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Covid: libérés, et après? Comment la pandémie impactera durablement nos comportements (analyse)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Cela semble de plus en plus évident: la pandémie ne sera pas une parenthèse dans l’histoire, plutôt le début d’une autre manière d’envisager la vie en collectivité. Certains comportements Covid resteront ancrés dans notre quotidien, du moins dans un premier temps. Décryptage.

C’étaient les mots du jour, vendredi dernier, lors du Codeco annonçant un passage au baromètre orange: « retour à la normale », « vie normale », « nouvelle normalité ». Un peu plus d’ordinaire dans nos vies chamboulées. Pour de bon? Trois mois à peine après le début de la pandémie, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) envisageait déjà ce retour à la vie d’avant. On a ensuite cru pouvoir fermer la douloureuse parenthèse de la pandémie avec l’arrivée des vaccins, puis avec le CST… Est-il encore raisonnable de continuer à espérer un retour à la normalité, si tant est qu’elle existe? Et laquelle? Celle d’avant ou celle qui s’est imposée après ces deux années à vivre comme des ascètes?

Au Canada, d’où est parti le mouvement « Convoi de la liberté », un groupe de réflexion intitulé « Covid-19 Canada: la fin du monde tel qu’on le connaît? », composé de chercheurs de l’université de Montréal, a ponctuellement sondé les Canadiens pour connaître leurs pronostics sur un retour à la normale. Ils étaient déjà près de 6% en avril 2020 à affirmer avoir cessé d’y croire, et 3% de plus un an plus tard. Plus interpellant: 17% des sondés pensent que la société ne reviendra à la normale que dans plusieurs années, contre 41% pour les mêmes périodes restrictives. Ceux qui ont une vision pessimiste de la situation sont aussi ceux qui affichent des niveaux d’anxiété et de colère plus élevés.

Beaucoup de choses ne seront plus comme avant. » Michel Dupuis

Le monde d’avant? Un mythe

Interrogée dans le quotidien La Presse, qui rapporte ces chiffres, la professeure de psychologie sociale à l’université de Montréal et membre de ce groupe de réflexion, Roxane de la Sablonnière, adresse ce message: « Avoir un optimisme, ça nous aide à préserver notre santé mentale. Si on pense que tout va s’effondrer tout le temps, on est dans un état de survie et on peut développer un stress accru. »

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Ce stress permanent, tout autant que l’intégration dans nos habitudes de vie des gestes barrières et des mesures de protection à l’égard de chaque autre, n’hypothèquent-ils pas un retour à une vie sociale, affective, associative ou culturelle riche (ou à tout le moins satisfaisante) et teintée d’insouciance? Serons-nous tous capables de nous mêler à nouveau à la foule lors d’un festival, de nous asseoir à côté de nos collègues après de longs mois de solitude en télétravail, d’oublier de glisser un masque dans la poche de notre veste, de piocher dans l’assiette de l’autre? Serons-nous capables de nous faire la bise, de nous serrer dans les bras? Et surtout, quand?

Serons-nous capables de nous asseoir à côté de nos collègues après de longs mois de télétravail?
Serons-nous capables de nous asseoir à côté de nos collègues après de longs mois de télétravail?© getty images

 » Ces questions m’habitent très fort, confie Michel Dupuis, professeur de philosophie à l’UCLouvain et ancien président du Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Quand on pense à l’après-pandémie, on se dit que rien n’aura changé, qu’on retrouvera une certaine normalité. Mais c’est un mauvais rêve, une forme de mythologie. Le temps dans lequel nous vivons, c’est le temps de l’histoire. Et dans cette histoire, demain ne sera jamais normal par rapport à aujourd’hui. » Et c’est tant mieux. « Ces derniers mois, on a appris beaucoup sur nous, sur la nature et sur bien d’autres choses. Ce que nous vivons exige de la part de l’humain non pas une forme d’élasticité mais de plasticité. Je m’explique: l’élasticité, c’est lorsqu’un système qui est sous tension revient à son état initial alors que la richesse de la vie humaine, c’est la plasticité. Beaucoup de choses ne seront plus comme avant et comme nous espérons que ça ira mieux, nous mettons en oeuvre certains comportements. »

« Comparer la crise actuelle à celles du passé reste difficile, d’autant que nous n’avons pas toujours une analyse aussi fine de ces événements antérieurs, avertit l’historien et démographe Patrice Bourdelais. Pour l’instant, on observe qu’une partie de l’opinion publique estime qu’il est trop tôt pour lever les contraintes, et qu’une autre dit vouloir revenir bien vite à la vie d’avant. Ce qui pose la question de la réappropriation du sentiment de liberté. »

Celui qui est aussi directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) s’est beaucoup intéressé à l’histoire des épidémies et aux peurs qu’elles ont générées parmi les populations qui les ont traversées: « Seule la grippe espagnole est réellement comparable à la Covid-19. Parce qu’au fond, la situation que vous vivons aujourd’hui est radicalement nouvelle, ne serait-ce qu’en raison de la mobilisation médicale et de la rapidité avec laquelle on a élaboré des vaccins, même si la technologie était déjà prête. De manière générale, je dirais que toutes les sociétés ont une capacité de résilience après un trauma. »

« Parler de l’humain, faire des prédictions, s’avère toujours compliqué, le rejoint son collègue, l’anthropologue et directeur d’études à l’EHESS, Laurent Dousset. C’est toute la différence avec les sciences dures. L’ être humain, au niveau social, est difficilement définissable. » Ce qui apparaît plus clairement, se positionne-t-il, c’est que la société est tout à fait capable de faire face à une telle crise mais « les conséquences à long terme ne sont souvent pas celles qu’on attendait au départ, ce sont rarement les plus évidentes. Souvent, elles sont beaucoup plus profondes, ce qui montre que les individus traitent cela de façon moins superficielle qu’on ne le pense. »

La promiscuité reviendra. Les gens en ont besoin. » Laurent Dousset

Sans jouer les Nostradamus, l’auteur de l’ouvrage Pour une anthropologie de l’incertitude (CNRS Editions) s’attend à ce qu’on assiste à des transformations durables de nos modes de vie. Le fait de pouvoir se mêler à nouveau à la foule ou de se faire la bise, par exemple, pourrait prendre du temps. « Certains réflexes ne reviendront pas forcément très vite. Le rapport au corps des autres a complètement changé. Ceux qui nous entourent sont devenus un danger potentiel et imminent. Ce n’est pas toujours conscient, mais on se rend compte, par exemple, que les gens se retiennent souvent de tousser en public. Cette promiscuité reviendra. Les gens en ont besoin. »

Car, contrairement à d’autres cultures, les Français comme les Belges sont des peuples qui observent une proximité physique assez étroite, ce qui n’est pas le cas de nos voisins allemands, par exemple. « D’autant qu’avoir des contacts physiques est aussi indispensable au dialogue social et à l’abaissement des tensions , met en évidence l’anthropologue . Jadis, on se serrait la main pour montrer qu’on n’était pas armé. Aujourd’hui, le refus de toucher l’autre par peur du virus qui dure, même au sein de certaines familles, peut être interprété comme une situation d’hostilité de fait. »

Pouvoir se mêler à nouveau à la foule ou se faire la bise pourrait prendre du temps.
Pouvoir se mêler à nouveau à la foule ou se faire la bise pourrait prendre du temps.© getty images

D’autres tendances pourraient être observées dans le milieu du travail, évalue Laurent Dousset, notamment dans notre rapport aux collègues, qui a évolué avec le télétravail, mais aussi dans la culture d’entreprise. Organiser un team building pour des employés qui ne se côtoient quasiment que par écran interposé aurait-il encore du sens? « L’entreprise est tiraillée entre l’avantage économique, sur les plans immobilier et mobilier, du télétravail et la nécessité de repenser une interaction collégiale qui ne peut être possible sans infrastructures. Les relations risquent de se limiter au triangle tâche à effectuer-employé-supérieur hiérarchique. » L’ appauvrissement des relations professionnelles pourrait aussi nous amener à revoir la composition de nos cercles d’amis et nous priver de lieux de rencontres, y compris amoureuses, souligne l’anthropologue.

Dans le même registre, comment envisager l’avenir du fameux mètre cinquante de distance, cette mesure inédite destinée à nous protéger des corps infectés et qui nous a fait redécouvrir les lois de la proxémie qui, en psychologie sociale, révèle notre façon d’occuper l’espace en présence d’autrui ? Dans cette échelle de proximité physique avec l’autre, fixée par l’anthropologue américain Edward T. Hall, la longueur d’un avant-bras est celle que l’on partage avec ceux qui nous sont les plus proches. Elle implique un échange sensoriel élevé. Le mètre cinquante, c’est la distance que l’on réserve habituellement aux collègues avec qui on entre en interaction mais sans les laisser pénétrer dans notre sphère d’intimité. Avec la Covid, il a fallu faire table rase de ces marqueurs pour appliquer une seule et même distance et la généraliser à l’ensemble de nos interactions. A quel point avons-nous intégré cette précaution et cette peur de l’autre?

Il faut lever les restrictions avant que les lieux de circulation ne disparaissent. » Patrice Bourdelais

Circulez, y’a tout à voir

« Les autres épidémies que nous avons connues, comme la grippe espagnole ou celle de Hong Kong, s’éteignaient très vite. Les gens en mouraient ou faisaient la maladie. La Covid dure plus longtemps, mais ce qui change aussi la donne, c’est la puissance de la science et de la technologie qui rassure les individus, envisage Patrice Bourdelais. Dans quelques années, on n’en sera plus à enfoncer des bâtonnets dans les narines. D’autres moyens de détecter le virus auront été inventés. On voit qu’à Séoul, par exemple, des caméras thermiques et des lampes à rayons ultraviolets ont été installés dans les Abribus pour lutter contre le virus. Il n’est pas question de revenir à notre ancien mode de vie. »

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Notre rapport au masque semble, quant à lui, plus difficile à évaluer à moyen et à long terme. « Au début de la pandémie, on m’avait demandé si le masque s’inscrirait dans nos pratiques. Là, on parlait de quelques mois, donc il me semblait que non. Mais après plusieurs années, peut-être s’inscrira-t-il plus durablement. On sent que certains ne veulent pas tomber le masque, pour se protéger plus longtemps ou parce que le masque a fait l’objet d’une instrumentalisation politique qui va un peu dans tous les sens. »

Michel Dupuis, lui, fait confiance au bon sens citoyen et à notre besoin naturel d’être avec l’autre: « Le cerveau humain est plus fort que bien des accidents. Le désir d’être ensemble s’impose à nous. C’est ce qui nous donne le courage de mener des révolutions, de manifester, ou qui nous pousse tout simplement à aller boire un verre. » L’ être humain est non seulement un animal social mais il a besoin d’être en mouvement, renchérit Laurent Dousset. « L’absence de mobilité a accru les inégalités. Pas tant économiquement, plutôt dans la manière de vivre et de penser, les conditions sociales et psychologiques. Il faut lever les restrictions avant que les lieux de circulation ne disparaissent. Cela concerne les personnes, bien entendu, mais plus largement les gênes, le patrimoine, la propriété, les savoir-faire, les richesses… »

Comme saint Thomas

Pour Michel Dupuis, la remise en question que suggère le retour à la normalité s’applique aussi à notre façon d’envisager le rapport aux libertés, et même à la démocratie. « Certains en ont bavé et ont vécu les mesures sanitaires comme des brimades. Aujourd’hui, toute cette violence sort. Les choses ne seront pas réglées le matin du Nouveau Monde. Il faudra des mois, voire des années, car la démocratie a été mise en danger. »

Ces ruptures, exprimées avec véhémence, mènent à des débats stériles, poursuit le philosophe. Si on veut continuer à vivre en démocratie et ramener de la cohésion, il faudra faire preuve de beaucoup de pédagogie en abordant les sujets brûlants: le social, l’écologie, les questions énergétiques.

Cette remise en cause des fondements de nos sociétés démocratiques, Laurent Dousset la perçoit aussi. « La Covid fait partie des facteurs qui créent de l’incertitude. Le commun des mortels est obligé de croire en l’existence d’un virus, soit en quelque chose qu’il ne voit pas puisqu’il est invisible. Adhérer aux mesures, c’est donc croire la parole des scientifiques et des gouvernants, ce qui peut engendrer un fractionnement social si certains n’y croient pas ou s’ils obéissent par peur des conséquences sociétales. » Cette opposition à une forme de régime de la vérité entraîne chez certains « non-croyants » un rejet de la société dans laquelle ils vivent, et même de la démocratie comme régime politique. A travers les réseaux sociaux sur lesquels ils formulent des accusations extrêmes, ils se sont trouvé de nouvelles formes d’appartenance, de nouvelles communautés. A côté de cela, il y a les constations silencieuses de tous ceux qui doutent des bienfaits de l’Etat nation, précise l’anthropologue.

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