Lundi 5 septembre, le Premier ministre recevait au 16 rue de la Loi, avec les ministres-présidents et les ministres de l’Economie, les organisations patronales. Il n’y a pas été question de réduire l’intervention de l’Etat dans une économie en crise... © BELGA IMAGE

Alexander De Croo est-il devenu de gauche?

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Plus le Alexander De Croo agit, plus les dépenses publiques augmentent et plus on le considère de gauche. Or, plus on le considère de gauche, moins il a de chances de reconduire son bail au 16 rue de la Loi. C’est le paradoxe d’Alexander De Croo.

Même les téléspectateurs les plus irréguliers des Carnets du bourlingueur ne peuvent l’ignorer: quand on est pris dans des sables mouvants, la pire des choses à faire est d’essayer de bouger pour s’en extirper, car chaque mouvement que pose le captif l’enfouit toujours plus profondément. Depuis leurs débuts, en octobre 2020, la Vivaldi et son chef d’orchestre, Alexander De Croo, ne remuent pas beaucoup, on l’a déjà expliqué mille fois.

Mais lorsque le Premier ministre bouge, Alexander De Croo s’enfonce, car la boue molle qui enserre ses libérales chevilles a des teintes rouge et vert.

La guerre en Ukraine, l’explosion des prix de l’énergie et les contraintes politiques nationales ont imposé à Alexander De Croo des choix qui l’éloignent de l’orthodoxie libérale de ses premières années.

«Le marché est devenu fou», martèle depuis six mois l’ancien very successful project leader du Boston Consulting Group. «Il a vraiment viré sa cuti», triomphe un ministre fédéral moins formellement libéral que son Premier.

Les décisions qu’ Alexander De Croo fait prendre au gouvernement fédéral, aussi insuffisantes soient-elles, éloignent en effet toujours plus la Belgique de la stoïque vertu de ses trajectoires budgétaires tout autant que de ses engagements européens de réformes.

Et le Premier ministre l’assume. «En tant que défenseur du libre marché, je ne peux que constater qu’en ce moment, ce système ne fonctionne pas», a-t-il encore répété, en substance et en flamand, le 31 août, à l’issue d’un comité de concertation jugé décevant parce que l’intervention de l’Etat Belgique semblait trop timide aux yeux des observateurs, y compris ceux de certains des plus intransigeants éditorialistes de la presse financière.

S’il ne bouge pas, et que son gouvernement ne fait rien, fort libéralement il coulera. S’il bouge, et que son gouvernement fait beaucoup, fort «écosocialistement», il coulera.

Economie de guerre

Alexander De Croo clame que le marché est devenu fou.

Il secoue la Commission européenne, à deux doigts de menacer de lui désobéir.

Il prône la taxation des surprofits dans le secteur de l’énergie.

Il exige des prix plafonnés.

Il veut avancer vers une réforme fiscale plus redistributive.

Il défend l’indexation automatique des salaires avec les socialistes, il tient le calendrier de fermeture des centrales nucléaires avec les écologistes.

Et, alors que la secrétaire d’Etat au Budget, Eva De Bleeker, sa propre camarade de parti, racontait vouloir restreindre les dépenses publiques en coupant dans ces milliards d’aides, il élargit et prolonge à tour de bras les tarifs sociaux et les déficits se creusent comme en temps de guerre.

Ça tombe bien, c’est presque là où l’Europe se trouve, et un chef de gouvernement libéral n’a de cesse de s’en inquiéter. Il est belge et il veut faire sauter toutes les règles les plus sacrées de l’Europe de la concurrence libre et non faussée.

«Nous risquons de tomber dans une véritable économie de guerre», a encore redit Alexander De Croo, le 4 septembre, sur la VRT. Et une économie de guerre, c’est une économie que l’Etat reprend d’une main ferme à l’incertitude des marchés.

Deux socialistes studieux tout près, et un libéral préoccupé plus loin: la nouvelle vie au bureau d’Alexander De Croo.
Deux socialistes studieux tout près, et un libéral préoccupé plus loin: la nouvelle vie au bureau d’Alexander De Croo. © BELGA IMAGE

Il faut dire que les marchés ne sont plus trop à la mode en ce moment. C’est l’interventionnisme, celui que la crise du Covid avait extirpé de sa longue impopularité, qui a plutôt bonne presse.

Aujourd’hui, celui qui maintiendrait que la libéralisation de l’énergie et de l’électricité a atteint les objectifs affichés, à savoir la baisse des prix pour le consommateur, risquerait un étouffement beaucoup plus rapide que le plus brutal des enfouissements.

Le Premier ministre libéral est pris dans ce contexte, et les seuls mouvements qu’il pourrait poser seront ceux d’un interventionniste, probablement, suprême ironie, voué à l’insuffisance. C’est, surtout, un mouvement qui, l’enfonçant toujours plus bas, le coince toujours plus dans des sables vert et rouge.

Pire que l’Europe du Sud

Son parti, l’Open VLD, doit en effet affronter en Flandre une concurrence libérale et plutôt faussée qui le trouve trop à gauche, même quand il ne fait rien, et qui se plaisait à le voir s’enfoncer doucement. Aujourd’hui, elle se déchaîne en constatant son inévitable virage étatiste de chef de guerre.

En l’exagérant.

Le même 4 septembre à midi, sur les plateaux télévisés, alors qu’ Alexander De Croo défendait son action et fustigeait l’absence de réaction de l’Europe, Bart De Wever, lui, prophétisait très libéralement un effondrement prochain au Zevende Dag de la VRT: «Le pays est en faillite. Nous sommes la nouvelle Grèce.» «Nous avons un gouvernement mauve-vert. C’est la recette de la catastrophe», ajoutait le président de la N-VA pour résumer son propos.

La Vivaldi, mauve des socialistes et des libéraux et verte des écologistes, en augmentant tellement les dépenses publiques, faisait le contraire de ce que la saine gestion libérale devait imposer, «pire qu’en Europe du Sud», poursuivait le bourgmestre d’Anvers.

Ce n’est pas aujourd’hui qu’un gouvernement se rendrait sympathique, ni aux ménages ni aux entreprises.

Et l’opposé de ce que s’était permis de rappeler la secrétaire d’Etat libérale au Budget.

Et l’inverse de ce sur quoi le président libéral Egbert Lachaert, directement soutenu alors par Alexander De Croo, s’était fait élire à la tête des bleus flamands. Se disant «donker blauw», il avait notamment déclaré que pour que l’Open VLD accepte de gouverner avec eux plutôt qu’avec la N-VA, Groen devrait «brûler son programme socioéconomique».

Cette très âpre concurrence libérale-conservatrice tire en Flandre tous les partis vers la droite.

Tous les récents scrutins législatifs, de 2010, 2014 et 2019, ont vu la même redistribution s’opérer. C’est presque une règle d’or, qui voit des transferts de voix massifs vers le parti considéré comme le plus légitime à droite.

En 2019, la N-VA a perdu 300 000 voix. Mais elle en aurait perdu beaucoup plus si, pour deux électeurs passés de ses rangs vers le Vlaams Belang, elle n’en avait pas récupéré un venu de l’Open VLD et du CD&V. Depuis l’installation de la Vivaldi, le bloc des droites nationalistes que forment la N-VA et le Vlaams Belang ne se réduit pas. Le discours dominant, en Flandre, faisait déjà d’ Alexander De Croo et du VLD des otages de la gauche francophone, dépensière et laxiste.

Bart De Wever, ici avec le ministre socialiste de l’Economie, Pierre-Yves Dermagne, s’inquiète pour l’industrie chimique basée autour du port d’Anvers. Et pour les finances publiques «pires qu’en Europe du Sud».
Bart De Wever, ici avec le ministre socialiste de l’Economie, Pierre-Yves Dermagne, s’inquiète pour l’industrie chimique basée autour du port d’Anvers. Et pour les finances publiques «pires qu’en Europe du Sud». © BELGA IMAGE

Que le gouvernement accroisse comme jamais dans l’histoire récente le volume de la dépense publique donne une forme de matérialité à ces accusations. Cela paraît condamner le Premier ministre et sa formation, que des récents sondages ont placé sous les 10% des suffrages flamands, à un inéluctable enfouissement.

Ainsi se résume le paradoxe d’Alexander De Croo, qui mène à la même conclusion, qui lui est universellement coûteuse.

S’il ne bouge pas, et que son gouvernement ne fait rien, fort libéralement il coulera. Et s’il bouge, et que son gouvernement fait beaucoup, fort «écosocialistement», il coulera.

Pourtant, avant de partir en vacances, il s’est dit candidat à renouveler son mandat au 16 rue de la Loi, Alexander De Croo. «Si les résultats le permettent», a-t-il modestement pondéré. Aujourd’hui, ils ne le permettent pas du tout.

Héritier gâté

Mais l’héritier gâté de la lignée libérale de Brakel compte sur deux éléments pour parvenir à s’extirper de ces sables mouvants. Comme on le montre dans Les Carnets du Bourlingueur, c’est de l’extérieur que viendrait la salvatrice extraction. Il lui faut un double effet de contexte.

D’abord, il a besoin du soutien de ses partenaires de coalition.

De retour de ses courtes vacances, le Premier a rencontré les présidents et les vice-Premiers de chacun des sept partis de la Vivaldi, en proposant à chacun de davantage s’entendre sur ce qui unissait que de se déchirer sur ce qui clivait.

C’est d’autant plus mal parti que ses partenaires, notamment côté francophone, ont intérêt à dire d’ Alexander De Croo qu’il n’est pas très libéral ou qu’il est bien assez à gauche.

A droite, le MR de Georges-Louis Bouchez le fait pour légitimer son propre statut de «laatste liberaal», comme disent les nationalistes flamands pour enfoncer l’Open VLD. Il fait ainsi croire à son électorat, et aux Flamands de droite, qu’il est utile.

A gauche, le PS de Paul Magnette et les Ecolos de Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane le font pour tenter de protéger leur entreprise écosocialiste/écologiste sociale de la concurrence du PTB. Ils font ainsi croire à leur électorat, et aux francophones de gauche, qu’ils servent à quelque chose.

C’est donc presque autant de l’intérieur de la Vivaldi que depuis les lointaines travées de l’opposition qu’est diffusé ce récit paralysant d’un adieu au libéralisme par son plus parfait propagandiste de ces deux dernières décennies.

Ensuite, Alexander De Croo espère que ce virage interventionniste sera gratifié électoralement, comme le sont, normalement, les chefs d’Etat et de gouvernement en temps de grave choc extérieur.

C’est une des lois de la politique de guerre lorsqu’elle n’a pas été choisie. Les exécutifs qui agissent vite et fort reçoivent toujours une prime de popularité. Elle n’est parfois que temporaire, et la Vivaldi n’a pas encore pu en profiter comme elle avait pu le faire au moment de la deuxième vague de coronavirus, à l’automne 2020.

Mais ce n’est de toute façon pas aujourd’hui qu’un gouvernement se rendrait sympathique, ni aux ménages ni aux entreprises, ou aurait l’air responsable, en se laissant docilement dominer par «le marché devenu fou».

Or, à défaut d’avoir agi fort, Alexander De Croo a posé les bons constats assez vite. Et puis, il a lu Friedrich von Hayek, et La Route de la servitude, ce pamphlet de 1944 qui a relancé un libéralisme alors à bout de souffle, Alexander De Croo.

Parce qu’un livre de plage peut aussi se relire sans trop bouger dans des sables mouvants, il pourra y trouver un consolateur pansement pour son libéralisme égratigné: «Rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laissez-faire.»

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