© Frédéric Pauwels/Huma

Le retour du baby-foot

Il se fait plus rare dans les cafés mais gagne du terrain dans les foyers. Le « bon vieux » kicker revient et s’impose comme le jeu convivial par excellence. Tandis que la Belgique vient juste de remporter le championnat du monde de baby-foot.

Vingt-deux bimbos en minijupe, les seins coniques moulés sous un tee-shirt rose se disputent le ballon sur un terrain de football. Un match pour lequel quelques happy few ont déboursé 10 000 euros. Un match ? Plutôt une table : celle d’un kicker où les classiques figurines sont ici des poupées Barbie. D’où le nom de cette £uvre : Barbie foot, exposée actuellement au Grand Palais, à Paris. Si le modèle a fait un bon « buzz » (il s’en vendait à Noël au prix de 29 000 dollars), d’autres créateurs s’en étaient déjà inspirés. Ces designers ne sont pas les seuls à l’origine de la mise en vogue de ce passe-temps de bistrot qu’est le kicker : des bars, surtout branchés, ont installé des modèles nettement moins chers. Symbole de ce que ces lieux entendent être : des espaces de convivialité. Ce qui est après tout l’ADN d’un baby-foot.

Dans un monde numérique, marqué par plus d’individualisme, sur fond de retour nostalgique au populaire, à l’image du succès de la Fiat 500 ou de l’engouement pour le design industriel, le kicker est un atout en temps de crise. « Je voulais un kicker qui sente la clope », raconte Patrick, 36 ans. Il en évoque, des souvenirs de ce jeu, pour ces trentenaires et ces quadras qui aspirent à s’en acheter un. Car, depuis un temps très récent, les bistrots et les collectivités ne forment plus à eux seuls la clientèle des fabricants de baby-foot. Ils sont concurrencés par les particuliers. « Un phénomène assez remarquable », note Bruno Henry, directeur de la société Hendroumatic, qui fournit les cafés depuis 2001. « Le kicker s’inscrit dans cette tendance de société à rester davantage chez soi, à cocooner. Son succès s’est accentué avec le débarquement à la maison des écrans qui isolent. Les gens cherchent la convivialité », poursuit-il. Mais les professionnels du secteur rappellent aussi que le nombre de cafés diminue considérablement, que le prix de la bière augmente sans cesse et que la loi anti-tabac fait disparaître les derniers clients… « Monsieur et Madame Tout-le-monde le mettent chez eux pour jouer en famille ou entre amis. Des entreprises et des écoles s’équipent aussi. » Tel François, 39 ans, qui a acheté un ABC sur eBay. « C’est un apéro amélioré. » « Un baby-foot dessiné par un créateur, tel Philippe Starck, en vitrine chez Kare Design, débarquant tout fatigué dans les foyers s’inscrit dans cette mouvance actuelle de réappropriation de la culture populaire par l’élite, à l’image des machines à café de bistrot, de l’écran de cinéma devenu home video », analyse la sociologue Perla Serfaty-Garzon, spécialiste de l’étude du chez-soi.

On croyait le bon vieux « kick » mort parce qu’il avait disparu des bars. On se trompait. Il a trouvé refuge ailleurs. Celui d’Abdel a envahi son salon. Le célibataire de 28 ans, « d’un très bon niveau », a dépensé 1 250 euros pour un Jupiter 7 étoiles d’occasion. « J’en rêvais depuis l’âge de 15 ans. Il y a même, sur les quatre coins, les cendriers d’origine pour poser son mégot. » Chez Sara, une Bruxelloise de 39 ans, le visiteur ne tombe pas tout de suite sur ce Black Diamond, autour duquel ses deux fils tapent régulièrement la balle. Sa nouvelle acquisition a pris ses quartiers dans le sous-sol de la maison, « mais si j’avais de la place, je le mettrais dans le salon », admet-elle. Et pour cause, on dit de cet objet que c’est un bon « WAF » ( wife acceptance factor, le seuil d’acceptation par la femme de produits et d’innovations électroniques dans l’habitat). Historiquement loisir des hommes qui ont longtemps espéré l’avoir à portée de main, donc dans la maison, le baby-foot était refusé par les femmes pour lesquelles il faisait tache dans la décoration. Mais depuis que les fabricants réalisent des éléments très élégants – jusqu’à en faire un meuble de rangement, voire une table à manger -, ils plaisent aux femmes. « Parfois, ce sont même elles qui choisissent : elles l’offrent en cadeau à leurs maris », confirme Bruno Henry.

Si le kicker est monté tout pimpant de la cave au salon, c’est aussi parce qu’il représente un agréable moment de rencontres, teintée d’une touche de nostalgie. « C’est clairement la mémoire de ma ville et de mon enfance. Chaque samedi, avec mes parents, on allait au café. Je passais la soirée à mendier 20 francs pour y jouer », commente Patrick, qui s’est offert le même modèle que celui sur lequel il jouait quand il était gamin comme cadeau d’anniversaire. Quand ses amis débarquent, ils retombent avec joie dans leur jeunesse. « Plusieurs copains veulent aussi s’en acheter un, et on s’est mis en tête d’organiser des tournois de kicker. » Chez Sara, le baby-foot tient par ailleurs un rôle éducatif : « Nos adolescents sont happés par les écrans : en jouant, nous préservons l’aspect humain. On s’amuse bien tous les quatre. On provoque, on râle, on perd… Il y a de vraies valeurs. »

La Flandre, terre du kicker

En Flandre, les cafés, eux, résistent, et les parties nocturnes mêlent garçons et pas mal de filles. Ainsi le Nord compte sur les 188 clubs enregistrés (et 10 000 licenciés) pas moins de 130 clubs. Le Limbourg demeure un excellent centre de formation du coup de poignet, une région où les kickers trônent encore dans les cafés. « C’est terrible, même les Bruxellois s’en vont jouer en Flandre », note Hakim Azzouzi, qui se lancera cette année dans une tournée des bars bruxellois. But : recruter des jeunes joueurs.
Si le baby-foot se fait rare dans les cafés, à Bruxelles et en Wallonie, certains bistrots en ont quand même conservé un. Ou bien ils en font l’acquisition, comme, dans la capitale, les branchés Waff et Zonneklop. A Bruxelles, il y aurait à peine une vingtaine d’adresses. Chanceux, Fadil et Arnaud habitent à côté d’un café qui en possède deux, Le Montmartre, dans le quartier du cimetière d’Ixelles. Même si les baby-footeux les considèrent comme extrêmement éprouvés, rares sont les moments où la table est libre. Ce soir-là, ils affrontent à l’improviste deux « semi-pros ».

Autre particularité du kicker : la rencontre inattendue. Il suffit de débarquer et de décider de proposer une « rattaque » (1 euro sur le coin du baby-foot servant à payer la prochaine partie), pour se retrouver en face de parfaits inconnus, venus juste pour le plaisir du match. « Le baby-foot rassemble les gens, quels que soient leurs origines, leur sexe, leur langue », précise Hakim Azzouzi, joueur élite, en D1, au KC Les Boas, à Jette. Au Pavillon, haut lieu du coup de poignet, à Anderlecht, on retrouve jusqu’à tard dans la soirée autour du kicker, des hommes et des femmes, des chômeurs, des banquiers, des jeunes, des moins jeunes, des chauffeurs, des fonctionnaires, des infirmiers… Pour le plus grand plaisir du patron, Jean « Le Grec », qui alourdit sa caisse à chaque fois que des baby-footeux viennent taper la balle. Au Claridge, à Ganshoren, les joueurs de D1 carburent plutôt au café. Ils sont là pour se préparer aux tournois. « A Bruxelles, les jeunes ne jouent plus au kicker. Ce sont plutôt les trentenaires et les quadras qu’on retrouve autour des tables », regrette Hakim Azzouzi. Cependant, paroles de baby-footeux, nul besoin d’aimer le football pour apprécier le kicker. Pour preuve : « Ce qui me plaît dans ce jeu, avoue Fadil, 19 ans, c’est de pouvoir jouer au foot avec les mains. »
SORAYA GHALI

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