© Renaud Callebaut

Patricia Latour: « Quand on n’a pas les mots pour le dire, on se plante » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Journaliste et essayiste, Patricia Latour n’a pas la langue dans sa poche. Ni au propre ni au figuré. Pour elle, le français doit certes évoluer et s’enrichir, mais il faut défendre bec et ongles l’emploi correct de chacun de ses mots. Histoire de ne pas leur faire dire ce qu’ils ne disent pas.

Il y a de la gouaille dans sa voix et une franchise si spontanée que l’on comprend d’emblée que l’on ne s’ennuiera pas. Patricia Latour, amoureuse de la langue française, prend un plaisir fou, avec son époux le poète Francis Combes, à disséquer les mots pour leur faire dire ce qu’ils ont vraiment dans le ventre. Rien ne met dès lors plus en rage cette communiste que l’utilisation erronée, décalée ou malhonnête des termes qui font la beauté du français. Car les mots ne sont pas innocents. Et moins encore ceux qui les manipulent…

Bio express

  • 1954: Naissance, à Aubervilliers.
  • 1981: Licenciée en histoire-géographie (université Paris-Nord).
  • 1993: Cofondatrice des éditions Le temps des cerises.
  • 2003: Rédactrice en chef du mensuel communiste français dissident Le Manifeste.
  • 1995-2008: Conseillère municipale puis maire-adjointe à Aubervilliers.
  • 2009: Quitte le parti communiste après quarante ans d’adhésion.
  • 2015-2022: Tient une chronique hebdomadaire sur la langue française dans L’Humanité.

Le langage est hanté par l’idéologie, dites-vous. Sur quoi vous fondez-vous pour l’affirmer?

Les mots ne naissent pas par hasard. Derrière chacun, il y a une histoire. Si les mots évoluent, c’est souvent parce que la société elle-même se transforme et leur donne d’autres sens. Certains mots utilisés au Moyen Age ont changé de signification au fil du temps. En traversant l’ Atlantique, ils ont parfois dit autre chose, puis sont revenus en France modifiés. Il y a forcément dans les mots une histoire, un contenu, un rêve, une idée. C’est en ce sens qu’ils hantent l’idéologie: ce ne sont pas eux qui font l’idéologie mais l’idéologie les utilise. Quand un individu à la recherche d’un travail est successivement appelé chômeur, puis demandeur d’emploi, puis candidat à l’emploi, ce n’est pas dénué d’idéologie.

Quand un individu à la recherche d’un travail est appelé chômeur, puis demandeur d’emploi puis candidat à l’emploi, ce n’est pas dénué d’idéologie.

De certaines idéologies en particulier?

Les mots sont souvent hantés par les idéologies dominantes. C’est ce qui pose problème à la langue française, qui n’y résiste pas forcément bien. Le peuple peut certes créer des mots intéressants mais beaucoup sont imposés par les pouvoirs publics, les partis politiques, tous ceux qui font la société. L’ expression « demandeur d’emploi », ce n’est pas le peuple qui l’a inventée. Par contre, il a imaginé le mot « alpaguer », qui signifie « attraper » ou « interpeller ». Il vient de « alpaga », cette laine dont on faisait des vestes, portées en particulier par les truands dans les années 1930. C’est une jolie trouvaille qui a été imposée par le peuple. Comme le « chômedu ». Ce mot est toujours utilisé dans les milieux populaires, qui évoquent bien, alors, les chômeurs. Et pas les « demandeurs d’emploi », expression que personne ne formule dans le peuple. Ce sont les médias qui transbahutent cette langue en papier mâché, qui ne fonctionne pas parce qu’elle n’est pas appliquée par la majorité des gens. Il y a toujours une bataille entre les mots, entre ceux du peuple, des institutions et des médias et il y a cette volonté de plier le peuple à l’utilisation de termes qui n’ont plus vraiment de sens. Car qu’est-ce que ça signifie, au fond, candidat à l’emploi? Ça veut dire que dans une société de consommation, les gens sont en compétition et qu’ils doivent l’emporter, sinon…

Imposer les mots s’assimile donc à un instrument de pouvoir?

Oui. Quand le président de la République, Emmanuel Macron, lance qu’il veut faire de la France une start up nation, la moitié de la population ne comprend pas ce qu’il dit. Alors soit le peuple choisit de s’en ficher, soit il accepte de suivre, sans savoir où va le pays. Cette manière de parler qui consiste à ce que la moitié des gens comprennent la moitié de ce qu’on dit, c’est une façon de les aligner. Parce que quand on ne comprend pas, on n’ose pas toujours ouvrir la bouche. De la même manière, l’usage de termes anglais, de plus en plus fréquent dans les entreprises, éloigne de plus en plus les salariés de la tête de la société. Ils ne comprennent pas, ils exécutent. Pourquoi parle-t-on de clusters, au lieu de foyers? On emploie des mots, y compris pour des termes techniques, géographiques ou d’explication, qui ne recouvrent pas la réalité de ce qu’on dit en français. C’est grave pour la démocratie parce qu’on ne peut pas contrer une idée qu’on ne comprend pas bien. Bien sûr, tous les mots anglais ne sont pas à bannir. Il y a longtemps que le français emprunte des mots à d’autres langues et ça se passe très bien. Mais là, ça devient un peu étouffant.

Quand on appauvrit la langue, on appauvrit les idées, les débats

Patricia Latour.

Benchmarking, management, cash flow, ranking, meeting… Ces expressions courantes dans les entreprises permettraient donc une forme de soumission institutionnalisée?

C’est très clair. Les salariés de EDF disent qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils ne comprennent pas ce qu’on leur demande, dès lors que tous les messages qui leur parviennent sont rédigés en anglais. Si une direction ne veut pas écarter les salariés des décisions, d’une réflexion sur ce qu’ils font et sur la qualité de ce qu’ils produisent, le mieux n’est-il pas de se comprendre, donc d’utiliser une langue que tout le monde pratique? En France, la loi Toubon imposait d’utiliser le français, ce n’est pas le cas aujourd’hui. En truffant leurs phrases de mots anglais, les cadres qui les emploient croient valoriser leurs propos. Mais sur le fond, je pense qu’il y a une volonté de n’être compris que par ceux qui les comprennent. Ce qui écarte une partie des gens de la possibilité de réagir. Parce que tant qu’on ne se comprend pas, on n’ agit pas.

N’est-il pas intéressant qu’une langue absorbe au fil du temps des apports extérieurs?

C’est une bonne chose que le français s’enrichisse de toutes les langues, et pas d’une seule: de l’anglais, mais aussi de l’allemand, de l’arabe, du gitan. Le français a cette capacité, depuis toujours, d’absorber ce qui vient de l’étranger et qui peut le servir. Comme le verbe « enjailler », ce très beau mot employé par les jeunes. Initialement, il vient du vieux français sous la forme « enjoyer », puis il s’est recréé en Afrique sur le mot anglophone enjoy. Ensuite, il est revenu en France: le voyage des mots est parfois drôle! Bref, il est normal que la langue s’enrichisse. Une langue qui ne bouge pas meurt. Au XVIe siècle, le français s’est nourri de nombreux apports italiens, au point d’inquiéter les écrivains. Finalement, beaucoup de ces mots ont disparu et d’autres sont devenus français, comme « maestro » ou « crétin ». Ces échanges sont indispensables. On ne peut pas vivre replié sur soi ni sur une langue. Et s’il faut parfois prendre des mesures pour la réformer, il faut veiller à garder l’unité qui permet à tout le monde de se comprendre. Après tout, le français est né parce qu’il fallait une langue commune à différents territoires.

Patricia Latour:
© Renaud Callebaut

Vous assurez que l’omniprésence de l’anglais sert de support à la pensée unique liée à la mondialisation. Pourquoi?

Le linguiste Claude Hagège le pense aussi. Pour qu’une pensée unique s’impose, il faut que tout le monde réfléchisse de la même façon et utilise la même manière de parler. Ainsi, on muselle les cerveaux. Si une langue – le français en l’occurrence – ne peut s’exprimer, il n’y a pas de remise en cause, pas de contestation, pas d’esprit critique possible. Cela va de pair avec la prise de pouvoir de l’industriel Vincent Bolloré sur les éditions Hachette. Si ce grand capitaliste s’offre l’édition française, où sera encore la liberté d’éditer? Il achète de facto la liberté d’édition. Vous me direz que la censure n’existe plus? Officiellement. Mais elle existe. Car sans éditeur, tout bon écrivain que vous soyez, vous ne serez jamais publié. Une telle concentration dans l’édition et dans la presse françaises, c’est inquiétant. Ne risque-t-on pas bientôt de n’entendre plus qu’un seul son de cloche?

Les francophones ont-ils raison de s’évertuer à trouver des mots pour remplacer les anglicismes, comme courriel pour e-mail ou mentorat pour coaching?

Oui, ils ont raison. On peut bien sûr adopter des mots étrangers lorsqu’il n’y a pas de terme correspondant en français. En sens inverse, plus de deux mille mots anglais viennent d’ailleurs du français. Mais je trouve bien que l’on ait inventé le mot « ordinateur » pour ce qui était un computer. Courriel, logiciel, c’est plutôt réussi aussi, ce sont des mots qui collent bien à l’oreille. Mais ce n’est pas toujours possible. Le mot coach est insupportable, pourquoi le garde-t-on?

Y a-t-il une part de snobisme à truffer un discours de mots anglais?

Oui. Ça fait moderne, jeune, efficace. Y compris chez les fabricants de meubles, en France, qui évoquent la french touch dans leur communication. Tout est french maintenant, même le chocolat alors que je ne vois pas où on en fait pousser en France. La publicité joue un rôle très actif sur ce plan.

L’expression « je gère » est aujourd’hui mise à toutes les sauces. Souligne-t-elle à vos yeux la forte empreinte des valeurs de l’économie dans la société?

Mais comment peut-on « gérer » quelqu’un? Un budget, éventuellement. Mais moi, je ne sais pas « gérer » mes enfants, par exemple: je les éduque, je discute avec eux, je les porte au plus haut mais je ne les « gère » pas. C’est un vocabulaire d’entreprise qui transforme presque les hommes en robots ou en objets. Maintenant, on gère même sa virilité! N’importe quoi! En détournant le sens des mots, on oriente le peuple vers des débats ou des idées qui sont des impasses. A l’hôpital où j’étais un jour de passage, une infirmière m’a demandé: « Quel est le médecin qui vous gère? » J’ai répondu: « Aucun, je suis ingérable. Il y a en revanche un médecin qui me soigne. » C’est presque drôle mais sur le fond, c’est terrible parce que ça finit par entrer dans le langage courant. Et cela appauvrit la langue. Pour dire qu’un médecin s’occupe d’un patient, des verbes existent, comme « soigner », « guérir », « suivre »… Mais « gérer », comme le verbe « faire », on le met à toutes les sauces et il n’a plus de sens. Et quand on appauvrit la langue, on appauvrit les idées, les réflexions, les débats. Sans les mots pour le dire, on se plante. Pareil quand on désigne la France par le mot « Hexagone ». Nous ne sommes pas un hexagone, nous sommes un pays. En outre, l’Hexagone fait fi de tous les territoires français d’outre-mer et de la Corse. Bref, hexagone, ça ne dit pas le réel.

– « Quel est le médecin qui vous gère? » – « Aucun, je suis ingérable. Il y a en revanche un médecin qui me soigne.

Il y a quelques années, un ministre socialiste des entreprises publiques avait qualifié de « consolidation stratégique » la privatisation du principal opérateur belge de télécommunications. Pourquoi ne dit-on plus toujours les choses clairement?

C’est une façon d’altérer le réel. Quand on parle de « plan social » au lieu de « plan de licenciements » dans une entreprise, c’est assez ridicule parce qu’on met au chômage des gens qui ne retrouveront pas forcément de boulot. Alors pourquoi le qualifier de social? Ce n’est pas une faute de langage, juste une tentative pour rendre la chose moins pénible et moins dure grâce aux mots. Mais ce n’est pas moins grave que si on utilisait les mots corrects. Ne plus appeler un chat, un chat, c’est une forme d’hypocrisie. Le politiquement correct fait aussi des dégâts, comme quand on modifie le titre du roman d’ Agatha Christie Les Dix Petits Nègres. Bien sûr que le mot « nègre » est péjoratif. Mais il a été repris par tout le mouvement de la négritude, avec Aimé Césaire, Léopold Sedar Senghor, Léon-Gontran Damas. Ils en ont fait une arme. La négritude a une histoire et on ne l’effacera pas comme ça. De quel droit ferait-on disparaître tout ce mouvement? C’est de l’abêtissement: on vous contraint ainsi à oublier l’histoire. Je ne défends pas Agatha Christie. Mais si elle a écrit Les Dix Petits Nègres, elle l’a certes fait à une époque et dans un contexte précis, mais elle l’a écrit.

Pour la journaliste et essayiste, il y a une forme de snobisme à truffer un discours de mots anglais.
Pour la journaliste et essayiste, il y a une forme de snobisme à truffer un discours de mots anglais. « Tout est french maintenant. »© Getty Images

Le mot « libéralisme » a selon vous remplacé celui de « capitalisme ». Le mot « populisme » est devenu « démagogie ». Pourquoi ces glissements de sens?

Dans libéralisme, il y a le mot « liberté ». C’est plus joli que capitalisme, qui a une connotation moins positive d’exploitation. Au départ, la bourgeoisie s’est certes battue pour la liberté mais rapidement, elle ne s’est plus occupée de la sienne. Libéralisme, c’est donc un dévoiement du mot. Quant au populisme, c’était au départ un mouvement d’écrivains qui écrivaient sur le peuple et le mettaient en avant dans leurs écrits. Laisser le peuple au Rassemblement national, dit « populiste » aujourd’hui, ça me fait mal, parce que le RN, ce n’est pas le peuple. Le peuple, il appartient à tout le monde. On cache les misères sous les mots. Voyez le mot social-libéral… Comment peut-on être social-libéral? On est l’un ou l’autre mais pas les deux.

Le monde politique, et singulièrement la gauche, semble ne plus oser utiliser certains mots, comme « peuple », « classe ouvrière », « lutte des classes ». Pourquoi, alors que l’extrême droite, elle, s’en empare?

Dans les partis de gauche français, à part Jean-Luc Mélanchon (NDLR: La France insoumise), les responsables politiques n’utilisent plus le mot « peuple ». Il y a de leur part une volonté de parler comme les autres, d’être reconnus comme un vrai politique et à ce titre, il y a des termes qu’ils n’emploient plus parce qu’ils font partie d’un autre monde, qui a disparu avec l’URSS. Par conséquent, tous ces partis se moulent dans un langage imposé de l’extérieur. Je suis effarée de l’évolution langagière, notamment du Parti communiste, que j’ai quitté en 2009. On décèle une peur de bousculer dans les idées qui y sont développées. Socialisme, on ne le dit plus, c’est presque un gros mot. Or, on a le droit d’être socialiste! Entendre tout le temps parler de la même et unique manière, ça influence toute la société, ça nous pénètre à notre corps défendant. En revanche, l’extrême droite ose aller à contre-courant de la novlangue et du globish qu’on nous impose. Et elle a raison parce qu’ainsi, elle rencontre le peuple. Quand on ne parle pas du peuple, on ne le rencontre jamais.

Comment expliquez-vous qu’un mot devient désuet dès lors qu’il sort d’une sphère particulière pour devenir universel, ou qu’il sort de la sphère jeune pour être accaparé par les plus âgés?

Des langages particuliers, inventés par les jeunes ou par des professions spécifiques, ont toujours existé. C’était une façon de se comprendre entre soi, sans l’être des autres. Mais dès lors que ces autres s’approprient ce vocabulaire, les intéressés s’en détournent, l’effacent de leur lexique puis trouvent d’autres expressions. C’est un phénomène récurrent. Il a suffit que Renaud chante Laisse béton pour que les jeunes cessent de recourir à cette expression. Il avait, d’une certaine façon, violé leur langage secret. C’est aussi un phénomène de génération, la volonté de ne pas être pisté par les adultes: les jeunes ont toujours essayé d’avoir un jardin secret. Mais tout cela n’est pas grave, pas même pour la langue. C’est même plutôt sympathique. Au XVIIe siècle, on utilisait le mot « condé » pour désigner la police. Deux siècles plus tard, mon père y recourait aussi. Mais moi, je ne disais que « flic ». Aujourd’hui, « condé » est revenu dans les conversations. Il y a des mots qui disparaissent puis reviennent. Mon père disait aussi « darons » pour parents. Moi non. A présent, ce vieux mot disparu opère un retour en grâce.

Comment avez-vous interprété la sortie de Macron qui voulait « emmerder » les non-vaccinés?

D’abord, on ne parle pas comme ça quand on est président de la République. C’est un président insultant. Comme il ne fait rien par hasard, il voulait diviser la population. C’est de la démagogie. Il est aussi démagogique d’utiliser un tel mot, qu’emploie le peuple, parce que c’est une façon de dire « je parle comme vous ».

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