Franklin Dehousse

Au fond des abysses budgétaires, la Belgique dérive maintenant vers la crise de régime (carte blanche)

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Jamais autant de rage n’a été dépensée de façon aussi unanime pour dépenser un argent qui n’existe pas, la carte de blanche de Franklin Dehousse, professeur à l’université de Liège.

Nos poches ne sont pas infinies », justifiait le premier ministre De Croo face aux résultats minimes du dernier Codeco sur la crise énergétique. Avec plus de justesse, il aurait pu expliquer : « Nos poches sont déjà les plus trouées du monde occidental ». Si nos gouvernants préfèrent conserver une poétique pudeur à cet égard, le Fonds Monétaire International, heureusement, fait le travail à leur place depuis des années.

Dans son dernier « Financial Monitor » du printemps 2022, sa description du déficit structurel (c’est-à-dire non justifié par la conjoncture) de la Belgique met en évidence une dégradation constante depuis 2017. Il a connu une véritable explosion en 2020 (-7,4 %) et est devenu le pire de l’Eurozone. Surtout, à trajectoire inchangée, les projections l’annoncent systématiquement comme le plus mauvais jusqu’en 2027 (-5,4 % encore pour une moyenne Eurozone de -1,7%).

Les trois stades de la débâcle

Dans cette débâcle, il faut distinguer trois stades. D’abord, contrairement au conseil des institutions européennes, depuis 2014, le gouvernement Michel n’a pas mis à profit les années prospères pour assainir les finances publiques. Les discours virils de Bart De Wever sur l’équilibre budgétaire ont été sacrifiés pour multiplier les cadeaux fiscaux (à commencer par les diamantaires anversois). Son ministre des Finances, Van Overveldt, « l’homme qui valait moins trois milliards », a multiplié les trous. Ensuite, le gouvernement Wilmes a aggravé considérablement la situation dans le cadre de la pandémie du Covid-19. Tous les Etats ont beaucoup dépensé à ce moment certes, mais la Belgique l’a fait plus fort, et plus mal. Enfin, le gouvernement De Croo poursuit sur cette ligne.

Le problème se trouve aggravé par la dégradation encore plus grande du budget des entités francophones. La Communauté française et la Région bruxelloise sont chroniquement en difficulté. La dégringolade a commencé en Région wallonne en 2014 avec le gouvernement Magnette, qui a abandonné la prudence de ses prédécesseurs. Il  a empilé les déficits, et le gouvernement Borsus a continué. Cela explique la faible réponse wallonne aux crises successives (covid, inondations, énergie) : les moyens, tout simplement, n’existent plus.

En stock de dette, la situation belge n’est pas la pire. En profondeur de déficit, elle l’est. Si les autorités belges n’ont pas encore été rappelées à l’ordre, elles le doivent à une double aubaine : l’effondrement des taux d’intérêt et la suspension du pacte de stabilité dans l’Eurozone. Les débats en cours à la Banque centrale européenne mettent toutefois en lumière la fragilité de cette position. Le déséquilibre dépenses/recettes sera intenable tôt ou tard.

Surenchère francophone

On pourrait croire que pareille menace susciterait un minimum de pédagogie des mandataires politiques. Il n’en est rien. Au contraire, spécialement du côté francophone, on assiste à une surenchère permanente de propositions délirantes. Ainsi, Paul Magnette, sous la pression du PTB, multiplie les annonces, des pensions gonflées en tous sens aux transports gratuits. Le président du PS affectionne le look de Guevara (la barbe négligée la plus minutieusement entretenue du pays). En réalité, il ressemble au fantôme de Guy Mathot, grand naufrageur des finances publiques lors des chocs pétroliers. Depuis que Magnette dirige son parti, Guy Spitaels, qui détestait les promesses fantasmagoriques, est mort une deuxième fois.

De l’autre côté, Georges-Louis Bouchez multiplie aussi les annonces, des réductions d’impôts colossales (pas moins de huit milliards) aux centrales nucléaires miraculeusement réouvertes. Depuis qu’il dirige son parti, ce sont Camille Gutt et Robert Henrion qui sont morts une deuxième fois. Avec le mini-Trump francophone, selon certains collègues flamands, le libéralisme est devenu le socialisme pour les riches. Pour ne pas être en reste, les Ecolos ont aussi leurs promesses sidérantes. Ainsi, Rajae Maouane offre une prime de 30.000 euros à tout jeune fêtant ses 25 ans (une idée aussi défendue par… Bouchez). Quant à Georges Gilkinet, il veut assimiler le temps partiel à un temps plein dans le calcul de la pension.

Jamais autant de rage n’a été dépensée de façon aussi unanime pour dépenser un argent qui n’existe pas. Tout cela sans le moins du monde étudier les modalités, ou évaluer les coûts. Hedebouw n’a pas besoin d’entrer au gouvernement : il est devenu le phare de la pensée francophone. Avec les dirigeants francophones actuels, c’est tous les jours Saint-Nicolas ! On les dirait prêts à détruire les finances publiques pour ramasser trois voix. Il ne faut pas s’étonner si les électeurs (qui ont aussi leurs contradictions) en concluent que les politiciens sont nettement plus intéressés par la promotion de leur carrière ministérielle que celle de l’intérêt général.

Crucke, une posture différente

Un seul mandataire a récemment adopté une posture différente : Jean-Luc Crucke. L’ancien ministre wallon du budget a lancé une simple remise en ordre (sans création d’impôt nouveau) de la fiscalité wallonne. Dix ans après la réforme de l’Etat de 2011, cela n’apparaissait pas du luxe. Sa mise à mort par son propre parti illumine le danger du moindre discours courageux d’intérêt général. Il suffit de relire les vociférations de Mme Marghem ou les propos vipérins de Mme Wilmès Pour Sophie Wilmes, le texte de Crucke « ne correspondait pas du tout à notre engagement politique ». On se demande s’il y a encore quelqu’un qui lit Adam Smith au parti libéral. Quand les budgets francophones s’effondreront, l’histoire risque d’être plus favorable à M. Crucke qu’à ses critiques, pathétiques gestionnaires de l’énergie ou de la pandémie.

Il flotte dans la Belgique des années 2020 le même parfum toxique que dans les années 1970. Mêmes aberrations financières, mêmes excès de pouvoir particratiques, même refus forcené du réel. Cela explique la marée actuelle des revendications visant à faire couvrir par la puissance publique toutes les élévations des prix de l’énergie, chose à l’évidence impossible. Un tel dérapage ne pourra se terminer que de la même manière, par une politique d’austérité brutale. Là risque de se produire la collision avec l’agenda communautaire, et la potentielle crise de régime.

Pas la Grèce

Bart De Wever a bien compris les potentiels bénéfices de ce dérapage francophone. Selon le dicton classique des crises financières, c’est quand la mer se retire qu’on voit qui nage nu. Cela amuserait beaucoup le président de la NVA de négocier en 2024 la grande éviscération de l’Etat belge dont il rêve avec des présidents de partis francophones en pagne. Encore faut-il pour cela a) ne pas être trop grignoté par le Vlaams Belang et b) disposer des marges financières nécessaires. La faillite virtuelle de l’Etat risque de rendre cet exercice plus périlleux. Pour la première fois depuis 1970, les finances publiques risquent de ne pas être un sujet collatéral, mais le sujet principal de la réforme de l’Etat. Or, rien ne fait davantage déraper les tentatives de réforme que les crises financières aigües. Demandez à Louis XVI.

Certes, contrairement à des slogans faciles, la Belgique n’est pas la Grèce. Elle possède encore une capacité industrielle réelle, ne dépend pas surtout du tourisme, et détient des avoirs extérieurs importants (même si les mobiliser en cas de crise ne sera pas du tout simple). En revanche, les entités francophones, elles, se retrouveront dans une situation à certains égards pire que la Grèce. En effet, elles ne disposent que d’une autonomie fiscale limitée. Par ailleurs, leurs emprunts, à la différence de ceux des Etats membres, ne participent pas aux programmes de soutien de la banque centrale européenne.  

Lentement, les crises (covid, inondations, énergie, Ukraine,…) nous appauvrissent en termes réels. Elles requièrent toutes des moyens supplémentaires. Les taux d’intérêt négligeables permettent de masquer cette réalité. Ils sont devenus une cocaïne dont nous sommes tous devenus des addicts. Les politiciens francophones actuels, qui ont abandonné tout sens des responsabilités, assurent leur plan de carrière en nous la fournissant en larges quantités, et nous en réclamons sans cesse davantage. Dans ce déni collectif prolongé de la réalité se trouve le germe de très violentes désillusions à venir.

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