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Bonheur: « Plus il fait chaud, moins nous sommes heureux »

Rencontre avec le sociologue néerlandais Ruut Veenhoven, pionnier des études sur le bonheur.

Sur Wikipedia, Ruut Veenhoven est décrit comme « le parrain de la recherche sur le bonheur », mais, dans un sourire, lui dit qu’il lui préfère le titre de « pape du bonheur ». Veenhoven est atteint d’une maladie incurable – un cancer – mais il continue à être heureux et à travailler en tant que professeur émérite à l’université Erasmus de Rotterdam. Il est également toujours à la tête de la base de données sur le bonheur mondial qui rassemble tout ce que l’on sait sur ce sujet.

« Dans les années 1960, la société était suffisamment prospère que pour s’intéresser au bien-être. Mais posséder de nombreux biens ne rendait pas forcément plus heureux et on a commencé à se demander quelle était la recette du bonheur. Or la recherche scientifique dans ce domaine était inexistante à cette époque. Il y avait des initiatives à gauche et à droite, mais rien de concret. Bien sûr, il existait une tradition philosophique qui réfléchissait à ce qu’est une bonne vie. Or les philosophes sont des conseillers moraux : à leurs yeux, une bonne vie est une vie vertueuse. Et ce n’est donc pas très amusant. (rires) Moi, je voulais aborder le bonheur avec des recherches empiriques et des enquêtes », nous dit Veenhoven.

Depuis des décennies, vous rassemblez toutes les connaissances scientifiques sur le bonheur dans une base de données.

Chaque fois que je lisais une étude, j’écrivais sur une petite fiche : « Le collègue Jansen a fait des recherches sur les enseignants de Malines, a trouvé une moyenne de 5,6 et dit qu’il y a un lien avec une nomination permanente ». Ma boîte de fiches s’est peu à peu agrandie. Dans les années 90, nous sommes passés au numérique : on en est maintenant à vingt-cinq mille entrées.

Un outil utile, car si votre objectif est d’accroître le bonheur d’un plus grand nombre de personnes, vous devez savoir dans quelle mesure elles sont heureuses et ce qui contribue au bonheur. Il y a beaucoup d’idées, de pistes, mais, en fin de compte, on ne garde que ce qui résiste à une étude empirique. On constate que, tout comme pour la santé physique, il y a beaucoup de blabla.

Vous n’aimez pas le concept du « blue Monday », qui serait le jour le plus déprimant de l’année et qui tombe généralement à la fin du mois de janvier.

Ce concept est d’une absurdité totale. Pour s’en rendre compte, il suffit d’interroger régulièrement les gens, comme nous le faisons pour le Guide du bonheur. Les gens sont un peu plus heureux le week-end que pendant la semaine, c’est vrai, mais ils ne sont pas plus heureux le lundi que le mardi ou le mercredi. Cette idée que nous traversions collectivement une période de blues en ce lundi de janvier, c’est du grand n’importe quoi. Mais le pire postulat autour du bonheur est, à mon avis, qu’il n’est pas possible d’être heureux, car notre tendance à être malheureux est aussi inéluctable que la couleur de nos yeux. Ceux qui disent çà se trompent lourdement.

Mais le bonheur a une composante génétique, non ?

C’est effectivement le cas. Nous estimons qu’en Belgique, les gènes sont responsables pour 30 % de notre bien-être. Mais ne savons pas encore exactement de quelle manière. La prédisposition physique joue certainement un rôle : si vous êtes né avec un problème de douleur, cela réduit le plaisir. Le bonheur est également un signal biochimique : il se peut que la petite alarme dans votre tête ne fonctionne pas correctement, ou que seuls les signaux négatifs passent, et que vous soyez alors déprimé.

Font également partie des 30 % : une partie de notre personnalité qui est innée. Si vous êtes introverti par nature, il vaut mieux vivre au Japon qu’en Belgique. Ici, les choses fonctionnent automatiquement mieux pour les extravertis ; vous établissez plus facilement le contact si les autres savent ce qui se joue en vous.

L’argent est un indicateur classique et puissant du bonheur.

L’argent est un plus si on veut être heureux, et certainement au niveau social : si une société est plus prospère, les gens vivent en moyenne dans de meilleures maisons et partent plus souvent en vacances. Les soins de santé sont meilleurs, et les psychothérapies aussi. Une grande partie des personnes qui sont malheureuses ici ont des problèmes psychologiques. On constate que les gens sont plus heureux dans les pays où il y a plus de personnes qui travaillent dans le domaine de la santé mentale. On pourrait s’attendre au contraire à ce qu’il y ait plus de psychologues et de psychiatres parce qu’il y a plus de gens malheureux, mais ce n’est pas vrai. Là où il y a beaucoup de professionnels de la santé mentale, les personnes malheureuses, et il y en a de toute façon toujours, sont juste mieux aidées.

L’argent joue également un rôle au niveau individuel.

Et pas qu’un peu : les personnes riches sont en moyenne plus heureuses. Pas seulement parce que « l’argent fait le bonheur », mais aussi parce qu’ils ont un meilleur accès aux soins psychologiques. Et avec l’argent vient le prestige : nous sommes des animaux qui vivent en groupe et avec des structures hiérarchiques.

Bonheur:
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Celui qui a une voiture de luxe devant la porte se retrouve plus haut dans la hiérarchie. À moins d’avoir l’excuse d’être un artiste ou un journaliste : ces personnes bénéficient automatiquement d’un statut et peuvent continuer à conduire une vielle Volkswagen. (rires)

L’âge joue également un rôle dans le fait d’être satisfait de sa vie.

Effectivement. En Belgique, le graphique montre une ligne qui forme un petit u. Ce n’est pas partout le cas puisque dans la plupart des pays, la ligne descend simplement. Mais dans notre cas, deux choses entrent en jeu. Tout d’abord, notre jeunesse est une période exceptionnellement agréable. Jusqu’à l’âge de 25 ou 30 ans, nous pouvons nous batifoler dans tous les domaines sans souci et en ayant l’embarras du choix. Dans nos métiers, par exemple : si vous n’aimez pas la comptabilité, vous pouvez toujours étudier le journalisme par la suite. Vous pouvez également expérimenter avec différents partenaires. Mais une fois que vous avez 30 ans, que vous avez choisi un partenaire et un emploi et que vous avez contracté un prêt hypothécaire, vous êtes coincé. Ce qui est ressenti par certains comme un fardeau.

En outre, les femmes sont doublement sollicitées : elles peuvent désormais travailler, mais elles doivent encore s’occuper des tâches ménagères. On pourrait s’attendre à ce que les femmes soient plus heureuses depuis l’émancipation des femmes, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Dans la plupart des pays, les gens sont plus heureux depuis les années 1970, mais si l’on va plus loin dans l’analyse des chiffres, on constate que le niveau de bonheur des hommes a augmenté davantage que celui des femmes. L’émancipation des femmes fait partie d’une plus grande liberté pour tous et c’est surtout les hommes qui en ont profité. L’émancipation a un coût et ce coût est principalement payé par les femmes les plus instruites. Elles ont plus de chances de rester célibataires, car les hommes choisissent d’avoir une épouse moins instruite. Les conservateurs diront : « Vous voyez ? Ce à quoi on pourrait répondre qu’il y a un désavantage culturel, et que c’est l’avant-garde en paie le prix.

Sommes-nous plus heureux dans la dernière partie de notre vie ?

L’hypothèque a été remboursée, les enfants ont quitté la maison et nos carrières sont en bonne voie. Nos systèmes de pension sont généralement bons. Au cours de la troisième étape de la vie, la courbe du bonheur recommence à monter progressivement, jusqu’à quelques années avant la mort où la courbe se met à redescendre.

Vous dites que nous sommes devenus progressivement plus heureux à partir des années 1970. Pourquoi à partir de ce moment-là ?

Grâce à plus de prospérité, une meilleure santé et une plus grande liberté de choix. Sur le marché du travail, par exemple : il y a plus de bons emplois qu’avant, et vous avez plus de chances d’en trouver un qui vous convienne. Notre niveau de vie moyen plus élevé signifie que nous pouvons nous permettre d’accepter un travail qui ne nous rend pas riches, mais qui nous inspire. Nous choisissons également mieux : nous demandons plus souvent à nos enfants ce qu’ils aiment vraiment et nous parlons davantage de leurs sentiments. Nous les formons à l’indépendance plutôt qu’à l’obéissance.

Dans le passé, un fils de boucher ayant des talents artistiques pouvait oublier ses rêves…

Il fallait vraiment être très malheureux pour sortir de ce chemin prétracé. Franchir un tel pas semblait pour beaucoup impossible et c’est pourquoi la plupart des fils de bouchers sont devenus bouchers. Aujourd’hui les choses ont changé et ils peuvent choisir d’aller dans une école d’art.

Cette liberté de choix a néanmoins un inconvénient : le stress du choix. Dans le passé, il allait de soi que quelqu’un reprenne la profession et la foi de son père. Maintenant, c’est un choix, et un choix sérieux, car il détermine le reste de votre vie. Et si vous échouez, c’est votre faute. Il en va de même en ce qui concerne les enfants. Ce choix est l’un des plus importants que l’on fait dans notre vie. Jusqu’à récemment, on ne se posait même pas la question : une fois qu’on avait trouvé un petit ami ou une petite amie, on commençait à avoir des enfants. Généralement bien plus tôt et plus que ce qu’on aurait souhaité. Grâce au préservatif et à la pilule, vous avez le choix et vous pouvez reporter la décision. Le résultat est que nos enfants sont nés de personnes qui veulent vraiment des enfants, qui sont généralement plus matures et mieux à même d’élever leur enfant.

Les relations sont essentielles à notre bien-être : les célibataires obtiennent généralement de moins bons résultats aux tests qui mesurent le bonheur que les personnes en couple.

C’est en partie dû au fait qu’ils ont toujours été moins heureux et ont donc plus de mal à trouver un partenaire. Mais les gens sont des êtres sociaux qui recherchent la sécurité et le sexe. Nous entrons dans des relations pour éviter d’avoir à payer pour ces deux choses. Mais un partenaire n’est pas là que pour l’ambiance: il vous garde sur la bonne voie. Si vous ne vous brossez pas les dents ou si vous buvez trop, votre partenaire se plaindra. Si vous vous plaignez de votre patron tous les jours, votre partenaire vous incitera à trouver un autre emploi. Cela provoque des disputes, mais cela permet de trouver un mode de vie adapté.

Les vingt-cinq mille fiches sur le bonheur contenus dans votre base de données ne sont pas seulement une compilation de faits amusants, vous dites qu’ils nous permettent de mesurer la progression du bonheur.

Une bonne vie pourrait être jaugée au nombre d’années de vie heureuse. Dans le cas des animaux, nous ne pouvons que mesurer leur durée de vie, tandis que nous pouvons aussi demander aux gens s’ils apprécient leur vie. Si vous combinez ces données, durée et qualité, vous savez quelles sociétés produisent le plus grand nombre d’années heureuses.

Malgré la pandémie, les taux de suicide n’augmentent pas pour l’instant.

On voit cela plus souvent avec les grandes calamités ou les crises économiques. Lorsque les conditions sont mauvaises, il n’est pas surprenant que vous vous sentiez mal : ce n’est pas votre faute. Si vous êtes malheureux au paradis, vous êtes plus susceptible de vous en prendre à vous-même.

Cela rappelle le nombre de suicides, qui est plus élevé en été qu’en hiver.

Oui, vous pouvez l’interpréter de la même manière.

Le climat a-t-il un effet sur le bonheur ?

Oui, mais d’une manière différente de ce que l’on pourrait croire : plus il fait chaud, moins nous sommes heureux. Cela peut s’expliquer en partie par la pauvreté, mais pas entièrement : il y a aussi un facteur culturel. Il y a une théorie derrière cela. Les zones climatiques tempérées ont développé des sociétés plus égalitaires que les zones tropicales. L’explication est que dans ces zones plus chaudes, il y avait plusieurs récoltes par an, ce qui signifiait que les hommes pouvaient laisser le travail aux femmes. Dans les zones à climat tempéré – avec des hivers – il n’y avait qu’une seule récolte et elle devait être immédiate : une bonne coopération entre hommes et femmes était alors nécessaire. Cela aurait conduit à des sociétés moins hiérarchisées, où les gens avaient plus de liberté pour organiser leur vie selon leurs propres préférences.

Dans de nombreux classements, la Finlande apparaît comme l’un des pays les plus heureux.

Les gens sont relativement heureux dans toute la Scandinavie, car l’individu a une grande liberté de choix. Cela peut aussi s’expliquer historiquement. Le féodalisme n’a pas été aussi présent en Scandinavie qu’en France ou en Espagne. Les seigneurs féodaux vivaient de la traite des petits agriculteurs, mais dans les sociétés qui reposaient sur le commerce et la pêche, il était plus difficile d’exploiter les gens. Les peuples de la mer sont beaucoup plus autonomes. Ils ne se laissent pas faire et s’ils ne sont pas contents, ils vont tenter leur chance ailleurs. Dans ces endroits, une culture plus autonome s’est développée, ce qui est un avantage dans le contexte économique actuel, où la liberté et l’autonomie sont cruciales.

Pourquoi le nombre de burnouts et de dépressions explose-t-il si nous ne sommes plus heureux depuis les années 1970 ?

En réalité nous ne savons pas avec certitude s’il y a effectivement plus de burnout qu’auparavant. Les gens disent souvent qu’il y a plus de dépression qu’auparavant, mais ce n’est probablement pas vrai. Des recherches internationales comparatives montrent que, partout dans le monde, le même nombre de personnes sont déprimées. Seulement : dans des pays comme la Belgique, vous présentez vos symptômes à un médecin généraliste, qui vous oriente. C’est ainsi que l’on se retrouve dans les statistiques : dans une certaine mesure, c’est un problème de comptage.

La psychologie positive est un mouvement relativement jeune dans le domaine de la psychologie, fondé sur des recherches scientifiques empiriques et mettant l’accent sur la résilience : elle affirme que l’on peut se persuader d’être plus heureux.

Dans une certaine mesure, c’est vrai. Vous pouvez vous entraîner à voir le verre à moitié plein, plutôt qu’à moitié vide. Le recadrage cognitif est une thérapie éprouvée dans le traitement de la dépression. Mais la psychologie positive comprend de nombreuses autres techniques souvent peu fastidieuses. Nous avons étudié leurs effets et elles semblent toutes fonctionner dans une certaine mesure. Nous avons constaté une augmentation moyenne de 5 %. Une part importante de cet effet est liée à la sensibilisation. Il est important que vous soyez conscient de ce qui se passe dans votre vie, et que vous soyez conscient de ce que vous ressentez. Ensuite, vous essayez automatiquement de comprendre : qu’est-ce qui me fera me sentir mieux ?

Un remède classique aux accès de mélancolie est le sport.

Cela s’applique à toute activité, y compris l’activité mentale. La nature nous récompense si nous utilisons notre potentiel. Nous avons beaucoup de cervelle, c’est pourquoi nous sommes curieux, aimons jouer aux échecs et lisons LeVif. Et lorsque nous faisons du sport, nous utilisons pleinement nos capacités physiques, ce qui nous donne satisfaction.

La méditation semble être efficace.

Je ne le fais pas moi-même. Quand je suis fatiguée, je m’assois près de la fenêtre et je regarde dehors. Mais la méditation aide à lutter contre le stress, c’est l’une des nombreuses techniques pour devenir calme, et si on lui donne une tournure ésotérique, les gens l’apprécient encore plus. En soi, je n’ai rien contre, au contraire. Parfois, les gens sont malheureux dans leur mariage ou dans leur travail, mais ils ne peuvent pas partir. Alors c’est une bonne chose qu’il existe des techniques pour se sentir mieux, même si ce n’est qu’un peu. Néanmoins je pense qu’il serait bon de tester ces techniques de manière plus scientifique, afin de déterminer ce qui fonctionne et pour qui.

De nos jours, on est bombardé de livres et d’applications de développement personnel qui promettent une vie longue et heureuse. Cela vous dérange-t-il que le bonheur soit devenu une sorte d’industrie ?

Il n’y a rien de mal à cela en soi puisque l’autoassistance s’avère souvent efficace. Sauf que l’offre est pléthore et que tout ne se vaut pas, loin de là. Il existe d’ailleurs très peu de recherches dans ce domaine.

Pourquoi ?

Toutes ces initiatives relèvent du coaching de vie, et ce secteur n’est pas encore très bien organisé. C’est pourquoi il y a peu d’argent pour la recherche et qu’elle est limitée aux cercles académiques. Les séances ne sont pas remboursées par les caisses d’assurance maladie et il existe de nombreux charlatans sur le marché. Si les gouvernements visent un plus grand bonheur pour un plus grand nombre de personnes, ils feraient bien de professionnaliser le secteur.

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