Carte blanche

Bye bye Delhaize: « Pourquoi mes parents, fidèles consommateurs, n’iront plus y faire leurs courses »

Pierre Ozer, professeur à l’Université de Liège, adresse une lettre ouverte à la direction de Delhaize pour expliquer pourquoi ses parents, fidèles clients, n’iront plus dans les supermarchés de la marque au lion.

Mesdames, Messieurs de la Direction de Delhaize,

Durant des décennies, j’ai fréquenté le Delhaize rue de Fragnée à Liège.

Si j’ai arrêté de m’y rendre pour des convictions qui me sont propres (j’ai opté pour des alternatives pour soutenir un modèle local et d’économie sociale où l’argent reste dans la région et permet aux producteurs de vivre de leur labeur), je fais régulièrement des passages par ce supermarché à la demande de mes parents pour qui le Delhaize reste une institution « belge » – quelle farce.

Pourtant, j’ai bien tenté de les convaincre ces dernières années avec divers d’arguments.

Alors que mes enfants voient les effets des coupes sombres dans le système d’éducation (manque de moyens, dit-on), l’administration fiscale belge a réclamé à la chaîne de distribution Delhaize pas moins de 380 millions d’euros d’impôts. Vous imaginez ce que l’on pourrait faire avec cette somme pour améliorer le système éducatif de vos petits-enfants et les conditions de travail de leurs enseignants ? Ils m’ont rétorqué que c’était peu de choses par rapport à la masse de chômeurs qui – eux – coûtent de l’argent. Et pourtant, je leur ai dit que – selon une étude factuelle du PTBle taux d’imposition sur Delhaize Le Lion était inférieur à 0,1% (526.000 euros d’impôts sur près d’un milliard de bénéfices avant impôt) ; bien moins que ce qui leur est demandé à eux, les retraités…

Alors que mes enfants étaient dans la rue pour la préservation du vivant et plus de justice climatique, l’enseigne Delhaize s’est rapidement déclarée championne du monde du zéro plastique par rapport à la pollution ‘qui se voit’ (poussée dans le dos par diverses politique publiques). Pas de chance, cette ‘intention’ s’est télescopée avec une autre campagne de pub de Delhaize (février 2019) : « À chaque tranche d’achat de 20 euros, le client reçoit une petite brique en plastique dans une barquette en plastique dans une pochette en plastique ». Une fois prise la main dans le sac, l’enseigne Delhaize rétorquera « nous envisageons de soutenir logistiquement et financièrement une ONG environnementale, qui aura pour mission de compenser l’empreinte écologique causée par notre action, au travers d’un impact positif sur l’environnement ». Là, mes parents ont soutenu le fait que Delhaize s’était « emballée » (de plastique) et que cela serait mieux après qu’avant ; que les manifestations de leurs petits-enfants allaient de facto être entendues par Delhaize. Bravo, donc, aux générations qui viennent et qui sont soutenues par Delhaize ! Sauf que mes gosses ne l’ont pas pris ainsi. Pour eux, Delhaize, « c’est un traitre, roi du greenwashing : faites ce que je dis, pas ce que je fais ».

Au printemps 2021, Delhaize est devenu Belhaize ! Surfant sur l’engouement des consommateurs pour les produits locaux, l’enseigne au Lion veut marquer le coup (marketing) et réaffirmer sa belgitude. Le Français Xavier Piesvaux (ancien dirigeant au sein de la multinationale Carrefour), directeur général de Belhaize, déclare alors avec enthousiasme : « Les 32 000 employés de Belhaize et moi-même tenons à remercier nos 1 600 producteurs belges pour leur passion, l’excellente qualité et le goût de leurs produits que nos clients peuvent apprécier chaque jour. Nous sommes fiers de la coopération que nous avons établie avec chacun d’entre eux. » Sauf que, primo, pour Test-Achats, alors que Belhaize déclare dans la presse que 90 à 95 % de sa viande est d’origine belge, la vérification montre que seulement 65,5 % de la viande de bœuf et 80,5 % de celle de porc le sont. Sauf que, secondo, les producteurs wallons restent insuffisamment payés par les supermarchés. Sauf que, tertio, quand quelques mois plus tard, Belhaize propose dans son folder son « Plat de Saison, trop bon, de saison et en promotion » à base de pommes de terre bio, ses patates ne sont pas belges… alors que c’est de saison ! Car si Belhaize clame « Pour certains produits, il n’existe malheureusement pas d’alternative belge en volume suffisant. Il suffit de penser aux fruits exotiques, aux vins de certaines régions de France, etc. », le « etc. » concerne aussi les pommes de terre, au même titre – donc – que les fruits exotiques… Et c’est à Roel Dekelver, porte-parole de Delhaize Belgique, de trancher « Le respect de la saisonnalité reste un challenge. Il dépend aussi du comportement des clients. Ce sont eux qui décident de ce qu’ils veulent dans leur assiette. » Traduisez donc que si Belhaize vous vante que des patates sont « de saison » (en octobre, de surcroit) alors qu’elles ne sont pas belges, c’est la faute du consommateur s’il les achète… Après le greenwashing, le localwashing… Toujours est-il que le coup des patates non-belges a fortement déplu à mon père : on ne peut pas rire de tout !

Le respect du consommateur ne semble donc pas être la première priorité de l’enseigne. D’ailleurs, le controversé Jury d’éthique publicitaire (JEP) qui s’assure que le contenu des messages publicitaires est conforme aux règles de l’éthique publicitaire sur la base de la législation et des codes d’autorégulation a sommé Delhaize d’arrêter plusieurs campagnes publicitaires de Delhaize ces dernières années, notamment pour violation du Code de la Chambre de Commerce Internationale (2022) ou car les pubs étaient « de nature à induire le consommateur en erreur » (2021). Là, même si cela peut paraitre « anecdotique », mes parents sont devenus méfiants.

Dealhaize, c’est ainsi que se nomme le folder actuel de Delhaize. Le Larousse nous définit le nom masculin « deal » de deux manières : tout d’abord, son usage populaire se rapporte à un trafic illégal ; la seconde définition est « marché, arrangement, échange : proposer un deal à quelqu’un ». Si on se réfère à cette dernière, force est de constater que « l’arrangement » de Delhaize avec son personnel menacé de déclassement – pardon, de passer sous franchise – n’a pas eu lieu puisque Delhaize a imposé unilatéralement des suites des conditions de travail sans aucune concertation avec les travailleuses et travailleurs (notamment en interdisant le droit de grève). Pas plus qu’il y a d’arrangement avec les producteurs locaux (et d’ailleurs) qui sont mis sous pression et ne sont pas rémunérés dignement. Pas plus, non plus, qu’il y a arrangement correct et transparent avec les clients trompés de l’enseigne. Probablement que l’arrangement dont on parle ici est celui entre l’enseigne et ses actionnaires. Et peut-être que – dans ces conditions – le deal dont Dealhaize parle, c’est bien de « trafic illégal », avec l’adjectif illégal étant défini comme contraire aux biens communs. Dans tous les cas, c’est ainsi que – finalement – mes parents l’ont défini. Ils ne reviendront plus chez Del/Bel/Deal-haize.

Pierre Ozer, Professeur à l’Université de Liège

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