Considéré comme inutile au pic de l'épidémie, le port du masque imposé dans toute la Région bruxelloise, y compris en plein air, a suscité l'incompréhension. © GETTY IMAGES

Coronavirus: le citoyen est devenu la « solution »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Contrairement au reste de l’Europe, la Belgique assouplit les mesures de restriction. But : obtenir l’adhésion des citoyens et les responsabiliser. Mais à peine annoncé, l’assouplissement des consignes était déjà menacé et, parfois, enterré.

Le nombre de contaminations ? En hausse. Le nombre d’hospitalisations ? En hausse. Le nombre de lits occupés en soins intensifs ? En hausse. A l’exception du nombre de décès, tous les indicateurs sont au rouge. Un niveau largement supérieur à celui d’il y a à peine deux mois et qui avait conduit l’exécutif fédéral à faire marche arrière depuis le déconfinement, en réduisant, par exemple, la bulle sociale à cinq contacts rapprochés par foyer, au lieu de quinze personnes par membre et par semaine. Des chiffres qui s’affolent, donc, et qui font dire au professeur Yves Van Laethem, infectiologue au CHU Saint-Pierre et porte-parole interfédéral, lors de son point presse du lundi 28 septembre :  » C’est le moment ou jamais de faire particulièrement attention », même si « la courbe tend à s’aplatir » et que l’on peut « espérer l’établissement d’un plateau ».

Une stratégie mal comprise ? Ou tout simplement mal ficelée ?

Quatre jours plus tôt, et malgré une accélération de l’épidémie, la Première ministre, Sophie Wilmès, ses ministres et les représentants régionaux annoncent un assouplissement des mesures pour lutter contre l’épidémie de Covid-19. Parmi les modifications, la réduction du délai d’isolement de quatorze à sept jours pour les personnes présentant des symptômes et la levée de l’obligation de porter un masque dans l’espace public, sauf dans les endroits « extrêmement fréquentés », les transports en commun, les cinémas ou les magasins.

Les décisions surprennent, alors qu’ailleurs, en Europe, plusieurs pays imposent des dispositifs sanitaires coercitifs. Elles divisent également les scientifiques, qui font part le plus souvent de leur perplexité. Certains estiment qu’il faut agir plus vite et plus fort, à l’instar de Steven Van Gucht, virologue chez Sciensano (l’institut scientifique de santé publique) et président du comité scientifique contre le coronavirus, ou d’Emmanuel André, microbiologiste à la KULeuven. « C’est comme lancer un enfant sur un toboggan. Si on lui dit de s’arrêter au début, il y arrive sans trop d’efforts. Si on lui demande de s’arrêter au milieu, c’est beaucoup plus difficile », résume l’ancien membre du groupe d’experts chargé d’éclairer l’exécutif sur la levée du confinement (GEES), interrogé par RTL TVI. D’autres refusent de valider l’allégement des directives, à l’exemple d’Erika Vlieghe, ex-présidente du Gees et présente au sein du Celeval, la cellule d’évaluation qui conseille le Conseil national de sécurité (CNS). Parmi les scientifiques, peu s’attendaient sans doute à ce contre-pied.

Une stratégie mal comprise ? Ou tout simplement mal ficelée ? Sophie Wilmès laissait déjà entrevoir ce virage quand elle parlait, le 21 août dernier, d’une « sortie de gestion de crise » et d’une « gestion de risques » à mettre en oeuvre. « Il vaut mieux une règle un peu plus souple suivie par une grande partie de la population qu’une règle trop stricte qui fait décrocher les gens « , a-t-elle expliqué à l’issue du CNS. C’est sur ce principe, en effet, que le gouvernement fédéral a décidé un assouplissement général du dispositif. But : obtenir l’adhésion des citoyens et les responsabiliser. « N’oublions pas que chacun et chacune d’entre nous peut participer à la solution. En fait, nous sommes la solution », martèle l’ancienne cheffe du gouvernement depuis le 15 septembre.

Les épidémiologistes craignent la période hivernale, qui favorise les rassemblements familiaux en intérieur et renforce la promiscuité.
Les épidémiologistes craignent la période hivernale, qui favorise les rassemblements familiaux en intérieur et renforce la promiscuité.© GETTY IMAGES

Un appel à la responsabilité individuelle et un allégement des mesures sont-ils concluants ? Cela met mal à l’aise, en tout cas. Comme si la peur était moins présente. Comme si l’exaspération dominait. D’après les experts interrogés, l’invitation à la responsabilisation est moins naturelle en Belgique que dans les pays de tradition protestante, les pays nordiques ou encore aux Pays-Bas. Chez ceux-ci, lorsqu’il y a des recommandations, elles sont davantage respectées, en Suède par exemple. « Ce qu’elle a fait différemment des autres pays, c’est de s’appuyer sur la population et la disposition de ses citoyens à mettre de la distance sociale et à s’autodiscipliner, signalait Mike Ryan, directeur exécutif de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), lors d’une allocution en mai dernier. En ce sens, elle a déployé une politique publique à travers un partenariat avec la population. » Autrement dit, les autorités suédoises peuvent s’appuyer sur la responsabilité individuelle et le civisme plutôt que sur la contrainte. A l’inverse, ici, les autorités n’accordent pas leur confiance aux citoyens de la même façon que dans le nord de l’Europe.

Une multiplication de messages contradictoires a éloigné les citoyens des décisions prises et alimenté leur lassitude.

La bulle a fait pschitt !

Sur le terrain, les bourgmestres doivent fixer les règles et coller au plus près des réalités. Trois jours après le CNS, le 27 septembre, au soir, ce sont eux, avec les gouverneurs, qui ont annoncé les mauvaises nouvelles. Ainsi, à Bruxelles, ils ont décrété la fermeture des bars à 23 heures pour trois semaines. Le masque reste obligatoire dans une série de lieux, comme les abords des écoles, les rues commerçantes et les marchés. Chacun doit d’ailleurs toujours en avoir un en sa possession.

Las, plusieurs élus locaux se disent « instrumentalisés » (Didier Gosuin) ou pris dans un « guet-apens » (Christos Doulkeridis). Ils ne comprennent pas ce relâchement fédéral, décidé selon eux de « façon unilatérale » et compte tenu de la circulation préoccupante du virus. Face aux critiques, Sophie Wilmès conteste, pourtant, tout changement de doctrine. La règle de base est la même : gardez vos distances et, si vous ne pouvez pas, portez un masque.

La bulle existe toujours – son concept, en tout cas, plus son expression que les autorités évitent désormais de prononcer – mais elle est élargie : chaque individu, et non plus chaque famille, a le droit de voir qui il veut et d’avoir des contacts « rapprochés » venant de l’extérieur, mais ils doivent être limités le plus possible. En privé, on peut recevoir dix personnes au maximum. L’objectif reste évidemment de freiner les brassages de population, notamment entre les jeunes et les aînés, qui demeurent les plus vulnérables face aux risques d’infection grave. D’après les experts, dont ceux de l’UGent qui l’ont imaginée, la « bulle sociale » est solide au niveau théorique, mais jamais elle n’avait été testée à l’échelle d’une population. Il y a donc des inconnues, dont l’adhésion et son respect. Ni vérifié ni vérifiable, à travers le concept de  » bulle sociale « , les autorités, suivant l’avis du Celeval, ont tenté de s’attaquer à la vie privée. Or, la sphère intime représente l’angle mort des politiques de prévention, tant il est difficile (et pas forcément souhaitable) pour un pays de surveiller les faits et gestes de ses concitoyens en dehors de la voie publique. Les épidémiologistes, de leur côté, craignent la période hivernale, qui favorise les rassemblements familiaux en intérieur et, de fait, renforce la promiscuité. Mais le risque d’une telle « mise sous cloche sociale » est d’entraîner l’isolement et, politiquement, de se mettre à dos une partie des citoyens. Si cette bulle a eu autant de mal à susciter l’adhésion, c’est aussi « parce qu’elle a été imposée en plein été, quand l’épidémie était encore basse », relève Yves Coppieters, professeur de santé publique à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Selon lui, « les gens, surtout les jeunes, l’auraient mieux comprise aujourd’hui », alors que les indicateurs se dégradent sérieusement.

On constate un même effet rejet du port du masque partout dehors et tout le temps. Considéré comme inutile lorsque l’épidémie était à son pic, on n’a fait qu’élargir son imposition au fur et à mesure que les hôpitaux se vidaient : transports en commun, supermarchés, cinémas, espaces publics… jusqu’à l’imposer dans toute la Région bruxelloise, y compris en plein air et dans des zones peu fréquentées. Une multiplication de messages contradictoires qui a éloigné les citoyens des décisions prises et alimenté leur lassitude. Tout ça donne quand même l’impression qu’on fait ça de manière brouillonne.

A la fin de l’été, l’exécutif avait promis de venir avec une vision à long terme, pour « vivre avec le virus le plus normalement possible ». Elle n’existe toujours pas. Elle est demandée au Celeval, censé élaborer un plan calqué sur l’exemple irlandais : un mécanisme de codes à quatre couleurs, chacune accompagnée de mesures spécifiques. Il doit permettre de distinguer la situation de la pandémie dans les différentes provinces et d’adapter la stratégie. Il s’agit notamment de prendre en compte, dans les provinces, les hospitalisations, le nombre de lits occupés aux soins intensifs… Ce « baromètre » reste à l’étude. Il « manquait de clarté » et « était incomplet », jugent les autorités alors que des virologues, eux, estiment que le politique se montrait surtout soucieux d’assouplir les contraintes et ne voulait pas d’un système qui aurait, au contraire, pu déboucher sur de nouvelles restrictions.

Bref, personne ne voit encore clair sur la vie d’après, en temps de Covid-19. Une stratégie mal comprise, alors ? Ou mal ficelée ? Le mot d’ordre « tester-tracer-isoler » a été scandé pendant des mois. Pourtant, l’exécutif reconnaît encore aujourd’hui des problèmes organisationnels. La première ligne, les généralistes, est débordée. On teste désormais en masse, mais les résultats tardifs entravent le tracing. Il n’y a aucun moyen de s’assurer que les malades et leurs contacts respectent le confinement individuel recommandé. « Il faut remotiver les gens », plaide Emmanuel André. C’est le chantier principal. Il est immense.

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