Comment Conner Rousseau a ramené la gauche belge à une histoire parsemée de positionnements racistes
Le président des socialistes flamands a dû démissionner après ses propos racistes, apparemment fort peu compatibles avec un engagement à gauche. Pourtant, l’histoire de la gauche belge est parsemée de positionnements racistes.
Conner Rousseau était censé incarner un avenir lumineux pour la gauche, il l’a ramenée aux plus sombres errements de son passé. Les observations éthyliques de l’ancien président de Vooruit dans un café de Saint-Nicolas étaient contenues dans le rapport de la police locale, mais elles avaient été cachées.
Le jeune prodige du socialisme flamand avait tout fait pour en empêcher la publication. Il s’était excusé plusieurs fois. Il avait accepté d’aller visiter, en guise de médiation, la caserne Dossin. Révélées par les médias flamands, ses imprécations lui ont valu une démission, primo, inévitable, parce qu’un président ne devrait jamais dire ça, surtout s’il est socialiste, et, deuxio, tardive, parce que les premières révélations étaient déjà inadmissibles. « Ces roms ou autres gitans sont là chaque putain de jour avec leur friteuse, leur matelas, à proximité de la bulle à verre. Vraiment, ces roms, il faut s’en débarrasser. On ne peut pas déconner avec ces gens-là », a-t-il lancé aux policiers locaux, avant de les inviter à davantage donner de la matraque, et de se montrer solidaire avec ses voisins, « tous racistes ».
L’antiracisme est constant à gauche, les victimes des entorses à cette constance aussi.
Ses tirades sur Molenbeek où il ne « se sentait pas en Belgique », ainsi que sa défense, comme tout jeune député flamand en 2019, du « push-back » (NDLR : le refoulement en mer de leurs embarcations) de migrants en Méditerranée avaient été à chaque fois expliquées par des considérations stratégiques dans une Flandre où la droite est hégémonique. Ici, l’excuse instrumentale ne tient plus. Le degré d’alcoolémie n’est qu’une circonstance vaguement atténuante : le président des socialistes flamands semble bien intrinsèquement raciste. Or, le racisme, ce n’est pas de gauche.Donc, il est normal qu’il démissionne.
L’embarras de ses camarades du nord, la colère de ses homologues du sud (Ahmed Laaouej, président du PS Bruxellois, qualifiera immédiatement ses propos de « dégueulasses »), les railleries des adversaires de tous les coins (dans une très pure leçon de morale, Georges-Louis Bouchez dénonça la gauche qui « donne des leçons de morale ») rappelèrent une évidence, celle de l’antiracisme de la gauche et de l’exigence supplémentaire qu’imposerait cette appartenance.
Bref, tout le monde a reproché à Conner Rousseau d’avoir renoncé aux idéaux des siens, imparablement restitués par le simple titre de l’hymne socialiste, l’Internationale.
Mais l’histoire de la gauche, du socialisme et du mouvement ouvrier en Belgique n’est pas celle d’une virginité absolue sur la question du racisme. Toujours minoritaires, parfois bruyantes, des voix de la gauche belge ont sali sa réputation bien avant Conner Rousseau.
Xénophobie économique
A la fin du XIXe siècle, par exemple, le sénateur socialiste Edmond Picard est séduit par le racisme biologique en vogue en France et en Allemagne. Il sera toute sa vie un antisémite virulent dans un parti qui, pourtant, en comptera très peu. Même Jules Destrée tint des propos racistes qui l’entraînèrent dans une polémique centenaire, toujours pas terminée. « Ne m’accusez point, pour ces paroles, d’antisémitisme sectaire. Je n’en veux point aux Juifs à raison de leur religion ; ce serait assurément monstrueux. Ce que j’ai pu étudier de l’histoire me porte à penser que leur race a des facultés opposées et nuisibles à la nôtre, qu’elle ne paraît pas lui être assimilable aisément, si ce n’est à très longue échéance », écrivit le célèbre Marcinellois à Emile Zola, aux débuts de l’affaire Dreyfus. Après des excuses, Jules Destrée se mit toutefois à défendre aussi bien le capitaine déchu que les Juifs opprimés en général, jusqu’à l’entre-deux-guerres où il intitula « Pour les Juifs » une tribune antifasciste.
Dans les années 1920 et 1930, alors que la droite persistait dans des argumentaires biologiques et culturels, à gauche pointait une xénophobie appuyée sur des arguments économiques.
Dans les mines, mais aussi la sidérurgie ou les ports, le patronat cherche à engager une main-d’œuvre étrangère, moins chère et plus docile. Les syndicats dénoncent cette immigration économique, et l’historienne Anne Morelli a souvent montré des citations peu en phase avec l’internationalisme rouge de syndicalistes socialistes tels que le Carolorégien Arthur Gailly. Ce réflexe xénophobe par protectionnisme, notons-le, sera beaucoup plus saillant dans les syndicats chrétiens. Et après-guerre, ce sont les syndicats, en front commun, qui mèneront les plus mobilisatrices actions de défense des étrangers.
Dans le domaine économique, bien sûr, en organisant les travailleurs étrangers au sein de leurs structures, mais aussi, plus tard, dans la lutte pour leurs droits civils et politiques. Les syndicats ont obtenu le droit de vote aux élections sociales pour les travailleurs étrangers en 1958, et leur éligibilité comme représentants du personnel en 1971. Dès les années 1970, CSC et FGTB seront même en ligne pour réclamer le droit de vote aux communales et aux législatives pour les étrangers vivant en Belgique.
Ce n’est alors plus la crise de l’entre-deux-guerres, c’est la crise des chocs pétroliers, et l’immigration change, son rapport politique aussi. L’immigration de travail par importation massive de travailleurs étrangers est légalement arrêtée. Le paysage des grandes villes change. Elles se peuplent d’habitants venus d’ailleurs, ou dont les parents sont venus d’ailleurs, ou dont les grands-parents sont venus d’ailleurs. Et l’extrême droite ressuscite. La lutte contre le racisme, surtout menée depuis la gauche, reprend du service, non sans tensions et contradictions, bien résumées par Philippe Moureaux. ministre de la Justice, le Molenbeekois fait adopter la loi qui porte son nom en 1981. Celle-ci pénalise certains actes motivés par le racisme et la xénophobie, et se montre aussi nécessaire qu’insuffisante dans les années 1980, face aux déferlements racistes.
Rester attentifs aux «petits Belges»
Les étrangers accèdent très difficilement à la nationalité, ils n’ont pas le droit de vote, ceux qui les détestent, bien, et des mandataires municipaux se déchaînent contre eux. C’est l’époque où Roger Nols, FDF, puis PRL, puis FN, bourgmestre de Schaerbeek, fait campagne à dos de chameau. L’époque, aussi, où la loi Moureaux permet de faire condamner un échevin FDF de Forest, Henri Lismonde, qui avait auparavant milité au PS, pour des insultes antisémites professées en plein conseil communal. La Fédération de Bruxelles du Parti socialiste est traversée par cette angoisse, matérialisée par le départ de figures importantes vers des formations plus à droite, comme Henri Lismonde ou comme l’ancien ministre PS des Affaires étrangères et bourgmestre d’Anderlecht Henri Simonet, parti au PRL, en rupture avec le «terrorisme intellectuel» d’une gauche dite angélique. Souvent, il rappelait combien il était «dramatique pour les “petits Belges” qui y habitent» de se trouver dans un quartier où les “immigrés sont en majorité”.
Dès lors, en 1987, les socialistes bruxellois adoptent un programme en six points sur l’immigration, qui renonce notamment au droit de vote pour les étrangers aux communales, les socialistes bruxellois s’imposant de « devoir rester attentifs à l’expression populaire bruxelloise et rassurer une population belge qui, laissée sans réponse et sans solution au problème de l’immigration, sera inévitablement tentée par le mirage des discours extrémistes dont il faut rappeler le caractère mensonger et irréaliste ». Ce tournant, que Philippe Moureaux regrettera très vite et jusqu’à la fin de sa vie, est très contesté en interne, par les Jeunes socialistes en particulier, qui taxèrent de racisme l’inventeur de la loi contre le racisme. Mais sa justification illustre une crainte toujours, elle, bien présente, qui remonte souvent des sections locales et des mandataires communaux. Celle de devoir « rester attentifs à l’expression populaire bruxelloise », les « petits Belges » d’Henri Simonet.
Les classes populaires, en effet, ne sont pas immunisées contre le racisme, et l’offre électorale nouvelle de l’extrême droite a pu rencontrer chez elles une certaine demande. Une forme d’électoralisme communautaire poussera alors certains élus à reprocher à la gauche, et particulièrement au Parti socialiste, de s’être coupé de sa base de « petits Belges », au profit de la défense des citoyens d’origine étrangère. Les citoyens musulmans, en particulier, seront visés par cette assignation, fréquente à droite, bien sûr, mais courante également au sein des partis de gauche eux-mêmes.
Les gens du voyage et les roms également serviront d’enjeu de positionnement électoral, y compris pour des mandataires socialistes. C’est ainsi que le dernier élu de la droite radicale francophone à avoir siégé à la Chambre, Aldo Carcaci, du Parti Populaire, avait auparavant été échevin socialiste à Saint-Georges-sur-Meuse, dans la rouge région liégeoise. Et un autre échevin socialiste, Benoît Hons, de Neupré, a été brutalement exclu par son parti à la suite de propos racistes (« Je pense à leurs fausses larmes fétides et à la seule chose de valeur dans cette “espèce” : leurs dents en or », avait-il écrit sur Facebook) envers ce groupe de la population. Celui-là même à qui Conner Rousseau a adressé ses remarques imbibées, par l’intermédiaire de la police locale.
L’antiracisme est constant à gauche, les victimes des entorses à cette constance, aussi.
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