Agressions et harcèlement sexuels: dans le stand-up belge, l'omerta règne. © Getty Images

Violences sexistes et sexuelles dans le stand-up: pourquoi l’omerta règne (enquête)

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Attouchements, harcèlement et abus de pouvoir : le milieu du stand-up est un terreau propice aux violences sexistes et sexuelles. Enquête dans ce microcosme patriarcal, où les langues peinent à se délier.

Le concours touchait à sa fin. En coulisses, le stress était à son comble. Sous « le coup de l’excitation », les mains d’un humoriste – qui se produit aujourd’hui à guichets fermés dans les plus grands théâtres du pays – ont soudain « glissé » vers sa poitrine. Avant de l’attraper fermement. Ça n’a duré que quelques secondes. C’était il y a des années. Mais cette stand-uppeuse n’a jamais oublié.

Des histoires crues comme celles-là, il en existe à la pelle. Harcèlement, attouchements, agressions : le monde du stand-up belge en serait gangrené. En coulisses, des noms circulent. Entre elles, les humoristes se mettent en garde. Mais sur le devant de la scène, le silence règne. « L’omerta est bel et bien réelle, regrette June, du collectif Les Sous-Entendu·e·s (lire plus loin). On est encore très loin du #Metoostandup. »

Pourquoi, sept ans après #Balancetonporc, trois ans après #Balancetonbar, les vagues de dénonciations n’ont pas percolé dans le milieu du stand-up ? N’y a-t-il rien à nommer ? L’humour serait-il le seul secteur à échapper aux abus ? La bienveillance triompherait-elle, enfin ? On aurait aimé l’écrire. La réalité est plus pernicieuse.

La crainte du boycott

Si les langues peinent à se délier, c’est d’abord la faute d’un système. D’un monde ultrafermé, où le copinage règne en maître. Grossièrement, à Bruxelles, trois institutions se partagent “ le plateau ” : le Kings – Comedy Club (et son nouveau-né, le Petit Kings), le Comedy Ket et la plateforme What The Fun. Une sorte d’oligopole, où « tout se sait très vite ». Prière, donc, de ne pas y faire de vagues. « Comme tout fonctionne à la réputation, certaines filles ont peur de l’ouvrir, par crainte d’être étiquetées comme “la chieuse de service” », observe Serine Ayari, stand-uppeuse depuis 2017. « Se mettre des gens importants à dos, c’est risquer d’être blacklistée des plateaux prisés », abonde Farah, dont les débuts dans l’humour remontent à il y a sept ans. « Dénoncer certains comportements déplacés, c’est aussi s’exposer à la censure. Ou pire : à l’attaque en diffamation », glisse une source anonyme, qui en a fait les frais.

Pour les jeunes humoristes, un boycott est le rêve d’une carrière qui s’envole. Pour les comédiennes confirmées, la crainte de perdre leur statut d’artiste et de plonger dans la précarité. « Le stand-up, c’est toute notre vie, rappelle Farah. C’est ce qui nous permet de remplir le frigo, de payer nos factures. » Dans un milieu si clos, le risque est aussi de recroiser régulièrement son potentiel harceleur. Tatiana, victime d’une agression verbale, s’est résolue à refuser toutes les scènes qu’elle devait partager avec son bourreau. « Dès que le cas se présente, je trouve une excuse pour qu’on me déprogramme, confirme la jeune femme. Mais j’ai le luxe de le faire car, pour moi, l’humour reste un hobby. »

Money, money money

Oser l’ouvrir, c’est aussi s’exposer au harcèlement en ligne. L’humoriste Florence Mendez, qui a récemment compilé une vingtaine de témoignages accablant le stand-uppeur français Seb Mellia, fait aujourd’hui l’objet d’insultes et de menaces quotidiennes sur les réseaux sociaux. Une sorte de « mise en garde » qui risque de décourager d’autres victimes, surtout celles jouissant de moins de notoriété, estime June. « Qui, après ça, osera encore devenir lanceuse d’alerte ou porte-parole du mouvement ? », s’interroge-t-elle.

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Dans un microcosme régi par des impératifs de rentabilité, la libération de la parole est d’autant plus compliquée. Contrairement à d’autres pans du secteur culturel, largement financés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, le milieu du stand-up reçoit peu de subventions publiques. En 2021 (dernières données disponibles), seuls le Kings – Comedy Club et la plateforme What The Fun ont bénéficié de (maigres) subsides, respectivement à hauteur de 25.000 et 24.500€. Si les moyens alloués au secteur ont triplé sous la législature actuelle, on reste loin des millions accordés à certains théâtres. « Les patrons de comedy clubs sont avant tout des businessmen qui doivent faire tourner leurs affaires », résume Serine Ayari. « Or, quand le rendement est placé au centre du projet, le bien-être passe en second plan, prolonge Nazilta, stand-uppeuse et organisatrice de plateaux d’humour. Cela crée des espaces de travail toxiques et focalisés sur le bénéfice. »

« Les patrons de comedy clubs sont avant tout des businessmen qui doivent faire tourner leurs affaires »

Dans ce contexte, le deux poids, deux mesures s’applique en cas de comportements inappropriés. « Si un humoriste est problématique, mais qu’il est fondamentalement doué et remplit la salle, il ne sera jamais inquiété », déplore Serine Ayari. D’autres gérants se replient derrière l’argument pénal : si l’humoriste concerné ne fait pas l’objet d’une plainte, il ne sera jamais boycotté. Ce sentiment « d’impunité totale » envers les « prédateurs » décourage des tas de victimes de parler, regrette Farah.

Stand-up: « Une sensation de rareté »

Si la concurrence est rude entre comedy clubs, elle l’est d’autant plus entre artistes. Cette logique du « beaucoup d’appelés, peu d’élus » laisse le champ libre aux abus. Les hommes en position de pouvoir n’hésitent pas à user de leur emprise, de manière plus ou moins consciente. « Il existe une sorte de “paternalisme” envers les stand-uppeuses qui débarquent dans le milieu, confie Nazilta, dont les premières scènes datent de début 2023. Certains hommes ont l’impression d’avoir la mainmise sur notre carrière, ce qui entraîne une sorte d’obligation de loyauté invétérée envers eux. On te fait comprendre que tu as du potentiel, qu’on t’offre une vraie chance. Ça crée une sensation de rareté, qui peut conduire à accepter certains comportements qu’on dénoncerait dans d’autres contextes. »

Sous couvert de bienveillance émergent parfois des blagues graveleuses et d’autres remarques inappropriées. « Le gérant d’une scène ouverte, qui m’avait prise sous son aile à mes débuts, a commencé à me draguer de manière très lourde, se remémore Astrid, humoriste depuis 2021. Il enchaînait les allusions sexuelles, jusqu’à ce que ça devienne complètement déplacé. » Et de poursuivre : « Le danger, dans ce milieu, c’est que tout se dit toujours sur le ton de l’humour. La frontière entre la blague et le harcèlement sexuel est vraiment mince. Et certains jouent avec ces limites. » Un constat partagé par Serine Ayari. « On a tellement l’habitude de rire de tout que ça en devient un automatisme, même pour des remarques en réalité complètement inappropriées. »

Débute alors un jeu d’équilibriste qui consiste à refuser les avances subtilement, pour faire comprendre son désintérêt, mais sans froisser le harceleur, surtout s’il occupe un poste privilégié. « Si les remarques émanent d’un patron de comedy club, c’est difficile de le remettre à sa place, reconnaît Nazilta. C’est pareil dans tout métier : si ton boss te harcèle, tu peux rarement le dénoncer, car c’est lui qui signe ton chèque en fin de mois. »

« Juste une vanne »

Dans un monde de l’humour toujours dominé par les hommes, cette omerta est encore renforcée. « Le stand-up bruxellois reste un véritable boys club, dénonce June. La grande majorité des établissements sont tenus par des hommes (NDLR : à l’exception de Fanny Ruwet, cogestionnaire du Kings – Comedy Club et du Petit Kings), qui programment eux-mêmes une majorité d’hommes. Il suffit de regarder les line-up pour le comprendre : pour une meuf sur scène, il faut quatre mecs pour compenser. » Quand elles sont les seules représentantes de la gent féminine sur un plateau, les sous-entendus ne manquent pas. « On m’a déjà demandé si j’avais couché avec le maître de cérémonie pour être programmée », se remémore une source anonyme. Ce contexte d’entre-soi s’avère logiquement peu favorable à l’accueil de la parole. « Les hommes ont plus de mal à identifier les comportements problématiques et comprendre le ressenti des victimes », expose Serine Ayari. Au fil du temps, une solidarité masculine s’est également développée dans le milieu du stand-up. « Certains protègent leurs potes à coups de “Non mais t’inquiète, il est gentil. Il faisait juste une vanne.” »

« Le stand-up bruxellois reste un véritable boys club »

Parfois appelées en dernière minute pour compléter l’affiche, les femmes en sont souvent réduites à « faire de l’humour de gonzesse ». En 2024, certaines thématiques restent difficiles à aborder. « Un homme qui parle de sa bite sur scène c’est drôle, une femme qui évoque sa sexualité, ça jette tout de suite un froid », résume Marie, qui a récemment claqué la porte du stand-up. A contrario, s’emparer de ces questions peut ouvrir la porte aux comportements déplacés. « Cette libération de la parole sur scène va de pair avec un “droit de pelotage” », résume Farah, qui garde en tête les reproches d’une personnalité dont elle avait refusé les avances : « Ça joue les putes et les filles libres sur scène, mais quand il faut passer aux actes, il n’y a plus personne. » Une mésaventure également expérimentée par Serine Ayari. « Quand je dis que je suis célibataire sur scène, ça me rend vulnérable. Une fois le sketch terminé, des collègues humoristes ou des membres du public en profitent pour me faire des invitations non sollicitées.»

Des « cautions » féministes dans le stand-up

Si le mouvement Balance Ton Bar, initié en 2021, n’a pas contaminé le milieu des comedy clubs, il a toutefois permis des avancées. Le Kings, situé dans le quartier estudiantin du Cimetière d’Ixelles, a depuis lors mis en place une charte condamnant tout acte sexiste ou discriminant. « Cette charte, corédigée par plusieurs humoristes féminines, doit être signée et respectée par tous les artistes qui jouent chez nous », insiste Fanny Ruwet. Une personne de contact a également été formée à l’accueil de la parole. « Outre les violences sexistes et sexuelles, nous sommes très à cheval sur l’égalité des genres, prolonge la cogestionnaire du Kings et du Petit Kings. Nous essayons de faire jouer de plus en plus de femmes sur scène, même si, il faut le reconnaître, elles restent en minorité dans le milieu. »

Pourtant, « des meufs drôles, ce n’est pas ce qui manque », tonne June, qui organise régulièrement des scènes 100 % féminines avec le collectif Les Sous-Entendu·e·s. « On reçoit toujours une pluie de candidatures, à tel point qu’on doit même refuser certaines artistes. » Un constat partagé par L’Atout Comedy Club, dont les « Open Mic » inclusifs affichent complets chaque mois.

Enfin, le mouvement #MeToo a également permis d’éveiller les consciences… avec ses effets pervers. « Certains humoristes, il faut le reconnaître, se sont remis en question de manière intelligente et pertinente, débute Farah. Ils ont réalisé que certains comportements étaient intolérables. Mais d’autres, qui ont de lourdes casseroles à leur actif, ont mis en place une stratégie de relations publiques. Ils ont changé leur discours, modifié la teneur de leur sketch en incluant des blagues feminist friendly et, surtout, se sont entourés des bonnes personnes, à savoir des artistes féminines qui jouissent d’une certaine notoriété et font office de “caution”. » Conclusion : la crainte du backlash est aujourd’hui doublement importante.

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