L’avez-vous remarqué? En 40 ans, les politiques sont de moins en moins laids

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Good bye, Laideur! En ces temps de politique-spectacle, de pipolisation et de mise en scène permanente, les exigences sont toujours plus élevées par rapport au comportement, et même à l’apparence, de nos dirigeants. Ces aspirations à la beauté, physique et morale, ne peuvent qu’être déçues: L’Allemagne de l’Est a l’Ostéalgie, nous avons la laidalgie.

Le contexte

1983-2023 : cette année, Le Vif (qui ne s’appellera désormais plus L’Express) fête ses 40 ans. Plutôt que de parler de lui, le magazine a décidé de faire ce qu’il a toujours fait de mieux : décoder la société belge. Comment a-t-elle évolué, ces quatre dernières décennies ? Réponses dans notre numéro spécial.

Marx disait que le capitalisme faisait naître en son sein les contradictions qui mèneraient à sa perte. C’était là une des intuitions les plus malheureuses du vieux Karl: le capitalisme ne s’est pas effondré comme le prévoyait sa certitude.

En revanche, il avait en matière de style un certain pif. Sa beauté ténébreuse, dit-on, faisait des ravages dans l’Allemagne des années 1830-1840. Sa vêture sombre et sa voix forte, ses grands yeux noirs et sa bouche lippue, encadrée au fil du temps par une chaleureuse barbe de hipster, l’auraient bien mis, ici, parmi les mâles les plus fashionable du parvis de Saint-Gilles ou même de la place Stéphanie, près de 190 ans plus tard.

L’esthétique du matérialiste dialectique aurait même dénoté, vers 1983, à un bureau de parti, à la table d’un gouvernement ou à la tribune d’un parlement, il y a quarante ans, au moment du lancement du Vif.

Là, d’ailleurs, gît une contradiction qui n’aurait pas déplu à un célèbre communiste trévois, car elle est possiblement destructrice: c’était le temps où le monde politique était plus laid, mais plus aimé. Il n’était pas beau à l’extérieur. Il n’était pas beau à l’intérieur. Mais il était plus respecté, et même aimé.

Jeter un œil, possiblement nostalgique, aux vieilles images, fixes ou animées, aux grises photos de famille des gouvernements et aux ternes archives des débats télévisés suffit à s’en convaincre. On peut avoir adoré Jean Gol ou Guy Spitaels, Wilfried Martens ou André Cools, Louis Michel ou Jean-Claude Van Cauwenberghe sans devoir les figurer en gravures de mode et même pas non plus en jolis garçons.

Les hommes monopolisaient la décision politique, et ceux qui occupaient le devant de la scène politique en 1983 portaient de moches costumes et se coiffaient très mal, et puis leurs lunettes étaient vraiment affreuses, mais on en dira à coup sûr autant des hommes et des femmes politiques de 2023 en 2063 -le style est une gamme d’artifices que le temps toujours déclasse.

En revanche, les caractéristiques biologiques de la beauté, mesurables en laboratoire, témoignent sur ce plan d’une incontestable supériorité des politiciens actuels. Il y a quarante ans, les silhouettes étaient plus épaisses, les foulées moins athlétiques, les crânes moins chevelus, les bouches moins dentées, les dents moins soignées et les regards plus vitrés.

Il n’y a pas de statistiques biométriques sur cet échantillon spécifique de la population belge, mais le plus distrait recensement ne pourrait que constater que les bureaux de parti, les parlements et les gouvernements d’aujourd’hui dénombrent davantage de cheveux, de dents, qui sont plus régulières, ainsi que moins de kilos, des yeux moins obstrués et des muscles mieux exercés que ceux de jadis. Il est d’ailleurs révélateur que l’homme d’hier correspondant le plus aux canons d’aujourd’hui était celui dont la position politique s’appuyait le plus sur la popularité personnelle et sur sa traduction électorale, les voix de préférence: l’ancien vice-Premier ministre puis ministre des Affaires étrangères Leo Tindemans (CVP).

C’était le temps où le monde politique était plus laid, mais plus aimé.

La beauté extérieure et une apparence soignée sont devenus une exigence absolue, que certaines exceptions, un chauve ici, un rondouillard là, on ne citera pas de nom ça ne sert à rien, ne contredisent aucunement. Ces exceptions que l’on ne citera pas intègrent d’ailleurs délibérément leur style à leur marque politique, et spectacularisent parfois les transformations, présentées comme vertueuses, de leur apparence.

Cette exigence impose l’exposition d’un mode de vie que la médecine démontre implacablement comme plus sain, où l’on boit moins et où l’on ne fume presque plus, et où on le cache lorsqu’on le fait, où l’on fait du sport, et où on le montre lorsqu’on en fait, toujours en déplorant n’en faire pas assez.

L’image comme partie d’un message politique est une paradoxale injonction contemporaine, irrésistiblement importée des Etats-Unis, pays d’obèses portant des joggeurs qui se filment au pouvoir, qui n’a jamais élu de femme à sa présidence et dont le bureau ovale n’a plus été occupé par un chauve ou par un gros depuis l’apparition de la télévision.

Or, cette nécessité du beau, tel que socialement reconnu, se prolonge toujours, et se coince de plus en plus. Elle produit alors une contradiction d’une dialectique beauté et d’une destructrice efficacité.

Cette nécessité du beau se prolonge vers la beauté intérieure, qu’elle exige toujours plus vertueuse. Et elle se coince dans une impossible poursuite, parce que plus les mœurs politiques sont régulées, plus les limites sont posées et moins leur dépassement est toléré. La transparence, de plus en plus imposée par les temps, rend toujours moins tolérable ce qu’elle expose. C’est ainsi que les générations politiques précédentes, à la fois esthétiquement moins tenues et éthiquement plus relâchées, étaient plus appréciées de la population que celle des années 2020, contrainte de se soigner et surveillée pour qu’elle ne se méconduise pas trop. En bref, ils n’ont jamais été aussi beaux, et pourtant on ne leur a jamais autant demandé de dégager. On ne dira pas que leurs comportements sont plus nobles, qu’ils sont moins vicieux, que tout va bien, que tout le rejet dont s’affligent le système politique et les personnes qui l’incarnent est immérité.

Mais si on ne peut pas contester que les politiciens et politiciennes sont moins aimés, et même moins respectés, que ceux d’hier, ce n’est pas parce qu’ils sont plus pourris maintenant qu’ils ne l’étaient avant. Les maux les plus généralement reprochés au monde politique d’aujourd’hui, indistinctement rangé sous le dépréciatif terme de «classe politique» ou la vilaine injure de «caste», étaient-ils vraiment moins répandus il y a quarante ans?

Ils et elles sont plus beaux que leurs prédécesseurs, c’est sûr.

Ils sont moins respectés, c’est certain.

Mais… sont-ils pour autant plus dynastes?

Pour qu’il y ait une caste, il faut qu’il y ait des héritiers. Les fils de leur père sont nombreux en politique et c’est une tradition belge de les élire et de les contester. Mais il faudrait que les fils soient bien naïfs pour trouver le monde de leurs pères moins cadenassé par les héritiers. Que cette engeance ouvre une gazette eighties, qu’elle voie le fils de Joannes De Croo interpeller la fille de Paul-Henri Spaak devant l’aîné de Gaston Eyskens, ou le rejeton d’André Van Cauwenberghe s’en prendre au gamin de Fernand Dehousse sans que le fils de Charles Moureaux parvienne à les réconcilier, et elle comprendra que la Belgique politique de ceux-ci n’était pas moins l’apanage de dynastes que celle des Michel, Ducarme, Maingain, Moureaux, De Croo ou Van Cau.

… sont-ils pour autant plus vénaux?

Pour pouvoir contourner des règles, il faut qu’elles existent. Il n’y avait, dans les années 1980, aucune législation encadrant le financement des partis politiques, qui allaient trouver tout l’argent qu’ils pouvaient, surtout chez des entreprises qu’ils pouvaient alors promettre de favoriser, et qui le dépensaient comme ils voulaient tant qu’ils ne contrariaient pas leurs financiers.

C’est un ancien ministre qui regrettait les campagnes d’antan, où les candidats les plus fortunés offraient les cadeaux les plus baroques à leurs électeurs potentiels.

Il regrettait moins cet autre souvenir qu’il gardait, d’Albert Frère, venant parfois, sans que cela pose le moindre problème d’éthique ou de légalité, signer un chèque à la fédération locale de son parti. Les partis politiques sont aujourd’hui beaucoup trop financés, mais au moins cet argent-là est-il, parce qu’il est public, à la fois tracé et limité.

Et si les mandataires électifs, députés et ministres, se forcent, périodiquement, et sous les insultes, à baisser leurs émoluments ou à contraindre leurs mirifiques pensions de retraite, c’est nécessairement que ceux de leurs prédécesseurs étaient plus élevés, quand, pense-t-on, c’était mieux avant.

Cette pluie d’argent public, conséquence d’une nécessaire et délétère moralisation, rend possibles les unanimes déplorations de déplorables affaires de prévarication du XXIe siècle, où l’on avait la carte de crédit légère quand on était échevin d’Anvers, ou la présence évasive quand on était membre d’un comité de secteur à Liège, ou la chaudière à Carcassonne facile quand on était échevin à Charleroi.

Le temps qui passe et la colère qui reste en ont effacé les années 1980-1990. Or, en Belgique comme ailleurs, celles-ci furent des décennies de délirante collusion entre gangstérisme et politique. Celles où un ancien Premier ministre faisait livrer, sans dire d’où venaient les fonds, 63 millions de francs à des malfrats qui l’avaient kidnappé. Celles où un secrétaire général de l’Otan, et ancien président socialiste flamand, devait démissionner dans une affaire d’achat d’hélicoptères militaires. Celles du corps chaud d’un socialiste liégeois ramassé sur un parking de Cointe. Celles de scandales de corruptions oubliés d’hier, dont on n’aurait pas idée aujourd’hui, même après une Coupe du monde de football au Qatar.

… sont-ils pour autant plus machistes?

Pour qu’il y ait un privilège, il faut qu’il y ait des privilégiés. Ils restent masculins, dans la Belgique de 2023. Mais la pesanteur de ce privilège va largement en se réduisant. Il n’y avait en Belgique que quatre femmes ministres en 1983, elles sont aujourd’hui 24, même si aucune ne dirige de gouvernement, et même si, dans un exécutif fédéral où elles sont majoritaires, il n’y en a qu’une (l’écologiste flamande Petra De Sutter) à siéger au kern. Depuis les élections de 2019, les femmes occupent, en moyenne, 41% des parlements du pays. Elles étaient moins de 10% après celles de 1981.

La raison de ce progrès inabouti tient en un mot dont l’efficacité fut contestée par ceux qui en craignaient les effets: quotas. Les listes de candidatures électorales doivent aujourd’hui, légalement, compter autant d’hommes que de femmes, et les gouvernements unisexes sont désormais proscrits. Les derniers biais, qui permettent aux partis d’entretenir leur domination, sont connus, et la manière d’y répondre aussi.

Il faut des quotas encore plus stricts et des règles encore plus contraignantes. Les femmes se trouveront, alors, à armes de plus en plus égales pour bannir des sphères du pouvoir les paroles et les actes sexistes encore trop tolérés.

… sont-ils pour autant plus cumulards?

Pour supprimer un avantage, il faut qu’il existe. Et donc que les prédécesseurs en aient profité. Les mandats, aujourd’hui, sont plus nombreux. La Belgique pas encore complètement fédérale comptait 442 parlementaires (à la Chambre, au Sénat, au Conseil culturel de la Communauté germanophone, et au Parlement européen) et 43 ministres (aux échelons national, flamand, wallon, de la communauté française) en 1983. Au fil des réformes de l’Etat, le nombre de mandataires a augmenté, mais moins que ce qu’une impression répandue d’hyperinflation laisse penser.

On dénombre aujourd’hui 473 parlementaires (à la Chambre, au Sénat, au parlement wallon, au parlement bruxellois, au parlement flamand, au parlement de la Communauté germanophone et au Parlement européen) et 55 ministres (aux niveaux national, flamand, wallon, bruxellois, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Communauté germanophone).

Mais à l’époque, le cumul était incomparablement plus répandu, ne serait-ce que chez les députés, qui siégeaient à la fois à la Chambre et dans les assemblées fédérées: il faut alors imaginer les taux de présence et l’implication dans les débats nationaux des parlementaires spécialisés dans les questions régionales ou communautaires… Et surtout, au fil du temps, des privilèges ont été supprimés, qu’ils soient financiers – on ne peut plus empocher davantage que 150% de l’indemnité parlementaire avec d’autres mandats – ou fonctionnels, puisque plusieurs séries d’incompatibilités – avec des fonctions locales, certaines affaires dans le privé, des mandats dans des structures publiques ou parapubliques – ont été introduites.

Le mouvement de lutte contre les cumuls semble irréversible, et même continu: à chaque entame de législature, à chaque niveau de pouvoir, de nouveaux cumuls, autrefois encouragés, puis tolérés, sont proscrits, et chaque parti, dans son coin, s’impose ceux que ses concurrents refusent de faire passer. Outil de transparence autant que de mauvaise publicité, les déclarations de mandats sont désormais obligatoires, sous peine de destitution, pour plusieurs milliers de personnes en Belgique, des conseillers communaux aux administrateurs de sociétés parapubliques.

Elles mettent l’information du cumul à portée de clic, et la démission à une pression sur une touche. Il y a quelques années, un ministre régional a dû démissionner parce qu’un membre de son cabinet était aussi administrateur de la modeste société créée pour ouvrir un petit commerce dans la petite commune dont il était le bourgmestre empêché.

Une telle information aurait mis des mois à éventuellement être découverte, et une demi-seconde à être étouffée, il y a quarante ans. En 2023 elle a valu, en quelques heures, une conférence de presse, des larmes et la fin d’une carrière.

… sont-ils pour autant plus particrates?

Pour qu’il y ait une particratie, il faut qu’il y ait des partis, qu’ils aient du pouvoir. Or, les partis belges ont, en quarante ans, largement perdu de leur puissance, et l’empreinte de leurs présidents, médiatiquement toujours plus visible, s’est resserrée sur quelques pré carrés. Les partis sont moins puissants car ils ont moins de poids.

Les trois familles politiques traditionnelles (socialiste, libérale, sociale-chrétienne) rassemblaient en 1981 plus de 70% des suffrages, contre un peu plus de 40% en 2019.

Les nouveaux venus ont forcé les anciens à partager le pouvoir, et à le dissoudre. Les lois, aujourd’hui, ne prévoient plus que les magistrats, les militaires ou les autres fonctionnaires soient nommés par les partis. Et l’usage l’autorise de moins en moins, le règne de la clé D’Hondt n’étant plus du tout absolu. Elle n’est plus réservée qu’à quelques nominations prestigieuses, dont celle , bien sûr, des ministres. Excepté chez les verts, celle-ci reste un apanage présidentiel presque exclusif. Mais il est révolu le temps où cinq présidents, en topant là, croyaient pouvoir décider d’une réforme de l’Etat, comme celle que proposa en 1977 le pacte d’Egmont. Ni celui, immédiatement suivant, où un président de parti obligeait à lui seul son Premier ministre à la démission, comme cela arriva à Leo Tindemans sur un claquement de doigt de Wilfried Martens, président du CVP.

… sont-ils pour autant plus narcissiques?

Pour gonfler un ego, il faut qu’il ne manque pas d’air. La personnalisation de la vie politique est une tendance toujours croissante. Elle gonfle le narcissisme des élus, que démultiplient les réseaux sociaux. Mais elle ne s’alimente que d’un carburant, la notoriété, qui n’est que la somme de toutes les petites actions des regardeurs et des électeurs. Ceux-ci, en quarante ans, ont modifié leur comportement électoral: deux tiers d’entre eux votaient en case de tête, pour des partis, pour des idées, et non pour des personnes. Ils sont désormais deux tiers à exprimer un vote préférentiel, présenté par la plupart des partis comme un moyen de combattre la particratie, et même de favoriser le renouvellement politique. La réalité produit le contraire de la théorie.

L’image personnelle comme partie d’un message politique est une injonction contemporaine.

Ce sont les fils de, les sortants, les candidats connus pour autre chose que leurs idées, et les mandataires locaux, que promeuvent les électeurs, toujours plus nombreux, à donner leur voix de préférence au candidat qu’ils trouvent le plus apte, le plus vertueux, le plus beau. C’est ainsi, notamment, qu’en aspirant toujours à plus de beauté on aboutit à davantage de lassitude, puis de rejet. L’Allemagne de l’Est marxiste avait l’Ostalgie, nous avons la laidalgie. Elle avait Good Bye, Lenin, on a Good Bye, Laideur. Elle a eu un effondrement dans la joie, parce que les Allemands voulaient l’égalité matérielle que la RDA leur avait promise. Nous aurons, peut-être, une implosion dans la colère, parce que les Belges n’auront pas reçu assez de la beauté qu’ils ont réclamée.

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