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La situationship, ou être en couple sans vraiment l’être: « Pour se dire bonjour, on se faisait la bise »

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

C’est plus que de l’amitié, mais ce n’est pas vraiment de l’amour. La situationship, forme de relation sans étiquette, gagne en popularité auprès des jeunes. Décryptage et témoignages.

Il y a d’abord eu ce baiser sur la place Flagey, un jeudi de mai. Un dérapage assumé après un afterwork bien arrosé. Puis ce resto thaï en tête-à-tête, désormais devenu « leur préféré ». S’en sont suivies des soirées Netflix sous les draps, des cappuccinos au réveil et des après-midis à refaire le monde. Il y a même eu un week-end à la Côté d’Opale. « Sur un coup de tête ». Pendant plus d’un an, Caroline (1) a partagé des tas de moments privilégiés avec un homme. Toujours le même. Il était son collègue ; il est rapidement devenu son meilleur ami… et son amant. « Il connaissait tout de ma vie », résume la jeune femme de 27 ans. Pourtant, Caroline et Martin ne formaient pas un couple. « On refusait les étiquettes ». D’ailleurs, les gestes d’affection étaient bannis de leur quotidien. En dehors des relations sexuelles, pas de câlins ni de tendresse. « Pour se dire bonjour, on se faisait naturellement la bise ».

Ce flou relationnel, sorte de zone grise entre l’amour et l’amitié, séduit de plus en plus les jeunes générations. Cet entre-deux porte désormais un nom : la situationship. Contraction des termes anglais « situation » (situation potentiellement problématique) et « relationship » (relation), le néologisme figurait parmi les finalistes du mot de l’année 2023 du prestigieux Oxford Dictionary.

Récemment popularisée sur les réseaux sociaux – TikTok et Instagram en tête – cette tendance n’en est pour autant pas neuve. « Ce qui est nouveau, c’est qu’on lui donne un nom », observe Patrick De Neuter, professeur émérite de psychopathologie de la famille, du couple et de la sexualité à l’UCLouvain. « L’apparition du concept et sa globalisation ont permis aux jeunes de mettre des mots sur leur vécu, abonde Leila Fery, doctorante à l’ULB et au sein de l’atelier Genre(s) et Sexualité(s). Mais en réalité, la situationship est surtout un terme parapluie, qui englobe un éventail de rapports et de termes déjà entendus par le passé, tels que « sex friends », « amis avec bénéfices » ou « ami-amant ». »

« Indescriptible »

Loin de se résumer à un trivial « plan cul », la situationship inclut une profonde dimension de partage. « Entre nous, ce n’était pas que du sexe, se remémore Mathilda, qui a vécu une expérience similaire pendant cinq mois. On passait beaucoup de temps ensemble, on aimait organiser des pique-niques, se faire découvrir de nouvelles chansons. » Ce genre de relations implique généralement une communication numérique quotidienne. « Avec mes ‘plans culs’, on se textait surtout pour se retrouver en fin de soirée, compare Caroline. Au mieux, on passait la nuit ensemble. Puis basta. Avec Martin, c’était différent. On se parlait tous les jours. C’était une relation un peu indescriptible.»

On était tous les deux sur les applications de rencontre et ça nous arrivait de se raconter nos aventures

Caroline

Le sociologue français Christophe Giraud parle de « contrat sérieux-léger » pour définir ces rapports non-traditionnels, à cheval entre la relation sérieuse, engagée et amoureuse, et la relation légère, souvent sexualisée, sans sentiments ou « volonté de faire couple ». Cette nouvelle forme de « contrat » soulève surtout la question de l’exclusivité. Un couple dit « formel » induit généralement la notion de fidélité, bien que le libertinage ou le polyamour gagnent aujourd’hui en visibilité. A contrario, la situationship laisse les portes ouvertes. « On ne se devait rien », résume Mathilda. « On était tous les deux sur les applications de rencontre et ça nous arrivait de se raconter nos aventures, confie pour sa part Caroline. Parfois, peut-être, pour éveiller la jalousie de l’autre ».

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Cette soif de liberté et d’indépendance, caractéristique des jeunes générations, explique en partie la popularisation de la tendance dans cette tranche d’âge. « Pouvoir penser à soi-même avant l’autre, c’est un vrai avantage », avoue Emma (1), 20 ans, en situationship depuis un mois. « C’est assez confortable de passer du bon temps avec quelqu’un sans avoir à lui rendre des comptes », embraie Mathilda. « Ces idéaux de liberté et de développement personnel sont très prononcés aujourd’hui en Occident, y compris dans l’amour et la sexualité, confirme Patrick De Neuter. Toute comme l’est la valorisation du refus de toutes contraintes, entre autres celles qui limitent la réalisation des fantasmes sexuels, conscients et inconscients. »

S’engager ? Non merci

Opter pour la situationship permet également de repousser l’engagement et, dans un premier temps, d’en limiter les souffrances. « Une forme de carapace », illustre Caroline. Pour Mathilda, c’était l’occasion de laisser son partenaire « respirer », alors qu’il se remettait d’une relation de plusieurs années. « Il avait peur d’être à nouveau blessé. »

« Les déceptions amoureuses et les expériences douloureuses avec le ou la mauvais(e) partenaire peuvent mener à ce nouveau type de ‘contrat’, confirme Valérie Cooreman, psychologue clinicienne. La situationship s’associe de toute évidence à une forme de prudence, une profonde envie de prendre son temps avant de s’engager. » Cette méfiance à l’idée de s’investir dans une nouvelle relation n’est pas forcément condamnable. « Fondamentalement, c’est même plutôt sain, estime Sarah Galdiolo, professeure de psychologie clinique à l’Université de Mons. Après un ou deux mois de discussion, on ne connaît encore l’autre que superficiellement. »

Mais ces difficultés à s’engager peuvent perdurer sur le long terme. Elles sont renforcées, d’une part, par l’essor des applications de rencontre, qui offrent l’utopie d’une pléthore d’alternatives. « Dans ce cas, la situationship permet de continuer à jouer sur plusieurs tableaux, dans l’espoir de trouver mieux », observe Sarah Galdiolo. Le taux élevé de divorces en Belgique n’est peut-être pas non plus étranger à cette peur de l’engagement. « La jeunesse d’aujourd’hui a sous les yeux de nombreux exemples de parents séparés et n’a donc plus vraiment d’exemples de relations concrètes et durables », estime Valérie Cooreman.

Quand la situationship devient toxique

Dans le cas où la situationship précède le couple, elle génère habituellement peu de souffrances. Les tourments apparaissent plutôt lorsqu’elle s’y substitue durablement. Car au fil du temps, les sentiments peuvent évoluer. Et les envies, diverger. « Après quelques semaines, je me suis rendu compte que je m’attachais beaucoup à lui, concède Mathilda. J’ai voulu officialiser la relation, mais il y était opposé. » D’une décision mutuelle, la situationship peut alors s’imposer comme solution par défaut. « Soit je me contentais de cet entre-deux, soit je fuyais. C’était devenu toxique. » Et quand l’amour est fort, l’espoir l’est d’autant plus. Un texto un brin plus romantique que d’habitude, un compliment lâché négligemment, une main autour de la taille : autant de signaux contradictoires peuvent entretenir de fausses espérances.

Au bout de dix mois, il était temps d’arrêter de faire l’autruche

Caroline

La communication est dès lors primordiale pour éviter les déceptions, et s’assurer que chacun est toujours aligné avec ses envies. « Ce type de relation ne peut fonctionner que si les deux partenaires optent d’un commun accord pour la situationship, et que chacun continue à trouver une pleine satisfaction dans cet accord », note Patrick De Neuter. Cela étant, ce « degré différentiel d’engagement » met également les couples traditionnels au défi. « Un partenaire peut vouloir emménager, se marier ou avoir des enfants mais se heurter au refus de l’autre », observe Sarah Galdiolo. Alors que ces envies non concordantes mettent généralement un terme à la situationship, elles peuvent par contre empoisonner un couple conventionnel pendant de longues années.

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Malgré leur promesse mutuelle de « ne pas se prendre la tête », la réalité a fini par rattraper Caroline et Martin. « Au bout de dix mois, il était temps d’arrêter de faire l’autruche ». Et de constater que la carapace s’était peu à peu fissurée. Jusqu’à se fendre complètement. « Notre relation était devenue tellement intense qu’on a songé à tout arrêter. Mais chaque tentative de rupture débouchait sur des retrouvailles une semaine plus tard. » Couper les ponts étant devenu inconcevable, les deux collègues ont finalement sauté le pas du couple. Un an après le « dérapage » de la place Flagey, ils ne se font désormais plus la bise.

(1) Prénom d’emprunt

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