Carte blanche

Pourquoi les personnes prostituées méritent mieux qu’un contrat de travail

Cette lettre ouverte a été écrite par une bénévole d’isala en réaction au projet de loi portant des dispositions en matière du “travail du sexe” sous contrat de travail – projet qui sera discuté la semaine prochaine par la Commission des Affaires Sociales, Emploi et Pensions, en vue d’une possible adoption en plénière avant la fin de cette législature.

Je sors d’une permanence d’isala. Magda (le nom a été changé) a des dettes et des problèmes de santé qui nécessitent un suivi. Et puis, elle est harcelée dans la rue, ça la terrifie. Elle veut “arrêter de faire la pute”, mais pour l’instant elle n’a pas le choix. Alors peut-être qu’elle n’ira plus dans la rue mais qu’elle essaiera de mettre une annonce sur internet. Temporairement. Pour se maintenir à peu près à flot avant de pouvoir arrêter vraiment. Arrêter la prostitution, projet 1000 fois caressé et autant de fois ajourné à cause de nouveaux problèmes urgents. 

Je rentre chez moi et je découvre le projet de loi qui vise à créer un statut salarié pour les personnes prostituées. L’objectif du projet de loi est d’encadrer le “contrat de travail” entre une personne prostituée (“travailleur.se du sexe”) et son “employeur”. À condition de respecter les conditions de la loi, l’employeur n’est pas considéré comme un proxénète, mais comme un businessman respectable. Il y a un côté “bisounours” dans ce projet de loi qui, à première vue, semble pétri de bonnes intentions. L’idée générale est d’accorder aux personnes prostituées, particulièrement vulnérables, les droits découlant du statut de salarié, ce qui est considéré comme n’entraînant aucune conséquence négative. Quel.le rabat-joie s’opposerait donc à un tel projet ?

En réalité, il y a beaucoup de raisons d’être rabat-joie et même de se mettre en colère. En voici trois. 

Tout d’abord, je refuse qu’on considère les femmes en situation de prostitution comme des citoyennes de seconde zone. Tous les autres citoyens et citoyennes sont protégés contre le harcèlement sexuel au travail, par exemple, un avantage professionnel – comme un emploi – qui dépendrait de la participation du travailleur à un comportement de nature sexuelle. Mais pour les personnes en situation de prostitution, le harcèlement sexuel deviendrait en toute légalité l’essence de ce pour quoi on les emploie. 

Je suis aussi en colère parce que le projet de loi bafoue les droits des femmes, pour lesquels elles se sont si ardemment battues. Le droit international condamne l’exploitation de la prostitution d’autrui et notamment des femmes, parce qu’elle porte atteinte à leur intégrité physique et psychologique, en plus d’entraver la réalisation de l’égalité des sexes. 

Le projet de loi ne parle pas de ça, il est plein de mots abstraits et, à première vue, tout à fait positifs et inattaquables : “bien-être au travail”, “hygiène”, “consentement”, “prestation de travail”.… Mais je bloque, je n’arrive pas à connecter le projet de loi avec le réel que je côtoie. Le réel, c’est la peur de dormir dans la rue et de se faire agresser, la drogue et l’alcool pour “tenir” (“pas de souci, je gère”), l’humour pour mettre à distance, l’achat par Magda de nouveaux rideaux en vue d’une hypothétique maison dans la vie “d’après” sans cesse remise aux calendes… 

Soudain, l’abstraction se brise sur le mur du réel, à l’article 17 de ce projet de loi : ‘‘L’employeur doit veiller à ce que chaque pièce de l’établissement où est effectué le travail du sexe soit équipée d’un bouton d’urgence […]”. “Un bouton d’urgence”… Ces trois petits mots évoquent le spectre de ce qui peut se passer dans une chambre où le corps d’une femme est mis à la disposition d’un homme comme une marchandise. Ces trois mots, c’est la réalité qui nous rattrape : non, décidément non, la prostitution n’est pas comparable à la maçonnerie, à l’horeca, à la médecine ou à un quelconque travail de bureau. D’ailleurs, je doute qu’aucun.e des hommes / femmes politiques qui soutiennent ce projet de loi orientent leurs enfants (et notamment leurs filles) vers le “travail du sexe” dans le cadre du contrat de travail qu’ils/elles appellent de leurs vœux pour les autres. Ils/elles n’envisagent certainement pas non plus pour eux-mêmes, comme prochaine étape de leur vie professionnelle, des journées de “travail” consistant à être pénétré.e 20 fois par jour par des personnes qu’ils/elles n’ont pas choisies, avec pour seule perspective de le refaire les jours suivants, encore et encore. Le recours à la prostitution est du viol tarifé et c’est pour cette raison que le droit international le définit comme incompatible avec le respect de la dignité humaine et qu’il interdit la prostitution d’autrui. 

Je suis en colère parce que ce projet de loi est irrationnel. Il se base sur des hypothèses non vérifiées et ne tient pas compte de l’état de la connaissance. A titre d’exemple il fait comme s’il y avait d’un côté la traite d’êtres humains à combattre et de l’autre le “travail du sexe” à encadrer. La réalité c’est que la frontière entre les deux est extrêmement poreuse. Et que les régimes qui légalisent le système prostitutionnel – direction qu’emprunte la Belgique – renforcent cette porosité. Ils génèrent aussi une augmentation de la prostitution en général (par l’augmentation de la demande), ainsi qu’une augmentation de la traite qui devient plus difficile à déceler, comme le reconnait la dernière résolution du Parlement européen adoptée en octobre 2023. En bref, reconnaître que des proxénètes puissent légalement “employer” des femmes pour la prostitution n’est absolument pas sans conséquences négatives, bien au contraire. 

Et puis, je suis en colère parce que le projet de loi tape largement à côté des besoins des personnes concernées et de la réalité de terrain que je vois chaque semaine en sortie ou en permanence – ce dont le gouvernement se serait rendu compte s’il avait procédé à une consultation ouverte et démocratique. Les choix des personnes en situation de prostitution sont limités par des facteurs qui les vulnérabilisent. Dans une société qui promeut la liberté, c’est sur ces facteurs qu’il faut agir. Comme le dit la survivante de la prostitution et auteure irlandaise Rachel Moran : “quand une femme a faim, ce qu’il lui faut dans la bouche c’est de la nourriture, pas un pénis”. Un exemple concret : une grande partie des personnes en situation de prostitution sont migrantes. Ce qui leur faut avant tout pour être en sécurité, sortir de la survie et être en capacité de faire des choix, ce sont des papiers.

Et puis en fait : non, je ne suis pas une rabat-joie. Un rabat-joie est uniquement dans le négatif. Il s’oppose, il n’est jamais content, il ne voit que le mauvais côté des choses. Ce n’est pas mon cas. Si je m’oppose au projet de loi, c’est parce que je crois que nous tous.tes – et surtout les femmes – méritons mieux. Nous méritons une société égalitaire où chacun.e peut mener à bien ses projets de vie en dignité et en liberté. Une société dans laquelle le désir sexuel est libéré de toutes contraintes, notamment économiques, et où un homme ne pourra plus acheter l’accès au corps d’une femme, en s’évitant ainsi une interaction basée sur un réel consentement et pouvant s’entendre dire non. Une société dans laquelle les hommes sont capables d’accepter le refus d’une femme et où Magda pourra enfin accrocher ses rideaux à la fenêtre de sa maison.

L’association isala agit en soutien aux personnes en situation de prostitution : nos équipes vont à la rencontre des personnes sur les lieux de prostitution, leur offrent écoute et aide lors de notre permanence d’accueil hebdomadaire, proposent des cours de français et d’informatique gratuits, et développent avec elles des accompagnements holistiques qui visent à répondre aux projets des personnes et à leurs besoins pour la sortie de prostitution (logement, emploi/formation, papiers et titre de séjour, droits sociaux, parentalité/famille, justice, lien social/intégration, santé). Nous développons des alternatives concrètes à la prostitution au travers de partenariats stratégiques et de projets innovants dans le secteur social belge, comme au travers d’une maison de transit pour 4 femmes que nous avons cogéré pendant 3 ans. Enfin, nous mobilisons la société en informant sur la réalité de la prostitution au travers d’actions de formation, de plaidoyer et de sensibilisation du grand public.

Références :

Recommandations politiques signées par 25 associations féministes belges, mars 2024.

Cadre de référence du droit international : 

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