Les demandes d'asile en hausse de 12% l'an dernier dans l'UE, +27% en Belgique © belga

Marie de Barquin a tout lâché pour devenir tutrice: «Si les Mena n’ont plus besoin de moi, tant mieux»

A l’aune d’une longue carrière dans le secteur de l’aide à la jeunesse, Marie de Barquin a tout lâché il y a dix ans pour devenir tutrice professionnelle de Mineurs étrangers non accompagnés (Mena). Depuis, elle en a assisté plus de 160.

Lorsqu’elle sonne à la porte de cet immeuble à plusieurs étages de Marchienne-au-Pont, Marie de Barquin est à la fois nerveuse et pleine d’enthousiasme. C’est Constance qui lui ouvre, rapidement suivie par Franck (1). Ces jumeaux congolais de 12 ans sont les premiers Mineurs étrangers non accompagnés qu’elle rencontre. Après le décès de leur maman, ils ont d’abord été recueillis par une grand-mère qui les a rejetés au point de les accuser de sorcellerie – une pratique qui n’est pas rare dans certains pays d’Afrique et qui amène de nombreux enfants à vivre dans la rue. «Ils ont subi pas mal de tortures pour les « désenvoûter », précise Marie de Barquin. Heureusement, quelqu’un a alerté un oncle résidant en Belgique qui les a faits venir grâce à de faux passeports, mais il ne pouvait pas être leur représentant légal tant qu’ils n’avaient pas de documents officiels.» Ce jour d’avril 2013, lorsqu’elle remonte sur le ring de Charleroi après une petite heure passée sur place, la quinqua n’hésite plus une seconde: elle se doit d’accompagner ces deux enfants dans leur parcours vers leur reconnaissance par l’Etat belge.

Les demandes d’asile en hausse de 12% l’an dernier dans l’UE, +27% en Belgique © belga

S’ ensuivent pratiquement trois années de conversations, de rendez-vous chez l’avocat, d’entretiens à l’Office des étrangers et même un passage à la côte, pour leur montrer la mer. «Ils ont fini par obtenir leurs papiers. C’étaient deux gamins d’une grande gentillesse… et fort chrétiens. Quand j’ai voulu me mettre à leur niveau pour pouvoir échanger, ils ont fini par croire que j’étais très pratiquante», rigole la tutrice, piercing discret dans le nez, cheveux gris joliment noués. Forte de cette première expérience, elle prend alors en charge un Marocain puis un Afghan. Elle ignore ce qu’est devenu le premier, mais le second sera bientôt papa. «Chaque rencontre est différente, on ne peut pas généraliser. Est-on tenté de s’attacher? Bien sûr! Mais ce qui m’importe, c’est d’être consciente d’avoir fait tout ce que je pouvais. Et s’ils n’ont plus besoin de moi, tant mieux.»

Manageuse frustrée

Assistante sociale et psychomotricienne de formation, la Rochefortoise a toujours travaillé dans le milieu de l’aide à la jeunesse. A 24 ans à peine, elle se retrouve à la tête de Dunes et Bruyères, un centre d’accueil temporaire pour enfants placés à la suite de situations de crise familiale. Son chemin de directrice la mène ensuite dans trois institutions différentes, ce qui la conforte dans l’idée qu’aucun autre secteur ne pourrait mieux lui convenir.

Au début des années 2010, sa carrière déjà bien avancée, Marie reprend des études. Un master en ingénierie et action sociale à l’UCLouvain «pour prendre du recul et professionnaliser davantage mes connaissances». Un réel tournant qui lui permet de rencontrer un étudiant tuteur de Mena et qui l’amène, progressivement, à réaliser qu’elle n’est peut-être pas faite pour le métier de manageuse. «C’est toujours l’éducateur qui avait le contact avec le jeune, je trouvais ça assez frustrant.» Une fois diplômée, cette mère de quatre enfants suit les conseils de son camarade de classe et devient tutrice. Elle passe l’entretien de sélection, suit la formation abordant les questions d’hébergement, d’asile et de procédures, puis rencontre cinq premiers adolescents. En parallèle, Marie rame pour «devenir quelqu’un» au sein du Service d’accueil et d’aide éducative qu’elle dirige près d’Hannut. «En interne, l’ancien directeur, alcoolique, laissait tout faire. Remettre de l’ordre n’a pas été facile, mon équipe a même envoyé une lettre au pouvoir subsidiant, m’accusant d’être à côté de mes pompes. Cela m’a fortement perturbée.»

Un audit plus tard, les employés et la dirigeante concluent qu’ils ne parviennent pas à se parler. Elle hésite à faire un pas de côté quand elle reçoit son préavis. «La plus belle claque qu’on m’ait envoyée.» En guise de reconversion, Marie table d’abord sur l’enseignement secondaire, en sciences sociales et religion. Ses cinq tutelles ne sont alors qu’un moyen de valoriser ses années d’expérience. Jusqu’en 2015 et la crise migratoire, qui sature les centres d’accueil, où elle se rend régulièrement.

«Je me souviens de ces gamins qui s’accrochaient à moi en disant « Madame s’il-te-plaît, tu veux bien être ma tutrice? » parce que sans représentant légal, pas de procédure. Cela m’a servi de révélateur. A 50 ans, je touchais enfin du doigt ce pour quoi j’étais faite: le contact direct avec les jeunes.» A la rentrée scolaire suivante, la Rochefortoise quitte l’école et devient tutrice professionnelle indépendante, rémunérée par l’Etat. Après quinze jours, elle accompagne déjà une bonne vingtaine de Mena.

© Anthony Dehez

Maman de confiance

Le bureau de Marie, situé au premier étage de sa maison lumineuse située à Buissonville, en Famenne, est rempli des portraits des 163 Mena qu’elle a assistés depuis près de dix ans. Les trois quarts d’entre eux ont reçu une réponse positive à leur demande d’asile. Sur papier, la fonction de tuteur est purement administrative et consiste à accompagner le jeune au long de ses démarches en vue d’obtenir un passeport. Expliquer la procédure d’asile, préparer le grand entretien auprès du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) et signer des documents… dans les grandes lignes, la tâche pourrait se résumer ainsi. «A chaque première rencontre, j’explique d’ailleurs en quoi je peux aider l’ado et pourquoi on me paie.» Ensuite, Marie va un pas plus loin et lance la discussion. A propos de lui ou d’elle, de l’école, de ce qui ne va pas… «Beaucoup m’appellent « maman » ou plutôt « mamy », ces derniers temps. J’essaie quand même de mettre une limite, au cas où ils demanderaient davantage d’attention physique ou une disponibilité 24 heures/24. Je leur dis souvent « Je ne serai jamais ta maman. Ta mère, c’est la personne la plus merveilleuse du monde. Mais quand on est à deux, toi et moi, je te regarde avec les yeux de ta maman ».» Parfois, le contact est moins bon et la tutrice admet que le jeune puisse quelque peu l’utiliser… «C’est normal, quand on sait ce qu’ils ont traversé. Ils sont tellement abîmés et isolés que s’ils sentent que quelqu’un est réceptif, que ça soit pour du fonctionnel, de l’émotionnel ou la combinaison des deux, ils peuvent sauter sur l’occasion.»

En temps normal, la mère de famille s’occupe simultanément de trois ou quatre dizaines de jeunes, qu’elle rencontre individuellement deux fois par mois. Certains collègues tuteurs lui disent qu’ elle en fait trop, qu’elle couve trop ses Mena. Elle s’en fiche. «Je sais à quel point le manque de régularité dans les contacts et de confiance empêche ces gens d’avoir de la force, de devenir quelqu’un.»

Il y a quelques années, Marie a accompagné Amadou, un jeune Peul qui affirmait avoir quitté la Guinée parce qu’il était menacé de mort par la famille d’une fille malinké qu’il avait mise enceinte. «Je lui ai expliqué que j’avais déjà entendu cette histoire à plusieurs reprises, mais il a maintenu sa version pendant près de dix-huit mois.» Ce n’est qu’une fois reçu l’avis négatif de la CGRA qu’ Amadou a finalement livré son véritable récit. Quand sa tutrice lui a demandé pourquoi il n’avait pas été franc plus tôt, sa réponse a fusé: «Mais madame! Toi, tu es toute blanche et moi je suis tout noir. Celui qui m’a dit de raconter ça pour que ma demande soit plus facilement acceptée, c’était un Peul. Comme moi.» «C’est pour éviter ce genre de déconvenues que je rencontre si souvent les Mena dont je suis en charge, même si établir un lien de confiance peut prendre des mois, voire des années.»

Éviter les faux espoirs

Jusqu’à ce qu’elle soit contrainte de s’en séparer il y a quelques années, Marie de Barquin s’est longtemps promenée dans une Berlingo gris bleu couverte d’autocollants ornés de cœurs ou du symbole de pacifisme. Beaucoup en riaient. Elle en était très fière. «L’amour et la paix m’animent, je voulais que ça se sente. Et puis, pour une tutrice un peu fêlée, la bagnole a son importance quand il s’agit de déménager un Mena qui a trouvé un logement.» L’ ancienne directrice se dit «un peu» activiste. Evidemment, qu’elle veut sensibiliser le grand public au fait que ces gamins «ne viennent pas prendre l’argent des Belges» mais peuvent, au contraire, participer à l’économie et à la construction de la société! Toutefois, elle entend aussi éviter de leur donner de faux espoirs. «Chaque reportage ou documentaire qui évoque leur cause peut représenter une sorte de danger parce qu’il peut nourrir chez ces jeunes l’espoir d’une issue favorable. A mon niveau, je ne dois jamais leur faire croire que je vais coûte que coûte trouver une solution. Il arrive, pour certains cas, que je ne puisse plus rien faire. Et c’est très dur.» Heureusement, il y en a d’autres, plus positifs, comme ces quatre «petites princesses» kosovares, cet ado afghan particulièrement intelligent ou ce bébé mi-Congolais mi-Angolais. «Ces histoires me permettent d’exister, de me sentir profondément vivante et utile. C’est ce que je peux faire de mieux pour permettre à ces vies-là de s’épanouir à leur juste valeur.» Parce que Marie ne se considère pas comme une femme de discours, plutôt comme une actrice de terrain. «Je ferai constamment le maximum pour soutenir ceux qui sont capables de mener une lutte, mais moi, je resterai là où il faudra sans cesse quelqu’un. Là où il sera toujours utile de donner du bonheur.»

(1) Tous les prénoms ont été changés.

Son plus gros risque

«Laisser tomber mon job dans l’enseignement et m’investir à 100% dans l’accompagnement de Mena.»

Son mantra

«Te souviens-tu chaque jour que tu es là pour construire ?»

Sa plus grande claque

«Mon départ du secteur de l’aide à la jeunesse. J’ai reçu mon préavis alors que je pensais être une directrice dans l’âme.»

Ses dates clés

Novembre 1989 «Je deviens « maman du ventre » pour la première fois. Quelque chose de phénoménal.»

Décembre 1989 «Le dictateur roumain Ceausescu est renversé. Voir tous ces enfants subir la guerre m’a rendue « mère louve » et a constitué un événement fondateur de la suite de ma vie.»

2010 «Christine Mahy est nommée secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. C’est l’une de mes maîtres à penser, avec Gandhi et François Gemenne.»

2013 «En prenant en charge mes premiers Mena, je deviens « maman du cœur ».»

2022 «Je rejoins Sarparast, un groupe qui rassemble la quinzaine de tuteurs francophones professionnels actifs et défend ce statut.»

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