Les Tigres à l’agonie

A Colombo, le gouvernement crie déjà victoire. La rébellion séparatiste tamoule, dans le nord du pays, serait sur le point d’être écrasée. La fin de l’un des plus anciens conflits armés du continent asiatique ?

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Plus de 70 000 morts, des dizaines de milliers de familles déplacées ou écartelées, un pays coupé en deux : tel est le macabre bilan de la guerre oubliée qui déchire Sri Lanka, l’ancienne Ceylan, où les autorités affrontent depuis plus de trente ans les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Ce mouvement armé lutte pour l’indépendance des régions nord et est de l’île, peuplées en majorité de Tamouls, alors que le reste du pays est dominé par les Cinghalais. L’affrontement militaire toucherait-il à sa fin ? Depuis l’arrivée au pouvoir du président Mahinda Rajapakse, à la fin de 2005, l’armée a reconquis la majeure partie des territoires contrôlés par les Tigres. Leur capitale autoproclamée, Kilinochchi, est tombée il y a deux mois, et les derniers combattants sont désormais retranchés dans une zone de moins de 100 kilomètres carrés, sur la côte nord-est. Débâcle étonnante : les LTTE régnaient sur plus de 15 000 kilomètres carrés il y a encore deux ans et demi. Surtout, ils étaient réputés comme la guérilla la plus efficace du monde – la seule structurée au point d’avoir des unités navales et aériennes. Dans l’offensive des derniers mois, les forces armées ont même découvert un mini-sous-marin, et pas moins de sept pistes de décollage camouflées dans la jungle.

Dans les zones qu’ils contrôlaient, coupées du monde pendant de longues années, les Tigres géraient leur propre administration parallèle, de la police à la justice, en passant par le système de santé. Financés par les trafics d’armes et de drogue, ainsi que par les  » dons  » de la diaspora tamoule, ils demeurent avant tout un mouvement militaire, caractérisé par une discipline de fer. Tous les combattants portent ainsi une capsule de cyanure autour du cou, afin de pouvoir se suicider s’ils sont pris vivants. L’honneur suprême consiste à être promu au sein des Tigres noirs, l’unité chargée des attentats-suicides – une pratique que les LTTE ont perfectionnée à l’extrême. Et qui a coûté la vie à deux dirigeants : l’ex-Premier ministre indien Rajiv Gandhi, en 1991, puis, deux ans plus tard, l’ancien président sri-lankais Ranasinghe Premadasa.

Comment expliquer l’effondrement soudain de cette guérilla longtemps réputée invincible ?  » D’un côté, les LTTE n’ont plus de bon commandant sur le terrain et, de l’autre, le président a, pour la première fois, donné carte blanche à l’armée « , affirme Vinayakamoorthy Muralidaraan. Plus connu sous son nom de guerre,  » colonel Karuna « , l’homme a passé vingt-deux ans au sein de la rébellion, atteignant les plus hautes sphères de l’organisation avant de déserter, en 2004, avec 6 000 de ses hommes. Il est aujourd’hui protégé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des soldats d’élite en raison du risque d’assassinat par ses anciens compagnons d’armes. Car sa défection est pour beaucoup dans les victoires de Colombo : en tant que bras droit du chef historique des Tigres, Prabhakaran, il connaissait les moindres détails du fonctionnement interne de l’organisation, ainsi que tous ses sites stratégiques. L’armée a d’ailleurs commencé par reprendre les enclaves rebelles de l’Est, qui étaient sous sa responsabilité directe lors de sa trahison, avant de s’attaquer à la région dite du Vanni, dans le Nord, bastion historique de la guérilla. Le grand architecte de cette offensive spectaculaire n’est autre que le frère du président, le secrétaire à la Défense, Gothabaya Rajapakse, qui n’a pas hésité à doubler les effectifs militaires et à augmenter sensiblement le budget de son ministère. Les LTTE sont considérés comme une organisation terroriste par de nombreux pays, et Colombo a également bénéficié d’un large soutien international dans un contexte mondial mobilisé par la lutte antiterroriste, tant en matière de fourniture d’armes que de renseignement.

Mais, si le gouvernement répète sans cesse que la fin des  » terroristes  » n’est plus qu’une question de  » jours « , la victoire n’est pas acquise. Si affaiblis soient-ils, les Tigres ont déjoué l’adversité par le passé, et personne n’oserait parier sur leur disparition tant que leur chef, l’introuvable Prabhakaran, est encore en vie. Même si l’armée semble être sur le point d’arracher aux LTTE leur dernière enclave, le groupe reste en mesure de commettre des attentats-suicides à travers le pays pendant encore un bon moment, selon les analystes. Quelques heures seulement après l’annonce de la chute de Kilinochchi, alors que l’armée criait victoire, une bombe humaine s’est d’ailleurs fait sauter devant un camp militaire, en plein Colombo. Pis, les rebelles ont mené un raid aérien sur la capitale, le 20 février, alors que les autorités affirment avoir neutralisé il y a longtemps toutes leurs infrastructures aériennes.

Si son efficacité demeure sujette à débat, l’offensive lancée depuis 2006 a été menée au détriment de la liberté d’expression et des droits de l’homme. On ne compte plus les Tamouls qui ont disparu sans laisser de traces. Les intellectuels n’osent plus parler. Et les attaques contre les journalistes se multiplient.

 » Ce gouvernement a une mitraillette dans chaque main, résume un rédacteur en chef. L’une vise les LTTE ; l’autre, les médias.  » Impossible, pour les journaux locaux, d’évoquer le sort des civils tamouls. Ou de remettre en question le nombre, étonnamment bas, de soldats morts au combat. A Colombo, les autorités affirment que  » quiconque ne soutient pas l’effort de guerre est un traître « . Une censure bien utile pour s’assurer le soutien aveugle de la majorité cinghalaise (75 % de la population), totalement soudée derrière le président, Mahinda Rajapakse. D’abord, parce qu’il est célébré comme celui qui a réussi à anéantir les Tigres ; ensuite, parce qu’il a habilement joué la carte du  » nationalisme cinghalais « . Une idéologie qui, malgré les discours de façade sur la réconciliation à venir, ne présage rien de bon pour la minorité tamoule.

 » Il faudra trouver une solution politique « 

 » Gagner la guerre ne signifie pas résoudre le problème ethnique, souligne un diplomate en poste à Colombo. Le sentiment d’aliénation de la minorité tamoule ne va pas s’évaporer, il faudra trouver une solution politique.  » Le gouvernement promet d’ailleurs de faire profiter les régions du Nord d’un amendement constitutionnel permettant davantage d’autonomie, comme il l’a fait pour l’Est, également dominé par les Tamouls, où un parti fondé par le colonel Karuna après sa défection est désormais au pouvoir. Celui-ci est cependant le premier à affirmer que la décentralisation en question est en réalité cosmétique.  » Ce gouvernement procinghalais est totalement dévoué à la notion d’un Etat indivisible. Pourquoi ferait-il des concessions envers les Tamouls s’il sort de la guerre en position de force ?  » demande Paikiasothy Saravanamuttu, analyste au Center for Policy Alternatives (Centre pour des politiques alternatives), l’un des rares chercheurs qui osent encore affronter les autorités.

Le traitement des populations civiles originaires du Vanni dictera, en partie, les modalités de la réconciliation entre les communautés. Or les parquer dans des camps militaires sans observateurs internationaux n’est sans doute pas le meilleur moyen de gagner la confiance de la minorité tamouleà  » D’un point de vue politique, c’est totalement inepte « , estime un diplomate qui, comme beaucoup d’autres, voit dans cette stratégie musclée  » le meilleur moyen d’assurer la renaissance des LTTE « .

PIERRE PRAKASH

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