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«Si Coluche avait eu un compte Twitter, il aurait subi les mêmes attaques»: ce que le «prépucegate» dit de notre rapport à l’humour

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

De qui, de quoi, est-il encore permis de se moquer aujourd’hui? De tout et de tout le monde, mais en tenant compte du contexte et des évolutions sociétales. Car les gamelles se paient cher.

L’humour est-il mort? «On se dit que Cabu, Charb et les autres nous manquent un peu. Nous sommes quatre ans après les attentats de Charlie Hebdo et c’est l’occasion de revenir sur une question qui nous casse bien les gonades, à nous autres les auteurs de blagounettes. « Peut-on enfin rire de tout? » Celle-là, on l’a entendue. Putain, on n’en peut plus. C’est notre kryptonite. C’est l’équivalent d’un Bescherelle pour un CRS.» Il ne croyait pas si bien dire, Guillaume Meurice, lorsqu’en janvier 2019, il ironisait sur la liberté de ton des professionnels du rire, entouré de ses collègues de France Inter.

Ces mêmes collègues qui, cinq ans plus tard, déposeront un préavis de grève pour soutenir le chroniqueur suspendu par sa direction après avoir comparé Benjamin Netanyahou à «une sorte de nazi sans prépuce». Dans le studio du Grand Dimanche soir, la blagounette était passée crème. Mais pas sur les réseaux sociaux, qui se sont enflammés. Si bien que la blagounette s’est retrouvée entre les mains d’un juge, qui n’y a pas vu malice.

Rassuré et faisant fi des avertissements de l’Arcom, l’Autorité française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, quant aux «risques de répercussions sur la cohésion de notre société, dans un contexte marqué par la recrudescence des actes à caractère antisémite», l’humoriste en a remis une couche en répétant sa vanne à l’antenne le 28 avril dernier. N’était-il pas dans son bon droit, après tout, puisque la justice venait de lui donner raison? Sauf que le trublion restait exposé à d’autres sanctions. Dont une mise à pied qu’il n’a pas vu venir. Emoi, indignation, emballement médiatique, perturbation des programmes en guise de protestation: l’ire s’est substituée à l’hilarité. Le «prépucegate» était né.

Guillaume Meurice ne s’attendait pas à la mise à pied qui a fait suite à sa blague sur le «nazi sans prépuce». © AFP

Humour: «Une ère illibérale»

Tous derrière Meurice? Pas tous. Chroniqueuse elle aussi sur les ondes de Radio France, Sophia Aram s’est publiquement désolidarisée de son collègue et sa blague «pourrie» que «ne renierait probablement pas ni Dieudonné ni Soral», s’indignant que tout soit permis lorsqu’il s’agit de faire un martyr du «Che Guevara du microtrottoir engagé». Depuis, et par médias interposés, ça clashe dur entre les pro et les anti sur le cas Meurice.

«La question des limites de la liberté d’expression ne relève pas du même type de faute contractuelle que celle qui concernerait un salarié qui arrive en retard au travail ou qui se montre violent avec ses collègues. Il s’agit de statuer sur l’étendue même d’une liberté fondamentale […], s’est par exemple inquiété le professeur de droit public Thomas Perroud dans Le Nouvel Obs, le 7 mai. L’entrée dans l’ère illibérale que nous vivons – et tout porte à croire que les futures élections porteront dans notre pays un gouvernement autrement plus répressif –, impose de réfléchir en urgence aux contrepouvoirs pour sauvegarder ce qui nous reste encore de liberté dans l’espace public.»

Il est vrai que Guillaume Meurice, qui rejette l’étiquette de militant, n’est pas le premier à se faire taper sur les doigts pour avoir dépassé, aux yeux de sa direction, la limite du bon ton. En septembre 2020, le dessinateur satirique Espé se faisait exclure de L’Humanité après avoir caricaturé l’ancienne cycliste devenue consultante pour France Télévisions, Marion Rousse.

En Belgique, c’est Dan Gagnon qui, en octobre 2022, annonçait son départ de la RTBF, laissant entendre que la pression était devenue insupportable après qu’il a osé critiquer, dans sa chronique «On crame tout», le choix de son employeur de diffuser la très peu éthique Coupe du monde de football au Qatar.

«Dans notre société, analyse Guillaume Grignard, docteur en sciences politiques et sociales et chargé de recherche et d’enseignement à l’université catholique de Lille, le rire est perçu de manière très positive. Il réunit, comme c’est le cas pour les couples par exemple, mais peut aussi diviser. Et passer du bon au mauvais rire. C’est la distinction qu’opère Sophia Aram à propos de la chronique de Guillaume Meurice quand elle parle de « blague pourrie ».»

La censure, elle, peut s’exercer à différents niveaux: légal mais aussi médiatique ou économique. D’autant que l’humour est devenu un business et que les points d’audience représentent beaucoup d’argent. Ce qui différencie une «blague pourrie» faite sur les réseaux sociaux ou dans un studio radio, développe le chercheur, c’est le contrat qui lie le chroniqueur à son employeur. «Dans le cas de Meurice, on voit bien que France Inter essaie de se débarrasser de son étiquette de gauche et de polir son image pour être plus en phase avec la société française. Ce qui signifie qu’elle doit se débarrasser des chroniqueurs qui ont pourtant fait d’elle la première radio de France. Quant à Dan Gagnon, il a littéralement pulvérisé son employeur à l’antenne.»

«Il faut réfléchir en urgence aux contre-pouvoirs pour sauvegarder ce qui nous reste encore de liberté dans l’espace public.»

Thomas Perroud, professeur de droit public.

La faute au wokisme?

La faute au politiquement correct, à la politisation des médias, au wokisme ou à la cancel culture, s’empressent de dénoncer les partisans du «c’était mieux avant».

Dans un sondage mené quelques mois après les attentats de Charlie Hebdo par la Licra, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, les répondants confirmaient leur profond attachement au droit à l’humour. Les résultats mettaient également en lumière une certaine confusion et d’inquiétantes lignes de fracture. Si plus de huit sondés sur dix estimaient que le rire permet de prendre du recul par rapport aux sujets plus difficiles et de dénoncer les injustices, 71% jugeaient qu’ils rient moins maintenant qu’il y a 30 ans et 66% qu’on ne peut plus rire de tout, notamment en raison de la censure judiciaire et de l’autocensure, mais également du politiquement correct qui conduit à refuser les pensées discordantes, de la conjoncture des crises et de la pression exercée par les communautés musulmane et juive.

On admettra plus facilement qu’une humoriste au style corrosif comme Blanche Gardin fasse rire au sujet des gays et des lesbiennes. © BELGA IMAGE

Dans une interview teintée de nostalgie, le toujours très populaire trio Les Inconnus a lui-même reconnu que faire des sketchs dans la veine d’un «Marie-Thérèse», avec l’accent antillais, ou d’un «Tournez ménages», et son truculent «Est-ce que tu baises?», serait très compliqué à l’heure actuelle.

«Certaines catégories de personnes sont en quelques sorte des cibles « obligées » de l’humour: les gays, les trisomiques, les Juifs, les Arabes… Ces moqueries sont à présent vécues par les acteurs de certaines de ces catégories comme une agression symbolique, un déni de reconnaissance intolérable. Ce qui a conduit à une forme de politiquement correct et à la judiciarisation de l’humour», analyse David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et auteur de Rire: une anthropologie du rieur (éd. Métailié, 2018). C’est ainsi qu’en 1999, l’acteur et humoriste Patrick Timsit s’est retrouvé devant la justice après avoir comparé les personnes porteuses de trisomie 21 à des crevettes roses, «tout est bon sauf la tête». «Cette forme d’humour est moins bien acceptée aujourd’hui parce que le curseur a été déplacé. Et parce qu’une blague peut faire très mal à certaines populations, elle doit être bien réfléchie et canalisée. L’une des conséquences de cette évolution des normes sociétales, c’est que les humoristes de notre époque sont un peu perdus. Ils ne savent plus trop sur quel pied danser.»

Outre le fait qu’il englobe de nombreuses catégories (les femmes, les personnes racisées, les religions, etc.), le politiquement correct a aussi la particularité de ne pas s’imposer de la même façon à tous les professionnels du rire, fait remarquer David Le Breton. La société admettra plus facilement qu’une humoriste au style corrosif comme Blanche Gardin fasse rire au sujet des gays et des lesbiennes que l’un de ses camarades de scène masculins.

«L’évolution des normes sociétales fait que les humoristes ne savent plus trop sur quel pied danser.»

David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg.

Humour: censure ou autocensure?

De quoi rit-on encore? De quoi peut-on encore rire? Une sempiternelle question à laquelle Alain Vaillant, professeur de littérature française à l’université Paris Nanterre répond à travers plusieurs ouvrages, et derrière laquelle on voit se profiler, ironise-t-il, «la condamnation du politiquement correct, la crainte d’une nouvelle censure morale, la nostalgie du bon vieux temps où, forcément, on savait mieux rire. C’est en effet une constante de tous les discours sur le rire: comme l’on rit davantage dans sa jeunesse qu’à l’âge mûr, toute personne avançant dans sa vie a l’illusion que la culture du rire décroît de façon générale, confondant son propre vieillissement avec le temps collectif de l’histoire.»

Revenant ensuite sur le cas de ce caricaturiste de L’Humanité viré pour son dessin sexiste, il relève une contradiction entre ce type de mesure et le fait que, depuis les attentats de Charlie Hebdo – et plus encore après l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty –, «on répète sur tous les tons qu’aucune caricature, aussi choquante et de mauvais goût soit elle, ne devrait être censurée». Par censure, Alain Vaillant entend l’empêchement d’une production comique, qu’il soit exercé à travers les voies institutionnelles ou les médias. Sur ce point, se positionne-t-il, «on peut effectivement admettre que la sphère médiatique de nos sociétés libérales, agissant désormais comme un « quatrième pouvoir », exerce une censure comparable à l’autorité administrative dans les régimes moins démocratiques».

Le professeur rappelle aussi que le rire se situe entre le droit et la morale. Et que tout artiste ou écrivain intervenant dans l’espace public doit assumer seul la responsabilité de ses productions, quel que soit le public auquel il s’adresse. Une réalité à laquelle les humoristes d’une époque jugée par certains plus libérale et moins soumise au politiquement correct, comme Pierre Desproges, n’échappaient pas. «Le problème que pose Desproges (NDLR: lorsqu’il prononça la phrase «On peut rire de tout, mais pas forcément avec tout le monde», reprise à tort et à travers et souvent interprétée un peu trop librement), n’est pas de savoir s’il est possible « de rire de tout » mais si l’on peut s’autoriser de dire tout ce qu’on veut pourvu que l’on fasse rire: autrement dit, de savoir si l’énoncé risible devrait bénéficier d’un statut d’exception, parce que l’on jugerait que le rire désamorcerait ce qui serait pourtant explicitement énoncé et lui enlèverait sa force de nuisance. Y aurait-il une innocuité, interroge Alain Vaillant, par nature, de la parole comique ou humoristique, dans la mesure où, provoquant le rire, elle lui ôterait ispo facto la violence idéologique qu’elle comporterait si on l’écoutait sérieusement?»

Ce qui a profondément changé la donne ces dernières années, c’est l’effet d’amplification que procurent les réseaux sociaux. Si, autrefois, on faisait le choix de se rendre au spectacle d’un humoriste sulfureux, aujourd’hui ces blagues potentiellement blessantes circulent à la seconde même où elles sont formulées, prenant par surprise celui qui la reçoit (et qui n’est pas forcément demandeur) et l’empêchant de prendre du recul. «A l’époque de Coluche, il fallait de bonnes raisons pour se mettre à écrire à un auteur pour lui expliquer pourquoi on était fâché. Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent de réagir très vite et très fort. Si Coluche avait eu un compte Twitter, il aurait été confronté aux mêmes attaques», illustre Guillaume Grignard.

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«Si Coluche avait eu un compte Twitter, il aurait été confronté aux mêmes attaques.»

Guillaume Grignard, chargé de recherche et d’enseignement à l’université catholique de Lille.

Un fond de méchanceté

Le plaisir de rire est-il foncièrement malsain? C’est la question que pose Régis Tomàs dans le revue Multitudes (n°30, 2007/3). L’écrivain observe que le rire n’est possible que parce qu’il subsiste, même chez le meilleur des hommes, un fond de méchanceté. «Blondes, Arabes, Juifs, Belges, politiques, prostituées. La caricature est poussée à son paroxysme, la nuance écartée, la charité oubliée. Le rire semble à ce moment-là posséder ce pouvoir inouï de réunir l’oncle raciste et le neveu gauchiste, de briser les clivages les plus épidermiques autour de la gaudriole. Pis, nous rions aussi, laissant un instant la lucidité au placard, faisant fi de notre belle conscience morale.» Il considère également que rire de quelqu’un dans la vie ou d’un comédien sur scène sont deux expériences radicalement différentes sur le plan éthique. «Dans le second cas, le rieur prend conscience que la frontière qu’il établit entre lui et le personnage caricatural est intenable. Et rit de lui, en définitive.» Le rire a ceci de particulier qu’il peut se mettre au service de la société contre l’individu, ou au service de l’individu contre la société. Chose bien comprise par les dictateurs.

Rire de l’autre, de sa différence, des minorités, y compris de manière cruelle, est-il le fondement de l’humour? Dans son ouvrage Le Rire (éd. ladécouverte, 2021), Laure Flandrin explore la plus socialisée de toutes les émotions. La sociologue revient sur le jeu croisé entre le proche et le lointain qui s’opère lorsqu’une catégorie de personnes est ciblée. «Le rire n’a rien de xénophobe en lui-même. Mais il peut offrir un potentiel d’exclusion que le raciste est susceptible d’activer pour produire une image dégradante des racialisés, rapportée à une essence immuable. Le raciste recourt d’autant plus volontiers au rire qu’il est un signe fondamentalement ambivalent et qu’il lui permet d’avancer masqué: si la xénophobie lui est reprochée, il pourra toujours prétexter d’un effet de double sens que ses interlocuteurs n’auront su apprécier.» Le rire raciste a ceci de particulier, appuie la chercheuse, qu’il ne s’assume que très rarement comme tel. Ce qui n’est pas le cas du rire nationaliste, qui consiste à se moquer de ses voisins (NDLR, les Français des Belges, les Belges des Néerlandais, etc.) et les enfermer dans des stéréotypes et qui s’appuie sur une logique fédératrice du «eux» et «nous».

«Le raciste recourt d’autant plus volontiers au rire qu’il lui permet d’avancer masqué.»

Laure Flandrin, sociologue.

Mais le stéréotype racial, lui, «rassure en ce qu’il réifie l’autre dans un nombre restreint de propriétés naturalisées (à commencer par la couleur de la peau) et un rôle social dont il ne doit pas s’émanciper». Impossible de ne pas y voir un héritage colonialiste. Le rire raciste, évalue encore Laure Flandrin, n’emprunte pas le même chemin que la blague destinée à marquer son affiliation à un groupe. «C’est l’inverse qui se produit: il y a d’abord le rejet activé par la menace d’un rapprochement possible, puis la formulation d’une différence ethnico-radicale qui vient lui donner une justification a posteriori en mobilisant tous les stéréotypes disponibles.»

Patrick Timsit s’est retrouvé devant la justice après avoir comparé les personnes porteuses de trisomie 21 à des crevettes roses, chez qui «tout est bon sauf la tête». © AFP via Getty Images

A partir de quand une blague est-elle de mauvais goût? Lorsqu’elle ne respecte pas la «grammaire de l’humour», le bon tempo, évalue Guillaume Grignard en empruntant la formule à Charline Vanhoenacker. Manier l’humour nécessite de garder l’équilibre et de pouvoir adapter ses blagues au public devant lequel on se trouve. «Le paradoxe de la blague d’actualité, c’est que si elle porte sur un sujet déjà bien digéré par le public, elle fera moins rire que si on est dans le chaud. Puisque dans ce cas, le rire aura une fonction psychanalytique, qui est de soulager.» Or, si le public ne rit pas, c’est que la vanne ne s’inscrit pas dans cette fonction, qu’elle passe à côté de l’objectif.

Le problème survient lorsqu’on ne rit plus avec quelqu’un mais de quelqu’un qui n’est pas inclus dans le processus. La blague se fait à trois: il faut le blagueur, la cible et un public complice, établit Alain Vaillant. Or, «il y a des cas où la dissociation entre la cible – agressée – et le public – complice – est plus nette: la plaisanterie, où le blagueur fait rire son public au détriment d’une victime absente qui, cette fois, est totalement exclue de la relation de connivence».

Certains sujets, enfin, restent des tabous suprêmes en raison du traumatisme collectif qu’ils représentent. Rire du Covid reste difficile. Trente ans après les faits, les blagues sur Dutroux passent toujours aussi mal. Elles n’entrent pas (ou pas encore) dans la fonction réparatrice du rire, celle qui permettait aux peuples malmenés de s’endurcir face à la dureté du réel et de s’exercer à l’indifférence par l’humour. «Après des décennies où la guerre n’est plus venue troubler la vie, évalue Alain Vaillant, nous avons perdu l’habitude de faire le gros dos en riant. De surcroît, avec la mondialisation, nous ne nous accordons plus le droit, heureusement, d’être indifférent à ce qui ne nous concerne pas directement.» Dans ce cas, il semble plutôt réjouissant de ne plus pouvoir rire de tout. Pourvu que ça dure, comme dirait l’autre.

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