ordres de quitter le territoire OQT
Nicole de Moor et Alexander De Croo

Les ordres de quitter le territoire trop peu appliqués en Belgique? « On se bat contre un moulin à vent »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

L’attentat terroriste survenu à Bruxelles relance le débat politique sur l’application des ordres de quitter le territoire. Derrière la clarté des dernières statistiques, qui laissent entrevoir une certaine impuissance de l’Etat, la question du droit des étrangers « nécessite une complexité » dans son approche. Analyse.

Le profil du terroriste qui a abattu deux personnes à Bruxelles interpelle le monde politique belge. Originaire de Tunisie, en séjour irrégulier en Belgique, il était sous le coup, depuis 2021, d’un ordre de quitter le territoire (OQT) en raison d’une demande d’asile refusée un an auparavant. L’affaire interroge, révolte au vu des conséquences dramatiques, et relance en tout cas le débat sur une mesure qui, pour certains, n’est pas suffisamment appliquée dans le pays.

« Des voies ont toujours existé pour dénoncer le fait que les ordres de quitter le territoire ne sont pas suffisamment exécutés. Cela a toujours été vrai, de la même manière que des gens commettent des excès de vitesse malgré les limitations, illustre Sylvie Sarolea, professeur à l’UCLouvain et spécialiste du droit des étrangers. Comme pour toute norme individuelle ou collective, prolonge-t-elle, des personnes ne les respectent pas. On ne note cependant pas d’aggravation générale dans l’exécution des OQT, ni d’augmentation de leur nombre. »

Ordres de quitter le territoire : une impuissance de l’Etat ?

Leur nombre, d’ailleurs, quel est-il ? Les derniers chiffres fournis par l’Office des étrangers (ODE) sont les suivants : sur les 25.292 personnes sommées de quitter le territoire en 2022, seuls 7.410 l’ont effectivement fait, dont 2.673 sur base volontaire, et plus de 2.900 dans le cadre de retours forcés.

Doit-on voir dans ces chiffres une impuissance de l’Etat à faire exécuter ses propres ordres de quitter le territoire ? « Au contraire, ce ratio me paraît exceptionnel, estime Céline Verbrouck, avocate spécialisée en droit d’immigration belge (Altea). Ces personnes n’ont pas d’autre choix que d’être ici, poursuit-elle. Certaines sont dans un labyrinthe des procédures et n’ont pas encore trouvé le chemin le plus adapté à leur situation. Ces statistiques ne reflètent donc pas une défaillance de l’Etat, mais plutôt une multitude des situations complexes et individuelles », avance-t-elle.

Il est certainement souhaitable qu’il y ait davantage de suivi des personnes qui ont reçu un OQT, mais cela nécessite des moyens énormes.

Sylvie Sarolea

Si l’on prend le problème par l’autre bout, on peut aussi se demander pourquoi la majorité des personnes visées par un OQT ne l’exécutent pas ? Pour Sylvie Sarolea, les raisons sont multiples. « Soit elles ont des mauvaises intentions -c’est une infime minorité-, soit elles trouvent cet ordre profondément injuste, soit elles évoquent une mauvaise compréhension des autorités quant au danger qui les guette dans leur pays d’origine, ou encore parce qu’elles sont sur le territoire depuis des années et qu’elles se sont intégrées entre-temps », énumère-t-elle.

La question de l’accompagnement des OQT doit toutefois être soulevée, remarque la spécialiste du droit des étrangers. « Il est certainement souhaitable qu’il y ait davantage de suivi des personnes qui ont reçu un OQT, mais cela nécessite des moyens énormes. Pas nécessairement de répression, mais surtout d’accompagnement des parcours individuels. »

Ordres de quitter le territoire : « Une complexité nécessaire »

Pour l’avocate Céline Verbrouck, au vu de la multitude de situations juridiques -possibilité de recours suspensif, diverses voies d’accès au séjour- le droit des étrangers est devenu complexe et souffre souvent de mésinformation. « Cette complexité du droit est nécessaire. On ne peut pas caricaturer la situation de chaque étranger, sous peine de tomber dans le populisme. Il faut des marges de manœuvre et une adaptabilité dans les procédures, accompagnée d’un éducation permanente », plaide-t-elle.

Cette complexité du droit est nécessaire. On ne peut pas caricaturer la situation de chaque étranger, sous peine de tomber dans le populisme.

Céline Verbrouck

Sylvie Sarolea reconnaît pour sa part que les procédures réparties entre l’Office des étrangers (ODE) et le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), les deux principaux organismes concernés, sont (trop ?) complexes. Une complexité qui ne profite pas pour autant au demandeur, selon elle. « On parle d’une décision du CGRA, et de la possibilité d’un recours devant le juge, c’est tout. Par contre, ajoute-t-elle, les chiffres montrent que beaucoup de demandeurs d’asile, une fois leur première procédure terminée, formulent une nouvelle demande, avec des éléments nouveaux, qu’ils soient personnels ou géopolitiques. »

Négocier des accords par pays ? L’idée divise

Politiquement, en tout cas, le sujet est brûlant. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, appelle à davantage négocier avec les pays concernés. « S’ils refusent leurs ressortissants illégaux, il faut pouvoir mettre un stop à la délivrance de visas et à la coopération au développement. Evidemment, c’est une posture politique qui n’est pas simple », déclare-t-il sur TV5 Monde.

« L’Etat réalise ce genre de négociations depuis des années, indique Céline Verbrouck. Même sous Melchior Wathelet, qui négociait avec les pays d’ex-Yougoslavie. Plus récemment, regardez comment Francken avait négocié avec des Etat voyous. Ce genre d’accord sent toujours mauvais. »

Cela fait des années que l’ODE s’interroge sur la manière de coopérer avec les pays d’origine, et l’éthique qui doit y être appliquée. Mais la négociation a des limites.

Sylvie Sarolea

« Il faut toujours se méfier des personnes, qui, lorsqu’un fait d’actualité génère une émotion terrible dans l’opinion, se présentent comme ayant la solution simple à laquelle personne n’avait pensé », juge Sylvie Sarolea. Cela fait des années que l’ODE s’interroge sur la manière de coopérer avec les pays d’origine, et l’éthique qui doit y être appliquée. Mais la négociation a des limites. On l’a vu avec l’affaire soudanaise, où la Belgique avait mis en danger des ressortissants étrangers en divulguant leur nom auprès de leur pays d’origine », rappelle-t-elle.

Pour la spécialiste du droit des étrangers, invoquer le refus généralisé de délivrance de visas dans une négociation ne sera jamais un prétexte juste. « C’est comme si, sous prétexte que des gens commettent des excès de vitesse, on interdisait à Georges-Louis Bouchez d’avoir une voiture ».

Manque de moyens et transfert d’informations défaillant ?

Le bourgmestre empêché de Schaerbeek Bernard Clerfayt (DéFi) va encore plus loin, et demande la démission de la Secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration Nicole de Moor. Sur X, il évoque « des défaillances dans l’inscription des demandeurs d’asile, dans la transmission d’informations aux autorités locales, ainsi que dans le suivi des personnes dangereuses par l’office des étrangers. »

« Le manque de transfert d’informations vers les communes n’est pas du ressort de l’ODE : cet organisme n’est ni un juge d’instruction, ni le seul responsable de la sûreté de l’Etat », répond Sylvie Sarolea.

Le pognon est mis dans les centres fermés et dans les expulsions, davantage que pour le traitement des demandes.

Céline Verbrouck

« Le gouvernement belge met le focus absolu sur le retour concret des étrangers illégaux. Le pognon est mis dans les centres fermés et dans les expulsions, davantage que pour le traitement des demandes », lance sans détour l’avocate Céline Verbrouck. Que l’opinion publique ne s’inquiète pas : la Belgique travaille pour que toute personne qui est jugée indésirable s’en aille. »

C’est aussi la direction majeure prise par l’Europe, avec la ‘directive retour’. « Il existe ensuite une gradation, pour les gouvernements, d’utiliser des moyens plus ou moins coercitifs. Mais en se focalisant uniquement sur le retour (des étrangers en situation illégale, NDLR.), on se bat contre un moulin à vent, en créant des injustices et des frustrations. Les actes violents ne sont que le reflet des frustrations », estime enfin l’avocate.

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