Après Delhaize, au tour de Carrefour de franchiser à 100%? « Toutes les enseignes souffrent de la même façon »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Cent pour cent de franchisés : la décision prise par Delhaize secoue le monde de la grande distribution en Belgique. Et dirige les regards vers les autres acteurs du milieu. Le grand concurrent, Carrefour, pourrait-il également franchir le pas du « tout franchisé » ? L’enseigne assure que ce « n’est pas l’intention actuelle ». Mais pour Gino Van Ossel (Vlerick Business School), spécialiste en retail, la possibilité de voir la marque prendre une direction semblable à celle empruntée par Delhaize n’est pas à exclure. « Tout le monde souffre de la même façon ».

Bientôt tous franchisés chez Carrefour ? La décision choc de Delhaize révolte le monde syndical, qui poursuit ses actions de blocage dans tout le pays. La colère laisse aussi place à la réflexion, car l’affaire met plus largement en lumière le modèle socio-économique qui encadre la grande distribution en Belgique. Une structure sans véritable plan B, jugée dépassée par certains, et qui « pousse les magasins vers la franchise », critiquait le CEO de Comeos, Dominique Michel, pour qui « d’autres magasins suivront » après Delhaize.

Ces tensions ne sont-elles dès lors que les prémices d’un changement de modèle plus global ? Pour Gino Van Ossel, spécialiste en commerce de détail, la réponse est oui. « Pour les supermarchés classiques, il est certain qu’on se dirige vers un modèle de franchise généralisé. Mais pas pour le discount, -Colruyt, Aldi, Lidl- car leur modèle ne permet pas la flexibilité nécessaire pour un gérant indépendant », distingue-t-il.

Aujourd’hui, la franchise séduit. Pour les supermarchés, l’option est une porte de sortie plus rentable, plus flexible, et plus en phase avec les désirs des consommateurs. Elle permet « d’accentuer la présence de produits locaux dans les rayons, une meilleure adaptation de l’assortiment, ou une ouverture le dimanche », énumère Gino Van Ossel. A l’inverse des magasins discount, -qui représentent 40% du marché belge- dont le but premier est d’abaisser les coûts et d’optimiser l’assortiment standard.

Pourquoi cette ‘franchisation’ est-elle si forte chez nous ? « Le phénomène n’est pas propre à la Belgique, mais il y est largement répandu car le coût du personnel est très élevé. Ce qui se passe chez Delhaize est spécial car la transition s’opère en une seule vague. Mais dans l’absolu, c’est une évolution qu’on observe déjà depuis un moment », indique le spécialiste en retail. Car les faits sont clairs : les magasins franchisés en Belgique sont majoritaires. En nombre, mais aussi (bientôt) en mètres carrés de surface commerciale.

Actuellement, sur les 705 magasins Carrefour présents en Belgique, 621 sont déjà franchisés, et 84 sont intégrés. L’enseigne pourrait-elle être tentée de suivre l’exemple de Delhaize ? « Il va de soi que si le dimanche, l’entièreté des magasins Delhaize et deux tiers des Carrefour Market -les franchisés- sont ouverts, les Carrefour Market intégrés qui restent fermés perdront leur avantage concurrentiel », note Gino Van Ossel, qui rappelle que, chez Delhaize, les magasins intégrés ont une performance inférieure à celle des franchisés. « Il est évident que cette différence de performance entre intégrés et franchisés est identique chez Carrefour », ajoute-t-il. Depuis peu, Carrefour est passé sous la barre des 20% de parts de marché en Belgique.

Depuis les années 2000, un tiers des hypermarchés Carrefour ont disparu. Il y en avait 60, il en reste 40. « Mais ces hypermarchés encourent moins le risque d’être franchisés, car leur structure est plus complexe ».

Carrefour: franchiser les intégrés « n’est pas l’intention actuelle »

Contacté, Carrefour Belgique assure que franchiser ses magasins intégrés « n’est pas l’intention actuelle ». Pour Siryn Stambouli, porte-parole de l’enseigne, conserver des supermarchés en gestion propre fait sens. « Ils nous permettent d’implémenter plus rapidement de nouveaux concepts et d’améliorer notre réactivité, sans intermédiaire. La complémentarité entre intégrés et franchisés est un réel objectif », assure-t-elle.

Pourtant, sur base des constats de rentabilité, Carrefour pourrait bel et bien suivre Delhaize, selon Gino Van Ossel. « Mais pas nécessairement de la même façon », nuance-t-il. « Sur les 84 supermarchés Carrefour intégrés, il serait étonnant de les voir tous franchisés d’un coup. L’approche pourrait être plus progressive. Ou alors, Carrefour pourrait aussi décider de fermer une petite partie de ses magasins intégrés », prédit-il, car « la réalité est que tout le monde souffre de la même façon ». Pour la porte-parole de Carrefour, la fermeture de certains magasins intégrés n’est pas non plus une option. « Supprimer pour supprimer, ce n’est pas comme ça qu’on voit les choses. Parfois, des remodeling sont nécessaires. Mais on continue à ouvrir des magasins dans certaines régions », veut-elle rassurer.

En Flandre, Albert Heijn, qui fait partie de Ahold Delhaize, a confirmé que l’expansion de son groupe se réalisera avec des magasins franchisés. « L’évolution dans cette direction est très claire. Elle était inévitable, et elle va s’accélérer avec la décision de Delhaize », analyse le professeur de marketing, qui s’inquiète également que les parts de marché perdues par les magasins intégrés en Belgique soient « récupérées par Albert Heijn, groupe néerlandais. »

Qui d’autre?

Carrefour n’est pas le seul acteur susceptible de suivre Delhaize. Le groupe Louis Delhaize (magasins Match et Cora) pourrait être aussi concerné. « La situation est identique pour eux. On sait qu’ils ne sont pas en pleine forme et que le nombre de Match a été réduit. Les sept Cora belges perdent de l’argent depuis des années. » L’enseigne, qui change de PDG presqu’une fois par an, doit aussi surmonter de nombreux défis. « Ils chercheront peut-être une situation identique à Delhaize », pour Gino Van Ossel.

Et les autres ? Pour Intermarché, c’est très clair : la société est basée sur le concept de franchise. Colruyt, plus grand groupe de distribution en Belgique, a des magasins intégrés. Mais ils détiennent aussi Colruyt Retail Partners, -les magasins Spar-, qui sont, eux, franchisés.

« Une humiliation pour notre système socio-économique »

Et cette mode de la franchise ne se limite pas aux simples magasins. Toute la chaîne de distribution est impactée. « Chez Carrefour, les centres de distribution sont déjà sous-traités. Chez Delhaize, la livraison est réalisée par des indépendants. » Si rien ne change, pour Gino Van Ossel, le consommateur belge sera davantage tenté d’aller faire ses courses à l’étranger. « Si les syndicats faisaient une analyse plus rationnelle, ils se rendraient compte qu’ils défendent un modèle qui est dépassé. En réalité, ils agissent surtout dans leur propre intérêt, car si les intégrés disparaissent, c’est la fin de leur pouvoir dans le secteur ».

« Si la question sociale est résolue, alors l’équation économique est très simple pour les supermarchés classiques, en dehors des cas spécifiques du hard discount », relève Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola. Selon lui, le cas de Delhaize est un signal pour notre modèle social : « Soit on s’adapte, soit les factures se multiplieront. » Pour le CEO, le pire serait d’arriver à un compromis ‘à la belge’, avec un modèle encore plus hybride. « Il n’y a pas de plan B face à la décision de Delhaize. Cette affaire est une humiliation pour notre système socio-économique. Personne n’a été capable de le faire évoluer: c’est un constat », pointe-t-il.

Carrefour et d’autres supermarchés connaissent donc exactement les mêmes problèmes économiques que Delhaize, selon Pierre-Alexandre Billiet. « L’alimentaire est considéré comme un secteur essentiel, mais pour lequel il n’y a pas de plan gouvernemental clair. Conséquence : on observe une libéralisation totale, où, en temps de crise, s’oppose le social versus le dollar », dénonce-t-il. Et de conclure : « Le problème n’est pas Delhaize, mais la libéralisation totale de notre consommation, qui est proie aux désirs des consommateurs et aux fluctuations du pouvoir d’achat. Delhaize a un plan. Le gouvernement, les syndicats et les autres n’en ont pas. »

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