Nadia Aimé, de la rue au poste de spécialiste en cybersécurité chez Microsoft
Condamnée à la rue à 15 ans à peine, Nadia Aimé ne s’imaginait plus rebondir. Puis elle a trouvé, grâce à l’informatique, une façon de réaiguiller son destin. Après avoir lancé sa propre société, elle est aujourd’hui spécialiste en cybersécurité chez Microsoft.
Elle ne repassera même pas chez elle. A ses yeux, la police est impliquée dans l’accident de la route qui vient de coûter la vie à ses parents, à l’étranger. Elle panique, elle a trop peur de se faire expulser. Elle est noire, pas Belge et ne connaît rien des lois en vigueur dans le pays, notamment celles qui concernent la prise en charge des mineurs. Expulser où? Elle l’ignore mais ce ne peut être que dans un endroit qu’elle ne connaît pas. Où elle sera seule. A 15 ans, devenue orpheline du jour au lendemain, sans famille en Belgique, Nadia Aimé disparaît de la circulation et part vivre en rue. Avec son passeport, mais sans vêtements de rechange.
«Ignorer ce qui pouvait m’arriver allait au-delà de la peine: je ne savais pas quoi faire», se souvient aujourd’hui la presque trentenaire, cheveux courts et lunettes rouges sur le nez. «Je n’en ai parlé à personne. J’avais bien un cercle d’amis, mais qu’auraient pu faire pour moi des ados?» Au début de l’été 2008, la jeune fille s’installe dans le parc Georges Henri, dans la commune bruxelloise de Woluwe-Saint-Lambert, là où elle a l’habitude de faire du skateboard. Elle transite également par le Cinquantenaire et la station de métro Merode. «Je tournais de manière cyclique, de banquettes de bus en marches d’escalier. Avec pour seul objectif de ne pas être remarquée. De rester invisible.»
La crainte d’être retrouvée empêche Nadia d’envisager un futur. Sa vie n’est qu’une succession de soirs et de matins. Elle erre. «On discutait parfois avec d’autres SDF quand on était au même endroit, au même moment. Puis chacun reprenait son chemin, et voilà.» De l’aide? La Croix-Rouge passe régulièrement distribuer des repas et proposer des consultations médicales. Mais dès que l’on commence à lui poser des questions, la Suissesse se cambre et s’en va. Elle considère que le privilège de la protection est réservé à ceux qui ont encore leurs parents.
Un job au culot
«Avec le recul, j’ai l’impression de voir un film, je ne parviens plus à me connecter à la personne que j’étais.» Car aujourd’hui, Nadia Aimé est experte en cybersécurité. Depuis l’été 2021, elle est même security technical specialist chez Microsoft. Son rôle consiste à détailler à de grosses boîtes internationales la façon dont le géant américain les aide à protéger leur environnement et à trouver pour eux les solutions sécurisées les mieux adaptées. «On parle d’entreprises qui engrangent des millions d’euros de chiffre d’affaires. Si elles se font hacker, ça peut avoir des conséquences jusqu’aux gouvernements.»
Ce poste envié, la jeune femme le doit à la fois à son culot et à son talent de codeuse informatique, qu’elle a pu développer et perfectionner sans diplôme, alors que d’autres portes ne cessaient de se fermer devant elle.
Aujourd’hui, elle se sent redevable. Raison pour laquelle elle est devenue marraine de Plan International Belgique, ONG qui garantit l’accès des filles à l’éducation. «Quand on est différent, on fait peur aux autres. On me dit souvent qu’on ne sait pas quoi faire avec moi. Mais si on engage toujours le même type de personnalités sans donner leur chance à ceux qui ne rentrent pas dans le cadre, un tas de compétences inexplorées restent sur le carreau.»
Une nerd à l’internat
Nadia Aimé a vu le jour au Kenya mais n’y a jamais vécu. Ses parents l’ont recueillie puis emmenée chez eux, en Suisse, peu après sa naissance. A Mettauertal, petit village de deux mille habitants du canton alémanique d’Argovie, son enfance rime avec air pur, randonnées en été et ski en hiver. Moins Barbie que Street Fighter sur Game Boy ou Snake sur le Nokia 3310 de son père, elle se souvient: «J’ai toujours eu ce côté geek-nerd en moi, je n’étais pas fan de la vie en pleine nature. C’était ennuyant.» La vie rurale prend fin en 2008, quand le trio familial met le cap sur Woluwe, «pour changer».
Nadia est inscrite dans un athénée francophone. «Je me suis assez vite liée d’amitié avec des gens qui aimaient le gaming ou étaient eux aussi étrangers.» La néo-Bruxelloise est en passe de s’orienter vers l’option «cuisine» lorsque ses parents décèdent. Son éducation s’arrête brutalement. Sa vie de vagabondage commence. Elle durera sept mois. Une trentaine de semaines de froid et de peur, avant de faire confiance à cette passante, plus âgée et, surtout, plus attentive que d’autres, qui lui demande ce qu’elle fait là. Si jeune, si loin de l’école. Nadia ne réfléchit pas: elle lui confie son histoire.
«J’en avais assez, je ne pouvais plus continuer comme ça.» Son interlocutrice lui parle alors d’un système d’aide et l’accompagne sur le chemin d’un CPAS. Tout au long du trajet, la gamine se galvanise, trouve en elle le courage nécessaire pour lutter contre cette crainte d’être «déportée». Puis campe sur les escaliers du bâtiment un week-end durant, afin de se trouver devant le guichet le lundi à la première heure.
En mode « survie »
A sa grande surprise, Nadia est directement prise en charge, dans un centre d’urgence puis un internat. Administrativement, les choses vont vite. La «réhumanisation», elle, est plus lente. «Il a fallu que je m’habitue à côtoyer d’autres personnes. Je n’étais pas devenue sauvage, mais je n’avais plus le sens de la communication, de la confiance et du partage de l’espace.» Un réapprentissage qui ne s’impose pas seulement à l’égard de l’humain mais aussi… du mobilier. L’ ado dort d’abord à même le sol ou derrière la porte, réflexe hérité des nuits passées sur les marches du métro, le lieu le mieux abrité du vent. Le plus sécurisé, aussi, surtout pour une jeune fille seule. «Quand le mode « survie » a disparu et qu’il a fallu faire face à la réalité, j’ai également dû accepter que tout cela m’était effectivement arrivé. C’est probablement ça qui a été le plus dur ; j’essayais de ne pas couler… L’ internat m’a vraiment aidée à rentrer dans la vie.»
Besoin d’indépendance
Après quelques mois de remise sur pied, Nadia Aimé décide de retourner sur les bancs de l’école, pour apprendre «le secrétariat ou quelque chose comme ça». Ne maîtrisant pas encore assez bien le français, elle échoue aux tests d’évaluation de compétences. Elle s’oriente alors vers la formation en alternance: deux jours en classe, deux jours en cuisine, dans un restaurant à Uccle. «J’avais le salaire minimal – 500, 600 euros par mois, au black – pour travailler à temps plein en tant que commis. J’ai commencé par la plonge, puis je suis passée à la préparation des salades, des desserts… C’est là que j’ai vraiment appris à travailler et à économiser pour préparer ma vie en autonomie. Avec ce que j’avais traversé, j’avais besoin de cette indépendance.»
Redoutant à la fois la forte exposition à l’alcool et l’isolement social imposé par les horaires de l’Horeca, Nadia Aimé se reconvertit. Elle sera femme de ménage, sans cesser d’envoyer des candidatures spontanées pour autant. A l’ULB, par exemple, où elle est en lice avec des concurrents largement plus diplômés pour un job d’assistant administratif. Elle la joue alors au culot: d’abord en osant lancer une recherche Google pour connaître le fonctionnement d’Excel pratiquement sous le nez de son examinateur, puis en affirmant au vice-recteur qu’il doit l’embaucher parce qu’elle a besoin d’une chance. «Ça a marché!»
Le code ou la porte
Aujourd’hui encore, la security technical specialist remercie sa cheffe de l’époque de l’avoir contrainte à sortir de ses habitudes de secrétaire, un jour où le webmaster était absent. «Elle voulait que je modifie des infos sur le site Internet de l’université, mais pour moi, c’était impossible. J’avais toujours cru que j’étais bête. Or, ce qu’elle me demandait exigeait des compétences spécifiques, que je ne me pensais pas capable d’acquérir.»
Elle n’a pourtant pas le choix: c’est le code ou la porte. Alors elle suit scrupuleusement les consignes d’un informaticien et réalise qu’elle comprend ce langage et cette logique de manière assez intuitive. «Rapidement, j’ai su comment modifier des textes, des couleurs, des images, procéder à des alignements… La base, mais je trouvais déjà ça très cool. Cette tâche a suscité en moi une curiosité qui a vite évolué en passion. Tous les jours, je restais jusqu’à 21 heures au boulot pour étudier des codes avant de les imprimer pour les emporter à la maison, où je n’avais pas d’ordinateur. Ça a duré des mois.»
Nadia progresse vite. Elle crée bientôt des sites Web pour des amis puis, après deux ans de pratique, lance sa propre boîte. She Leads Digital met à disposition de femmes et de filles des outils et des connaissances numériques pour les mener vers l’entrepreunariat et l’autonomie professionnelle. «J’ai eu la chance de pouvoir réorienter mon destin grâce à l’informatique. Le but de She Leads Digital n’est pas d’apprendre à tout le monde à coder, mais d’aider des gens, par des stages, des workshops et des conférences, à découvrir comment le digital peut avoir une incidence sur leur vie, quel que soit leur niveau de pratique.»
Après trois années intenses, fatiguée de courir constamment après des fonds et des projets et marquée par un divorce, Nadia Aimé délègue la gestion de l’entreprise et se spécialise encore davantage, en suivant une formation en cybersécurité. Jusqu’à séduire Microsoft, qui la repère grâce à ses posts sur LinkedIn. «On me charrie parfois en disant que j’ai abandonné l’entrepreunariat pour devenir capitaliste. Mon objectif est toujours la digitalisation de la société et l’incitation à recourir aux technologies de façon utile. Seul le chemin pour y parvenir est différent.»
Son plus gros risque
«A la suite de mon divorce, me retrouver à nouveau seule responsable de moi-même.»
Son mantra
«Vous êtes plus courageux que vous ne le pensez, plus talentueux que vous ne le savez et capable de plus que vous ne l’imaginez.»
Dates clés
2015 «L’année où je code le plus. Je préfère la pratique à la théorie: je monte mes meubles Ikea sans la notice.»
2018 « En lisant la biographie d’Henry Ford, je suis impressionnée: on peut donc commencer au bas de l’échelle pour grimper les niveaux grâce ses capacités et sa volonté.»
2021 «Microsoft me contacte alors que d’autres entreprises moins prestigieuses ont refusé ma candidature. Je n’en reviens pas!»
2022 «Je divorce, j’achète une maison et mes enfants changent d’école.»
2023 «Je vais retourner pour la première fois au Kenya. Seule, pour savoir d’où je viens et voir comment je peux avoir un impact là-bas.»
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