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Les ados parlent comme des ados… et ce n’est pas nouveau

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Il y a quarante ans, le verlan faisait fureur et les jeunes de l’époque se plaisaient à utiliser des mots incompris de leurs parents. En 2023, ils éprouvent eux-mêmes quelques difficultés à comprendre les ados. Et c’est parfaitement normal.

Le contexte

1983-2023 : cette année, Le Vif (qui ne s’appellera désormais plus Le Vif/L’Express) fête ses 40 ans. Pour marquer le coup, le magazine a décidé de faire ce qu’il a toujours fait de mieux : décoder la société belge. Comment a-t-elle évolué, ces quatre dernières décennies ? Réponses dans notre numéro spécial.

Vous savez ce que c’est que “chébran”?» La question est posée par l’homme de télévision Yves Mourousi à François Mitterrand, président de la République, en 1985 sur TF1. «Vous savez, lorsque j’étais enfant, déjà on inversait l’ordre des syllabes dans les mots. Ce n’est pas très nouveau, répond Mitterrand. Ça veut dire “branché”, bien entendu.» Et le président de répliquer, avec malice: «C’est déjà un peu dépassé. Vous auriez dû dire “câblé”.»

Un beur? «Ce sont les immigrés de la deuxième génération.» Le smurf? La dernière danse à la mode. Mis au défi de déchiffrer quelques termes employés par les ados, Mitterrand ne s’en tire pas trop mal. La séquence est restée dans les annales de la télévision française et rappelle qu’il y a quatre décennies aussi, le parler des jeunes se distinguait de celui de leurs aînés.

Les termes ont changé, mais en 2023, l’adulte qui surprend une conversation d’ados risque encore de se sentir largué en les entendant se traiter de «poucave» (une balance, un mouchard), qualifier tout le monde de «frère» ou de son verlan «reuf», se plaindre que «c’est la hess» (lorsqu’ils sont dans la galère). Et s’interroger, lorsqu’ils cherchent à s’enquérir d’une situation: «C’est quoi les bails?»

Suite de l’article après l’infographie.

Le fait que les plus jeunes générations réinventent la langue n’est guère étonnant. «S’il s’agit là d’une constante, c’est que, dans nos sociétés du moins, les jeunes – en particulier les adolescents – ont tendance à prendre leurs distances par rapport aux normes des générations antérieures et à privilégier une conformité avec les usages de leurs pairs du même âge», observe Philippe Hambye, sociolinguiste à l’UCLouvain.

Langue d’ados, langue vivante

Certains mots tombent rapidement en désuétude, d’autres perdurent ou refont surface. Il n’était pas rare d’entendre quelqu’un se faire traiter de «bolos» voici quelques années, mais on ne l’entend plus guère parmi les ados. L’acronyme «LOL» (Lots of laughs, en anglais) pour, signifier le rire, a fait florès avec l’apparition des SMS, mais peut sembler ringard désormais. Appeler ses parents «daronne» et «daron» est revenu au goût du jour, tandis que les mots en verlan «keum» et «meuf» font pratiquement partie du langage courant.

D’autres connaissent des évolutions intéressantes: en verlan, «arabe» est devenu «beur», puis verlanisé à nouveau, s’est transformé en «rebeu». Certaines façons de parler finissent par largement dépasser la sphère des jeunes: le tic de langage «du coup» n’est-il pas utilisé à toutes les sauces?

«Les jeunes ont tendance à prendre leurs distances par rapport aux normes des générations antérieures et à privilégier une conformité avec les usages de leurs pairs du même âge.»

Philippe Hambye

En étant un peu réac’, on regrettera éventuellement une détérioration de la langue. Linguiste, Philippe Hambye s’efforce de comprendre ces évolutions sans jugement. «Cela dit, si on souhaite que des gens parlent encore français à l’avenir, alors il faut se réjouir que les jeunes continuent à s’approprier cette langue et donc à la transformer.»

A vouloir bannir toute «dégradation», on risquerait de faire du français une langue morte, ou de s’arracher les cheveux en cherchant, à établir des critères. «Si on voulait revenir à un français pur, authentique, débarrassé de ses nouveautés qui viendraient l’abîmer, il faudrait se remettre à parler latin. Le français, c’est du latin qui a évolué et s’est transformé spontanément, parce que les locuteurs l’ont adapté à leurs besoins et habitudes», poursuit Philippe Hambye.

Le réservoir se transforme

En quatre décennies, ce n’est pas tant le mécanisme à l’œuvre que «le réservoir des innovations» qui s’est transformé. «Par exemple, les mots issus de l’arabe constituent aujourd’hui un “réservoir” plus accessible qu’autrefois, via la culture hip-hop notamment.» Le terme «miskine» vient de l’arabe et désigne aujourd’hui une personne pathétique, tandis que «cheh» signifie «bien fait pour toi». «Dans les années 1980, d’autres langues ou d’autres usages – le français des “loubards” chez Renaud – pouvaient servir de “réservoir” principal», illustre Philippe Hambye.

C’est aussi à cette époque que le verlan s’est largement propagé. «Il a justement commencé à connaître une large diffusion au-delà des bandes populaires parisiennes dans les années 1980. Il n’a pas arrêté d’alimenter constamment de nouvelles formes», observe le sociolinguiste.

Une autre tendance, moins facilement objectivable, a pu voir le jour alors et se poursuivre. C’est «une forme d’assouplissement des normes sociales en général» et, partant, un attachement moins marqué à un français châtié. Ceci explique «que les innovations peuvent sans doute se diffuser plus rapidement aujourd’hui, parce qu’elles font l’objet de moins de résistances».

Les sources sont nombreuses: langues étrangères, musique, culture urbaine, cinéma et séries, ou encore les technologies et médias du moment. La télévision autrefois, les réseaux sociaux aujourd’hui. Ce n’est pas pour rien que parmi les enfants et les ados, le terme «quoicoubeh» fait fureur depuis quelques semaines, lui qui s’est popularisé sur TikTok. L’adolescent répond un énigmatique «quoicoubeh» à toute personne qui termine une phrase par «quoi», pour la chambrer. Une vanne vieille comme le monde, qui a simplement changé de forme.

Dans un même mouvement, le langage des SMS s’est fortement répandu. Et l’on abrège volontiers: «askip» (à ce qu’il paraît), «Y a R» (il n’y a rien), «c’est le S» (c’est le sang, pour désigner une personne dont on est très proche), etc. Ces formulations sont abondamment utilisées par les artistes du moment, ce qui ne fait que les populariser au sein de la jeune génération, qui finira par se sentir larguée à son tour.

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