burn-out
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« Le burn-out est plus sociologique que psychologique »

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Pour le sociologue Mattias Van Hulle, le burn-out, aussi omniprésént qu’il soit, est un terme vague et insaisissable. “Il s’agit d’abandonner l’idée qu’il faut être le protagoniste de sa propre réussite”, dit-il. 

« Le burn-out est omniprésent, mais en même temps vague et insaisissable« , écrit le sociologue Mattias Van Hulle au début de son livre, De burn-outparadox (Le paradoxe du burn-out). « Je voulais dévoiler les causes du phénomène du burn-out », explique-t-il. « Mais pour révéler les causes d’un phénomène x, il faut évidemment d’abord pouvoir saisir le phénomène x. C’est là que j’ai rencontré un gros problème. La montagne de littérature scientifique produite à ce sujet n’a, à ma grande surprise, pas livré de définition claire. Ensuite, je me suis entretenu avec des psychologues cliniciens, et chez eux aussi, j’ai constaté que le burn-out est bien réel, mais que la définition qu’ils en donnent est toujours différente. Il en va de même pour les personnes touchées. Elles m’ont raconté, sans aucun doute sincèrement, leurs expériences, mais celles-ci étaient souvent très différentes. Le burn-out s’est révélé être un concept très large et vague, difficile, pour ne pas dire impossible, à saisir. J’ai donc décidé de déplacer ma question de recherche vers l’histoire du concept de burn-out. Quand le terme a-t-il été utilisé pour la première fois ? Y avait-il des précurseurs ? Et comment le concept a-t-il pu devenir l’épidémie que nous connaissons aujourd’hui ? » 

Le terme « burn-out » a été utilisé pour la première fois en 1974 par le psychologue germano-américain Herbert Freudenberger. Mais comme vous l’écrivez : bien avant, il y avait des affections que nous qualifierions aujourd’hui de burn-out. La neurasthénie, par exemple, une affection qui a émergé à la fin du XIXe siècle mais qui a pratiquement disparu après quelques décennies. 

Ces précurseurs sont particulièrement intéressants. Ils ont quelque chose de très reconnaissable et en même temps d’exotique. Ils montrent que l’expérience de l’épuisement mental causé par des facteurs externes et sociaux est en quelque sorte intemporelle. En même temps, on ne peut pas dire que l’histoire se répète. Il est plus juste de dire que l’histoire rime. Je veux dire par là que la manière dont l’épuisement et l’expérience sont décrits et compris varie à chaque fois, qu’elle est fortement influencée par les paradigmes de l’époque. La neurasthénie en est un exemple clair. Une personne touchée était décrite comme « une machine ou une batterie épuisée », quelqu’un « dont l’énergie nerveuse est épuisée ». Le paradigme pour comprendre cette affection était mécanique, pour ne pas dire celui de la révolution industrielle. 

Ce qui est également significatif, c’est que dans la culture allemande, les causes de la neurasthénie étaient principalement attribuées à la pression sociale accrue due à l’accélération technologique et à l’urbanisation. Ainsi, la perfection de l’horloge et l’invention de la montre, « qui nous enjoignent toujours d’être exactement à l’heure », étaient considérées comme des causes. En France, l’affection touchait surtout la bourgeoisie, et l’explication résidait dans l’« hypersensibilité » croissante de l’âme. 

Voilà qui montre pourquoi il est si instructif d’examiner les troubles mentaux à travers le prisme sociologique. On ne peut jamais dissocier la manière dont nous conceptualisons et expliquons ces expériences du contexte social et de l’esprit du temps. c’est également valable pour le burn-out. La popularité du concept et la manière dont nous le comprenons en disent surtout long sur notre cadre socioculturel. C’est pourquoi je pense que nous pourrions peut-être considérer le burn-out comme une affection sociologique plutôt que psychologique

Le concept est apparu pour la première fois en 1974 aux États-Unis. Les premières victimes étaient des professionnels de la santé. Selon vous, ce n’est pas un hasard. 

Le contexte est crucial pour bien comprendre l’émergence du concept. Au début des années 1970, il y avait une tempête parfaite aux États-Unis. On observait une recrudescence de problèmes sociaux : la pauvreté augmentait, les problèmes liés à la drogue et à la criminalité se multipliaient. En même temps, le gouvernement réduisait son budget de santé et obligeait les établissements de soins à s’inscrire obligatoirement dans une logique d’entreprise. On pourrait parler d’une première poussée du néolibéralisme. Celle-ci a conduit à l’épuisement du personnel soignant, une condition qui a été décrite pour la première fois comme « burn-out ». Il n’est pas illogique que le concept ait émergé pour la première fois dans ce secteur. De toute manière, le travail dans le domaine de la santé est une profession émotionnellement exigeante. À cela s’ajoutaient une pression de travail accrue et une commercialisation qui allait à l’encontre de l’essence même de la profession. Les soins sont une interaction humaine entre le prestataire de soins et le bénéficiaire de soins. Si l’interaction n’a pas lieu ou s’il y a insuffisamment d’espace pour qu’elle ait lieu, on renonce à l’essence même des soins et on détruit les personnes qui ont précisément choisi ce travail pour cette essence. 

Ces dernières décennies, de nombreuses autres professions ont été touchées par le burn-out. Les personnes qui ont un travail intellectuel sont-elles plus susceptibles d’en souffrir que celles qui ont un travail physique? 

Il semble en effet que ce soit le cas. Les experts que j’ai rencontrés l’ont en tout cas indiqué. « Nous avons l’impression que ce sont surtout la classe moyenne et la classe moyenne supérieure qui en sont touchées, et nous ne savons pas vraiment pourquoi. » 

Vous le savez?  

Je suppose que c’est lié à l’interprétation plus large qui a été donnée au concept au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, le burn-out est souvent associé à la course effrénée de la société, à la pression de la compétition et aux attentes élevées, aux facteurs environnementaux qui font que les gens se sentent épuisés à la longue. En particulier, les personnes exerçant des « métiers de la pensée » donnent cette interprétation à ce concept. Evidemment, cela ne signifie pas que les ouvriers ne peuvent pas être épuisés, bien au contraire. Mais il s’agit ici du concept de burn-out en tant qu’état d’épuisement parce que la personne ne peut pas pleinement réaliser certains objectifs culturels. Il touche surtout les personnes qui se sentent interpellées par ces objectifs culturels, des travailleurs qui disposent d’un minimum de ressources financières et qui peuvent donc voir leur emploi comme une forme d’auto-réalisation, et non pas en premier lieu comme un moyen de survie. 

Y a-t-il une analogie avec l’anorexie, une condition qui touche également plus fréquemment les personnes issues des classes sociales supérieures ? 

Pour l’anorexie, ce lien a déjà été étudié. En effet, on a constaté que cette condition est beaucoup plus fréquente au sein de la classe moyenne supérieure et au sein d’une culture qui accorde plus de valeur à la performance et à l’excellence. Elle est en partie causée par des valeurs et des normes sociétales imposées, qui peuvent se traduire par du perfectionnisme. L’anorexie semble surtout se développer chez les personnes qui ont le sentiment de ne pas être assez bonnes pour répondre à ces normes et valeurs, et qui projettent de manière extrême cette quête de perfection imposée sur leur propre corps. En d’autres termes, l’anorexie se développe souvent dans un contexte similaire à celui du burn-out. 

Comme vous l’avez souligné, le terme « burn-out » prend une signification de plus en plus large. Au départ, il concernait spécifiquement l’épuisement mental des professionnels de la santé. Aujourd’hui, c’est un terme qui peut également englober la surstimulation, les frustrations ou les sentiments de malaise. Le risque existe que le terme ne signifie bientôt plus rien. 

En soi, je ne suis pas opposé à cette expansion. Les concepts « vivent » et évoluent inévitablement. Pour beaucoup de gens, le concept est aujourd’hui une manière légitime de communiquer une expérience réelle. Mais le danger existe en effet que cela conduise à une certaine banalisation. Et alors vous entendez des remarques du genre « tout le monde dit aujourd’hui qu’il ou elle a un burn-out ». Une délimitation ou définition plus précise pourrait aider, mais ma question est alors : comment y parvenir ? 

Quelques années après l’article de Freudenberger de 1974, on a lancé un instrument de mesure visant à garantir une objectivité plus scientifique. 

En 1980, une échelle de mesure a été mise en place, un questionnaire standardisé pouvant être soumis aux répondants. L’idée semble évidemment objectivante, mais ici, elle donne surtout l’apparence de scientificité. Les personnes sont interrogées sur des aspects de leur état mental, puis on leur demande d’exprimer ces aspects avec des chiffres de 1 à 7. Ensuite, le chercheur additionne ces chiffres et prétend avoir « mesuré » un état de « burn-out ». Mais qu’est-ce qui a été exactement mesuré ? Le problème commence déjà par le fait que la même question peut être perçue différemment par chacun, notamment en raison des antécédents, des expériences et du caractère individuels. Une échelle de mesure peut être un outil pratique pour sonder les interprétations ou opinions, mais elle ne peut pas révéler d’états mentaux distincts. 

Mattias Van Hulle c: Diego Franssens

Vous avez également étudié la montagne croissante de livres de développement personnel. Comment un sociologue perçoit-il le succès de ce genre d’ouvrages ? 

En premier lieu, cette popularité est liée à notre attention accrue portée à la santé, à la psychologie et aux émotions. En raison de la sécularisation, notre intérêt pour l’au-delà a diminué. Nous nous sommes concentrés sur la vie avant la mort et sur la manière dont nous pouvons la mener aussi saine et longue que possible. La santé, y compris la santé mentale, devient de plus en plus importante et plus ouvertement discutée. C’est une évolution positive. Cependant, ces livres de développement personnel entremêlent également cette tendance avec un autre développement, selon moi, moins sain. Il s’agit d’une littérature mettant l’accent sur l’auto-suffisance, la responsabilité individuelle et la capacité à tout faire. Surtout dans la littérature de développement personnel sur le burn-out, il y a quelque chose de pervers. Presque tous les livres établissent un lien avec la culture occidentale de la performance, la pression qui nous est imposée. Pour y échapper, les auteurs conseillent de définir ses limites et de prioriser sa santé. Avec pour objectif à terme, oui, de “performer” encore mieux. Dans une carte blanche, une femme qui avait souffert d’un burn-out décrivait le phénomène presque littéralement. Elle décrivait son burn-out comme une bénédiction, car cela lui avait fait réaliser qu’auparavant, elle ne gérait pas efficacement son énergie. Depuis son burn-out, elle réussit, ce qui la rend aujourd’hui « meilleure pour l’économie ». D’accord, cet exemple est évidemment excessif, mais ce même raisonnement en cercle vicieux, je l’ai retrouvé dans beaucoup de ces livres de développement personnel. Le burn-out comme voie à suivre, un problème à surmonter pour en sortir plus fort et plus productif. C’est comme si l’on voulait combattre un excès de néolibéralisme avec encore plus de néolibéralisme. 

Pour armer leurs employés contre le burn-out, de nombreuses entreprises proposent la pleine conscience, ce qui peut avoir un côté cynique. Une organisation qui prend bien soin de ses employés n’a pas besoin de telles formations. 

La pleine conscience est une idée qui a émergé dans le bouddhisme et qui mettait initialement l’accent sur la connexion et la vie dans le moment présent. C’est quelque chose de complètement différent de sa version occidentalisée : méditer pendant une demi-heure et vous serez encore plus productif. On observe la même chose avec le yoga. L’intention est de se détendre un moment et ensuite de repartir à plein régime. Mais c’est totalement contraire à ce qu’est réellement le yoga. Le néolibéralisme réussit très bien à remodeler ces idées en un instrument servant sa propre idéologie. 

Connaissez-vous une meilleure façon de contenir cette épidémie ? 

Les sociologues sont généralement très doués pour poser des problèmes. Un peu moins pour proposer des solutions. (rires) Mais permettez-moi de faire une tentative. Il s’agit probablement d’un cliché, mais je crois très fort que nous devons abandonner l’idée que nous devons être le protagoniste de notre propre réussite. L’idée que nous sommes tous des îlots qui avons un contrôle complet sur une vie complètement malléable conduit à beaucoup de solitude, de pression, de performance et d’épuisement. En outre, c’est inexact. L’idée peut sembler un peu ésotérique, mais je suis convaincu que nous sommes tous connectés les uns aux autres. Je ne veux pas dire cela d’un point de vue spirituel, mais comme un fait. Que nous le voulions ou non, nous vivons ensemble, et ce que je fais a un impact sur l’autre. Cela va même plus loin. Je pense que la division théorique entre « individu » et « environnement » est intégrée dans notre pensée rationaliste et qu’elle nous trompe. Ce que je fais a immédiatement un impact, négatif ou positif, sur les personnes autour de moi et sur mon environnement naturel. L’inverse est également vrai. Nous sommes constamment sous l’influence de notre environnement, social et naturel. C’est pourquoi je plaide en faveur d’un discours qui met en avant cette connexion, plutôt que de la laisser servir de décor pour nos performances très personnelles. Plus concrètement, je pense que nous devons mieux prendre soin de la santé. La pensée marchande y a peu sa place. Elle est néfaste, tant pour les patients que pour les prestataires de soins. Cela vaut d’ailleurs également pour le monde académique et l’éducation. Dans quelle mesure cette pensée économique contribue-t-elle à l’essence, à la culture du savoir ? Pas du tout. Elle nous éloigne plutôt de cette essence. 

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