pour les imposés, des aides aux entreprises pour les entreprises, de l’indépendance pour les indépendants, des libéralités pour les professions libérales, des indexations pour les indexés et des désindexations pour les indexeurs, et ainsi de suite jusqu’à l’infini.

Il y allait tout avoir avec son contraire, et Prométhée, qui ne pouvait rien faire d’autre, promettait.

Alexander De Croo lors de la conférence de presse, mardi, présentant le budget de son gouvernement. BELGA PHOTO ERIC LALMAND © Belga

Et alors Alexander De Croo allait puiser dans la citerne des formules rituelles. Celle qui fait de chaque budget un temple d’attentes puis une acropole d’attentes déçues, mais en encore plus lourd cette année. Ces formules rituelles qu’on appelle le spin, comme manipuler ou raconter, en anglais. Le spin, c’est le cadrage, servant les intérêts de celui qui l’impose, d’une situation. C’est la graisse blanche qu’on fait ruisseler, autour d’un tas d’os ou pas, pour avoir l’air appétissant, et pour que l’autre semble dégoûtant.

Mais les feux et les contre-feux des uns et des autres ont des conséquences sur ce qu’entoure cette séduisante graisse blanche. Le premier, cette année, à avoir invoqué cette formule, est évidemment Alexander De Croo, qui se positionnait en grand ascète en promouvant une « sobriété politique » qui, bien qu’en fait fort chiche en protéines, était appelée de toutes parts. Les émoluments des ministres seront réduits de 8 % (un peu plus de 400 000 euros d’économies annuelles), la dotation des partis politiques sera congelée et, disent les tableaux budgétaires, « le gouvernement demandera au Sénat de lui soumettre un scénario de suppression progressive » qui devrait épargner 7,5 millions dès 2023 et autant l’année suivante.

Ceci compterait pour un peu de blanc de boeuf.

Mais le spin souvent s’annule et se contredit, si bien que le cadeau des dieux aux gens se vide de sa charge protidique tant les premiers se disputent sur ce qu’ils veulent montrer aux seconds.

Deux milliards enlevés du sac de viande

La plus grandiloquente, cette année, à avoir invoqué cette formule, est Tinne Van der Straeten. La ministre
de l’Energie, le 2 octobre au soir, déposait au kern une note sur les surprofits dont elle estimait le rendement à près de cinq milliards. Les fuites dans la presse, dont elle était heureuse, servaient son image de verte au grand coeur.

Les autres, qui depuis deux ans veillent à la dépeindre en incompétente et en hérétique, ne pouvaient le supporter. Ils refusèrent ses objectifs et ses moyens sur les surprofits. Et les fuites dans la presse, dont,
principalement les libéraux francophones et les sociaux-chrétiens flamands étaient heureux, ramenèrent
le rendement apparemment prévu à 860 millions d’euros, dans les journaux du matin du 10 octobre. Le lendemain, il était remonté à plus de trois milliards. En une petite semaine, près de deux milliards avaient été perdus sur les surprofits, enlevés du sac de viande, pour que chacun s’égratigne à coups de spin.

Alexander De Croo, qui savait assez compter pour se rappeler qu’il était aussi libéral, trouva que c’était le moment d’en avoir un peu l’air.

Tous, dans les divinités secondaires et les grands dieux, s’adonnèrent à ce rite du spin, si bien que les os bientôt supplantèrent la viande.

Le ministre des Finances CD&V, Vincent Van Peteghem, vendredi matin, s’en vint portant un projet impromptu de six milliards d’euros de réforme fiscale. Les fuites dans la presse flamande, dont il était
heureux, en firent un courageux abaisseur d’impôts confronté à l’incompréhension de méchants démons. Puisqu’il en était ainsi, le vice-Premier ministre MR David Clarinval répondit qu’il voulait alors qu’on parle aussi de réforme du marché du travail et de sanctions pour les chômeurs. Les fuites dans la presse, dont les libéraux étaient heureux, les placèrent en défenseurs de la valeur travail contre les oisifs de gauche. Le vice-Premier socialiste Pierre-Yves Dermagne n’aimait pas ça. Il refusa tout. Alexander De Croo, qui est libéral mais qui sait assez compter pour savoir que le Parti socialiste est le plus grand de sa coalition, n’accepta rien, et c’est d’ailleurs ainsi que se termina, aigrement, la journée de vendredi.

Le spin socialiste allait raconter d’autres choses, lui. Au PS, on voulait augmenter la taxe sur les comptes titres, s’assurer qu’un impôt minimal sur les multinationales soit perçu, que l’avantage fiscal sur
les secondes résidences soit supprimé, que la taxe bancaire soit augmentée, et des fuites dans la presse,
dont les socialistes étaient heureux, le signalèrent.

Mais Alexander De Croo, qui savait assez compter pour se rappeler qu’il était aussi libéral, trouva que c’était le moment d’en avoir un peu l’air, et décida de proposer la fin de la péréquation des pensions des fonctionnaires. La mesure allait, la première année, toucher, à 98 %, des retraités de l’enseignement flamand, qui y perdraient quelque nonante euros mensuels de revenu réel. Le CD&V qui pourtant disait
qu’il était de centre-gauche ne dit rien, Frank Vandenbroucke qui jadis était socialiste ne dit rien non plus,
alors c’est Pierre-Yves Dermagne qui s’y opposa et qui fit interrompre la séance, pas parce que ses électeurs étaient des fonctionnaires retraités flamands, mais parce que dans les années suivantes le tour des siens viendrait.

Alors on ne supprimerait pas la péréquation des pensions des fonctionnaires, mais les fuites de graisse blanche dans la presse, dont Alexander De Croo fut heureux, firent état de sa volonté, et de la résistance socialiste, dont Pierre-Yves Dermagne fut heureux. Le lendemain matin, les quatre exigences socialistes avaient disparu du sac de viande, avec les trois cent millions d’économie promis en cas de suppression de la péréquation. Ainsi, compensation de la perte de la péréquation, que les quelques centaines de millions que Georges Gilkinet réclamait pour refinancer le chemin de fer, dont des fuites dans la presse avaient parlé et dont les écologistes avaient été heureux.

Les trois petites boulettes socialistes

Il fallut tout remettre en tas et ce n’était pas bien gras, toute la chair avait été arrachée par mille petits coups de spin, on allait quand même engager le ministre des Finances à présenter des éléments de réforme fiscale avant la fin de l’année, promettre au vice-Premier ministre libéral qu’on verrait bien au début de l’année prochaine si on ne redemanderait pas aux socialistes s’ils sont bien sûrs de ne pas vouloir faire le contraire de ce qu’ils veulent faire, et qu’on n’avait d’ailleurs pas pu faire sans eux dans le
gouvernement de Charles Michel.

Les écologistes, qui allaient sans doute devoir garder un ou deux réacteurs nucléaires de plus en activité, allaient obtenir, c’était promis, trois milliards d’ici à dix ans pour le chemin de fer.

Et alors les socialistes, eux, allaient perdre leur hausse de la taxe sur les comptes-titres mais garder leurs
trois petites boulettes
– l’impôt minimal sur les multinationales promet 268 millions, l’augmentation de la taxe bancaire 111 millions, et la fin de l’avantage pour les secondes résidences six millions en 2024.

Et puis les écologistes, qui allaient sans doute devoir garder un ou deux réacteurs nucléaires de plus en activité, allaient obtenir, c’était promis, trois milliards d’ici à dix ans pour le chemin de fer.

On était même plus sûr qu’il restait de la belle graisse blanche pour garnir ce tableau un peu triste. Le gras des aides ayant déjà été débité avant même de pouvoir commencer à discuter, il ne restait plus que des petits os sur lesquels grignoter. On le savait d’avance et personne n’en était heureux, ni chez les dieux ni chez les gens.

Et pourtant Prométhée promettait. Ou avait laissé promettre.

Comme chaque année en mythologie belge, mais en un peu pire.

Comme si là-haut dans l’Olympe du 16 rue de la Loi, on avait oublié qu’après avoir été trompé, Zeus avait condamné Prométhée à se faire dévorer le foie tous les jours jusqu’à la fin des temps. Ou comme si, ne craignant pas la colère de Zeus, on avait oublié de craindre les colères des vraies gens.

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