L’alimentation est influencée par le milieu socioéconomique et la composition du ménage. © ILLUSTRATION REALISEE PAR UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (CHATGPT) – CREDIT: ROULARTA MEDIA GROUP

«Qu’est-ce qu’on mange?»: la fatigue décisionnelle, ou pourquoi cette question nous gâche la vie au quotidien

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

La sempiternelle question revient jour après jour. Et quand trouver le temps de se mettre aux fourneaux? Un «travail alimentaire» loin d’être de tout repos, et qui reste essentiellement dévolu aux femmes.

Le repas est servi: œufs mimosa en entrée, lapin à la bière, pommes nature et haricots du jardin, salade de fruits pour le dessert. Sur la table du Belge moyen des années 1950: des plats familiaux, souvent mijotés, à base de produits locaux et de saison. Point de repas sans viande, sans fromage ou sans beurre. Le tout arrosé de vin ou de bière de table dont la mousse tapisse également les lèvres des enfants. Les babyboomers se délectaient de repas riches et réconfortants et ne se tracassaient pas plus que ça des conséquences de leur gourmandise sur leur santé, puisque toutes ces calories seraient bien vite brûlées au champ ou à l’usine.

Dans l’assiette de la génération Alpha, 75 ans plus tard: un curry végétarien le lundi, des tacos livrés le mercredi et un steak-frites le samedi. Alors que le mode de vie s’est considérablement sédentarisé, que plus de la moitié des emplois sont «de bureau», la consommation de céréales a grandement diminué au profit du sucre, des graisses, des produits transformés et d’encore plus de viande. A l’échelle mondiale, l’apport moyen en calories est passé d’environ 2.354 unités par jour dans les années 1950 à 2.954 unités dans les années 2000, soit une augmentation d’environ 25%. La consommation de protéines végétales a bondi d’environ 19% et celle de protéines animales de 55%. On note, en outre, une progression d’environ 50% pour les graisses animales, et un doublement pour les graisses végétales.

© ILLUSTRATION REALISEE PAR UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (CHATGPT) – CREDIT: ROULARTA MEDIA GROUP

Ubérisation

En quelques décennies, les Belges ont profondément modifié leurs habitudes alimentaires. S’ils mangent plus gras et plus sucré, les menus ont gagné en variété et en saveurs. Ces dernières années, l’industrie agroalimentaire et la grande distribution n’ont cessé de développer leur gamme de produits inspirés des «cuisines du monde» mais aussi de préparations destinées à des publics spécifiques (végétariens, intolérants, musulmans…).

Les temps de repas sont plus fragmentés. En 2025, surtout dans les milieux urbains, il est possible de se restaurer à toute heure, sur place ou à emporter. Les distributeurs automatiques regorgeant d’aliments transformés sont omniprésents dans l’espace public, tout comme la publicité qui oriente les achats des consommateurs. L’ubérisation de l’alimentation, avec son système de livraison à domicile de plats préparés ou de recettes sur mesure, a poussé un cran plus loin la possibilité de se restaurer à tout moment, sans devoir bouger de chez soi.

«L’urbanisation a été rendue possible par la production d’excédents alimentaires permettant de nourrir des non-agriculteurs. En ville, le pouvoir d’achat devient le principal facteur d’accès à l’alimentation […]. On travaille souvent loin de son domicile et les rythmes de vie s’accélèrent. Le gain de temps et la praticité deviennent des critères importants des pratiques alimentaires», rappelle l’Unesco dans son programme alimentaire.

Une avalanche de possibilités et une flexibilité dans les temps de repas destinés à faciliter la vie de l’homme et de la femme modernes. De leur permettre de dégager du temps pour se consacrer à des activités plus fondamentales que l’anticipation, la planification et la préparation des repas. De souffler un peu.

«Les repas impliquent en amont et en aval du travail, et celui-ci est sexué.»

Dans ce cas, pourquoi, dans la plupart des foyers, la fatidique question «qu’est-ce qu’on mange» revient-elle chaque soir comme une ritournelle?

Faire les courses, imaginer un plat, préparer les aliments pour enfin les cuisiner constitue ce que la sociologie et l’anthropologie appellent «le travail alimentaire». Un travail répétitif, peu valorisant, qui reste majoritairement dévolu aux femmes.

Pas qu’elles n’aient que cela à faire: en Belgique, en 2022, le taux d’emploi atteignait les 68% pour les femmes, contre 75% pour les hommes. Or, toutes les études démontrent qu’en moyenne, les hommes effectuent davantage de travail rémunéré et disposent de plus de temps libre, tandis que les femmes prennent en charge davantage de tâches ménagères. Le constat est valable pour tous les jours de la semaine.

Assignation quotidienne

«Derrière le pouvoir fédérateur des repas et les agréables moments que peuvent générer leur création et leur partage, ils impliquent en amont et en aval du travail, et celui-ci est sexué, soulignent une équipe de chercheurs dans Le travail alimentaire: perpétuel enjeu de lutte entre classes de sexe (Nouvelles questions féministes, Vol. 42, 2023). L’assignation durable des femmes à la cuisine quotidienne et à sa réalisation gratuite en l’absence de gratifications conduit à de nombreux conflits dans les couples et à sa mise à distance par certaines femmes.»

© ILLUSTRATION REALISEE PAR UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (CHATGPT) – CREDIT: ROULARTA MEDIA GROUP

Entre 25 et 39 ans, tranche qui correspond plus ou moins à la période «chargée» de la vie, durant laquelle de nombreux couples ont de jeunes enfants, les mères consacrent en moyenne 16 heures et 6 minutes par semaine aux soins et à l’éducation des enfants. Les pères passent, eux, 8 heures et 34 minutes de leur temps hebdomadaire à effectuer ces tâches. La fatigue décisionnelle liée à l’organisation des repas vient alourdir un peu plus encore la charge mentale des femmes et leur rappelle quotidiennement que la répartition des tâches entre les sexes a assez peu évolué depuis les années 1950.

«Contrairement à l’éducation des enfants, où une évolution est tout de même observée, la cuisine domestique reste essentiellement portée par les femmes. La seule catégorie de population où l’on voit les choses changer, est la classe supérieure, bien que le temps passé en cuisine reste très important et que la contribution de l’homme porte surtout sur l’approvisionnement», décrit le sociologue Philippe Cardon.  Maître de conférences à l’université Lille 3 et membre du Ceries (Centre de recherche individus, épreuves, sociétés), il s’intéresse à l’alimentation sous l’angle de l’identité culturelle et de la classe sociale. Dans l’ouvrage qu’il a coécrit, Sociologie de l’alimentation (Armand Colin, 2019), il examine ces nouvelles pratiques alimentaires et constate que les ménages sont soumis à de nouvelles contraintes liées aux temps sociaux.

«L’organisation des repas se fait en fonction du travail, des devoirs des enfants, des activités de loisirs et, enfin, des activités des parents. C’est fondamentalement ce qui détermine la capacité de chaque ménage à mettre en pratique son style alimentaire.» Pour Phillipe Cardon, une contrainte supplémentaire pèse sur les épaules des femmes. Elles sont davantage soumises aux injonctions nutritionnelles. «Ce sont elles qui diffusent les nouvelles habitudes alimentaires sur lesquelles s’appuient les pouvoirs publics. Ces injonctions sont très puissantes: elles poussent les femmes à anticiper énormément de choses, de la liste des courses à la planification des menus. Certaines vont s’y prendre une semaine à l’avance, d’autres cuisineront tout le week-end. D’autres encore s’organisent au jour le jour.»

Le citoyen-consommateur est, dans le cas de l’alimentation, très souvent une citoyenne-consommatrice dont les ressources matérielles et les contraintes familiales peuvent être difficilement compatibles avec les réformes du marché alimentaire et les politiques néolibérales.

Le repas est le résultat d’une interaction, voire d’une négociation, entre les différents membres de la famille.

L’indice McDo

Le contenu de l’assiette est également étroitement lié à la structure sociale. Selon la dernière enquête de Sciensano sur l’évolution des habitudes alimentaires des Belges, la consommation de légumes, de viande rouge ou de viande transformée (charcuterie, etc.) varie en fonction du niveau d’instruction. Les consommateurs les plus instruits sont ceux qui mangent le plus d’aliments sains (fruits et légumes) et le moins de viande. Leur régime est plus varié et composé de davantage de produits frais que les moins instruits, qui achètent des aliments transformés en plus grande quantité.

Une généralisation que nuance le sociologue de l’université de Lille. Il ne faudrait pas croire, rectifie-t-il, que les personnes les plus instruites et aisées ne mangent que des plats sains. Ils font la file au McDo comme tout le monde quand ils succombent à la junk food. «Ce qui les différencie, c’est la fréquence et la quantité», puisque, globalement, ils aspirent à se conformer à un style alimentaire en adéquation avec les recommandations du corps médical.

Les ménages sont également le terrain de confrontation entre les goûts alimentaires construits chez chacun au fil du temps, des parcours de vie et de la réceptivité aux messages commerciaux, nutritionnels et environnementaux. Dans ce contexte, le repas est aussi le résultat d’une interaction, voire d’une négociation, entre les différents membres de la famille. Alors que dans les années 1950, les conflits portaient surtout sur la réussite et la qualité du plat préparé, aujourd’hui, c’est dans la cuisine et sur la planification des repas que s’exerce le pouvoir de chacun.

Notamment parce que les hommes et les femmes ne se nourrissent plus exactement de la même manière. Des travaux ont montré que les femmes orientent davantage leurs choix vers les produits moins caloriques et réputés plus sains, tels que la viande blanche, les fruits et les légumes. Elles craquent en revanche plus facilement pour les aliments sucrés. Les hommes, eux, salivent davantage devant une pièce de viande rouge, les féculents et des plats plus copieux. Ces représentations expliquent pourquoi certains hommes assimilent l’ingestion d’aliments dits «féminins», comme les fruits et les légumes, à un manque de virilité. «Tu demandes à un garçon ce qu’il faut sur la planète, c’est facile: une Porsche, une vache, une patate», s’en amusait dans l’un de ses sketchs l’humoriste Florence Foresti.

De cette confrontation, les femmes sortent rarement gagnantes. Des études ont en effet démontré qu’elles sont plus enclines à s’adapter aux goûts alimentaires de leur conjoint que l’inverse. Mais également que les hommes qui vivent avec une femme ont une alimentation plus en adéquation avec l’orthorexie nutritionnelle que ceux vivant seuls. Ainsi, ils mangent plus de légumes… Malheureusement, ces bonnes habitudes s’effritent lorsque les hommes perdent leur conjointe, ce qui n’est pas le cas des femmes. Enfin, il apparaît que certains couples de jeunes contournent la difficulté de trouver un terrain d’entente… en ne partageant pas le même plat,

Les femmes sont plus enclines à s’adapter aux goûts alimentaires de leur conjoint que l’inverse.

A ces deux catégories hommes-femmes s’ajoutent celles des enfants, dont les goûts et les désirs influencent inévitablement la composition des menus. Et celle des personnes qui suivent un régime alimentaire particulier, comme les végétariens, les végans et les intolérants à certains aliments (lait, œufs, gluten, etc.). «Le végétarisme et le véganisme sont plus marqués parmi les jeunes générations, mais les études montrent que ces tendances n’évoluent pas de façon pérenne, notamment parce que le débat sur la nécessité ou non de manger de la viande vit toujours dans la communauté scientifique. Quant à la consommation de produits bio, elle est en baisse. Ces styles alimentaires restent marginaux, objective Philippe Cardon. Ce qui est certain, c’est que l’alimentation cristallise les tensions et les rapports de force au sein des familles. Avec toutes ces évolutions, on perd un peu le nord.» Mais pas l’appétit.

 

 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire