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Aya Cissoko : «On est pour l’universalisme. On veut juste qu’il soit égalitaire» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Quand les détracteurs du combat de la communauté noire contre les discriminations accusent ses défenseurs de communautarisme, l’ancienne championne du monde de boxe et autrice sort de ses gonds. Que la société est inégalitaire ne devrait plus être une question pour Aya Cissoko. Comment y remédier, oui.

Rares sont les parcours de vie qui conjuguent autant de souffrances et de réjouissances. Fille de parents maliens vivant en France, Aya Cissoko voit son père et sa sœur mourir dans l’incendie criminel de leur immeuble d’habitation au cœur de Paris. Quelques mois plus tard, son frère contracte une méningite. Un de ses camarades d’école maternelle présentant les mêmes symptômes est bien soigné. Il survit. Lui est l’objet d’un mauvais diagnostic. Il décède. La famille d’Aya Cissoko n’est pas seulement victime de la misère, elle l’est du racisme, ambiant – un groupe d’extrême droite a revendiqué l’incendie – et institutionnel.

Pas simple de surmonter ces épreuves. Mais Massiré Dansira, la maman d’Aya Cissoko, issue de la communauté bambara du Mali, n’est pas femme à se résigner. Elle travaille sans relâche comme femme de ménage, au point de ruiner sa santé, pour octroyer à ses enfants l’environnement propice à leur épanouissement. Aya Cissoko trouve dans la boxe un refuge à cette vie qui reste difficile. Elle persévère et devient championne nationale, puis championne du monde amateure de boxe française. Elle rééditera l’exploit en boxe anglaise. Sa carrière sportive stoppée par un accident de combat, elle reprend des études, à Sciences Po Paris, et se lance dans l’écriture. Trois livres ont couronné cette nouvelle vie, Danbé en 2011 (Calmann-Levy), N’ba en 2016 (Calmann-Levy) et, récemment, Au nom de tous les tiens (1), une forme de lettre à sa fille en mémoire des anciens pour la génération future. S’entretenir avec Aya Cissoko, c’est forcément plonger dans un récit plein d’humanité et de dignité. «Danbé», en langue bambara.

Des personnes comme ma mère et mon père n’ont jamais eu le choix de leur trajectoire. La domination blanche a structuré ces vies-là.

Pourquoi la transmission est-elle si importante pour vous?

Elle est essentielle parce que, de la sorte, j’insère le parcours de mes ancêtres dans la mémoire des vivants. Si cette mémoire n’était pas pérennisée, des personnes comme mes parents seraient voués à l’oubli. La transmission est importante aussi parce que je suis devenue mère. Je suis la dernière qui fait le lien entre mes parents, qui sont venus du Mali et se sont installés en France, et ma fille qui ne les aura quasiment pas connus puisqu’elle n’a cohabité avec ma mère que la première année de sa vie. J’étais la seule à même de faire ce travail de mémoire.

Vous dites porter encore la douleur d’avoir «mal aimé votre mère». Qu’est-ce qui rend parfois difficile d’exprimer son amour à un proche?

Tout d’abord, la pudeur. L’urgence du moment, aussi. On est continuellement pris par l’urgence de l’instant. Il en résulte qu’on a tendance à négliger ce travail de transmission qui est pourtant essentiel pour la construction d’un enfant. Souvent, il est assuré par les grands-parents. Les enfants apprennent beaucoup en les côtoyant. Cela n’a pas été possible avec ma fille puisque ses grands-parents ont disparu.

En lisant Au nom de tous les tiens, on a le sentiment que la douleur et la crainte d’être victimes de racisme ont été permanentes dans votre vie et celle de vos proches…

Il faut comprendre que des personnes comme ma mère et mon père n’ont jamais eu le choix de leur trajectoire. Toute leur vie a été assujettie aux politiques. Ils se sont exilés parce que, matériellement, ils avaient beaucoup plus de chances d’y arriver en s’installant en France. Ils n’ont jamais choisi leurs futurs métiers. Ils n’ont jamais choisi leur lieu d’habitation. Ils n’ont jamais choisi les écoles que fréquenteraient leurs enfants. Ils n’ont même pas choisi la manière dont ils allaient mourir. Mon père est mort dans un incendie criminel, revendiqué par un groupuscule d’extrême droite. Ma mère est morte de son labeur, parce qu’elle a trop travaillé. C’est pour cela que je dis que la domination blanche structure ces vies-là. Ils n’ont eu le choix de rien. Ils ont subi toute leur vie. Ce livre est aussi une manière de raconter les trajectoires d’un nombre incalculable d’individus à travers ces figures singulières et de clamer qu’ils ne peuvent pas être traités comme des boucs émissaires parce qu’ils sont les premiers, justement, à avoir été les victimes de cette société structurellement inégalitaire. Il faut regarder ailleurs, déterminer à qui profite l’exploitation de ces corps.

«Notre objectif est de démonter les inégalités pour intégrer le pacte universaliste», explique Aya Cissoko à propos des manifestations contre le racisme, comme ici, à Paris, en juin 2020.
«Notre objectif est de démonter les inégalités pour intégrer le pacte universaliste», explique Aya Cissoko à propos des manifestations contre le racisme, comme ici, à Paris, en juin 2020. © GETTY IMAGES

Parleriez-vous encore aujourd’hui de racisme structurel, systémique?

Toutes les études disent que la société française est structurellement inégalitaire. La question n’est plus de savoir si elle l’est mais ce que l’on fait pour qu’il y ait davantage de justice en France. C’est une préoccupation récurrente dans mon livre: être enfant ne protège pas. Que faire alors, concrètement, pour que tous les enfants puissent espérer se construire harmonieusement, se dire qu’ils ont toutes leurs chances dans cette société? Pour moi, il est inconcevable que la vie de ma fille et celle d’un grand nombre d’enfants se résument à résister. Les jeunes que je rencontre sont parfaitement conscients que la société est inégalitaire. Les conditions d’études d’un enfant de banlieue et d’un enfant de Paris ne sont absolument pas les mêmes. Quand les trajectoires d’enfants sont prédéterminées de la sorte, c’est insupportable. Je veux œuvrer pour insuffler de l’espoir à ces jeunes. Leur dire: «Accrochez-vous.» Mais je sais pertinemment que pour certains, cela sera très compliqué. Très très peu parviendront à se défaire de leur condition.

Vous écrivez: «La France nous veut reconnaissants de ses bienfaits. Le pays nous veut indéfiniment redevables.» Qu’est-ce qui vous agace dans cette sollicitation?

Quand on a lu mon livre, on se rend compte que la réussite qui est la mienne, qui est la nôtre, même relative, est surtout due à notre capacité de résister. Elle est due à ma mère qui va se tuer à la tâche, s’accrocher, économiser le moindre sou, ne jamais céder malgré la fatigue, la maladie, les morts pour que ceux qui ont survécu puissent s’en sortir. Ce sera la même chose pour moi. C’est le travail qui va me permettre de devenir championne du monde de boxe. Pendant que mes camarades s’amusent, je vais passer des heures et des heures d’entraînement, de sueur, de coups pris et donnés… Avec une mère seule, analphabète, femme de ménage, si nous avions échoué, cela n’aurait étonné personne. Notre réussite, on la doit à notre persévérance, pas à l’Etat.

Est-ce malgré l’Etat que vous avez réussi?

Malgré l’Etat, malgré le fait de fréquenter des établissements scolaires dits difficiles, malgré le fait de grandir dans une cité où la solidarité existe mais où les conditions de vie sont précaires, malgré la violence protéiforme qui fait des dégâts énormes… Il faut rompre avec ce discours qui occulte les réalités et qui fait croire que tout va bien dans le meilleur des mondes, que «si on veut, on peut». Je m’inscris dans une forme de rupture. Je veux que tous les enfants puissent espérer devenir quelqu’un grâce à l’école. Je veux que le mérite républicain devienne une réalité effective, et pas seulement un discours qui serve juste à faire taire ceux qui disent que c’est beaucoup plus compliqué que cela.

En l'emportant face à l'Ukrainienne Oleksandra Kozlan à New Delhi en 2006, Aya Cissoko devient championne du monde de boxe anglaise mais doit arrêter sa carrière en raison d'une blessure.
En l’emportant face à l’Ukrainienne Oleksandra Kozlan à New Delhi en 2006, Aya Cissoko devient championne du monde de boxe anglaise mais doit arrêter sa carrière en raison d’une blessure. © GETTY IMAGES

Vous n’êtes pas convaincue que l’éducation puisse aider à réduire les inégalités?

Je ne dis pas cela. J’ai bien conscience que l’école est importante. C’est encore le meilleur moyen, même s’il n’est pas le seul, pour s’en sortir et pour accéder à une forme d’autonomie. En ayant grandi avec une mère analphabète, je sais qu’avoir un minimum de bagage scolaire est essentiel. Ce que je dis, en revanche, c’est que le système est structurellement inégalitaire. Et qu’il provoque, malgré celles et ceux qui le font vivre, un tri social.

La France doit-elle faire un travail d’introspection sur son rôle dans la colonisation et l’esclavage?

On ne peut pas faire l’économie de ce passé. Ce n’est plus possible. Il commande encore la manière dont sont structurés la société et les rapports interindividuels. Celles et ceux qui sont en bas de la hiérarchie disent «ça suffit». Ils veulent vivre à égalité. Et pour vivre à égalité, il faut déconstruire. Les uns et les autres connaissent leur histoire. Tant qu’on ne la regardera pas en face, tant qu’on ne fera pas un véritable travail pédagogique, on n’en sortira pas. Ma famille en est à la troisième génération présente en France du côté maternel et à la sixième du côté paternel. Pendant combien de temps vais-je encore devoir justifier mon appartenance à la France? A un moment donné, ça suffit. Quand mon père décide de s’installer en France, il ne le fait pas par hasard. Il s’y installe parce que le Mali est une ancienne colonie française et que la France a besoin de bras pour se reconstruire après guerre. Donc, on va aller les chercher dans ce vivier d’hommes. C’est aussi simple que cela.

La boxe m’a aidée à prendre conscience que si j’arrivais à résister sur un ring, je pouvais aussi résister dans la vie.

Vous interpellez les Blancs en leur disant: «Soyez de véritables alliés mais laissez-nous faire.» La lutte contre le racisme ne doit-elle pas être menée aussi avec les Blancs?

Bien évidemment, cette lutte ne peut pas se faire sans les Blancs. Par là, je veux dire aux personnes de bonne volonté de commencer d’abord à s’informer. Nous qui subissons ces discriminations, nous avons beaucoup d’avance. Nous avons essayé de comprendre les raisons pour lesquelles nous subissions ces discriminations. Nous avons discuté. Nous avons lu. Nous avons assisté à des conférences, etc. C’est pour cela que je dis: instruisez-vous, lisez, écoutez des podcasts, allez sur le terrain, rencontrez les personnes qui ont des choses à vous dire. Mais le but n’est pas de reproduire un clivage dans un espace très hiérarchisé, où on nous demanderait encore une fois de rassurer les Blancs. Il peut devenir épuisant, pour celles et ceux qui subissent ces discriminations, de devoir répéter sans cesse ce travail pédagogique. Parfois, cela peut impliquer de puiser dans un intime douloureux. Chacun doit y mettre de la bonne volonté. Qu’on le veuille ou pas, nos destins sont liés. Notre objectif est simplement d’obtenir l’égalité. On nous accuse parfois d’être contre l’universalisme. Attendez, évidemment que l’on est pour l’universalisme! On demande juste à être réintégrés dans le pacte universaliste parce que l’universalisme, dès le départ, a été inégalitaire. Les femmes en étaient exclues. Notre objectif est précisément de démonter les inégalités pour intégrer ce pacte universaliste.

© National

Vous écrivez à votre fille que votre rôle est de l’armer pour qu’elle soit capable de faire sans vous. Est-il particulièrement difficile aujourd’hui d’être une bonne mère ou un bon père?

J’éduque ma fille de manière à ce qu’elle devienne autonome, à ce qu’elle pense par elle-même, à ce qu’elle fasse ses propres choix. Ma fille ne m’appartiendra jamais. Si cela tombe, elle sera totalement à l’opposé de moi – pas trop non plus, quand même. Nous appartenons à une famille où les disparus ont été nombreux. L’ objectif est aussi que ma fille soit autonome au cas où je devrais partir. Eduquer un enfant, c’est l’accompagner, être à l’écoute. C’est un travail et des remises en question quotidiens. Chacun fait au mieux avec les moyens qui sont les siens en espérant que l’enfant devienne quelqu’un. Ce n’est pas la possession matérielle qui fait la qualité des individus. Pour moi, c’est la dignité, le respect de soi-même et des autres, la conscience de l’autre. Telles sont nos valeurs. Mais je suis consciente aussi d’avoir bénéficié de la bonté de certaines personnes. Il est essentiel d’en parler. C’est plutôt la société et la manière dont elle est organisée qui me posent problème. J’ai rencontré des personnes exceptionnelles pendant tout mon parcours. Et encore aujourd’hui. Exceptionnelles par leur humanité. Je les remercie dans mes livres. Je remercie cette assistante sociale qui a tendu la main à ma mère, cet avocat qui a fait aboutir notre dossier d’indemnisation, qui était en rade, après l’incendie qui a coûté la vie à mon père et à ma sœur, ces professeurs et ces entraîneurs qui m’ont accompagnée sur le chemin de la réussite… Des individus bons, il y en a plein. Heureusement.

Qu’est ce que la boxe vous a apporté? Dans votre précédent livre, Danbé, vous évoquez un refuge…

La boxe a été pour moi un formidable refuge dans le sens où, déjà, elle m’a déjà permis de mettre mon cerveau sur pause, momentanément. Elle m’a permis de fuir la dureté du quotidien, de prendre soin de mon corps, devenu en quelque sorte mon outil de travail. Elle m’a appris à être en mouvement, à aller plus loin, à parcourir la France, le monde. En définitive, la boxe m’a appris à résister. Elle m’a aidée à prendre conscience que j’étais forte et que si j’arrivais à résister sur un ring, je pouvais aussi résister dans la vie. Et faire mieux que résister.

Vous abordez également les racines juives de votre fille, à travers son père. Que vous a appris l’étude de la Shoah?

Adolescente, j’avais été sensibilisée au destin du peuple juif par la lecture de Au nom de tous les miens de Martin Gray (Robert Laffont, 1971). J’ai beaucoup lu sur cette période de l’histoire et sur l’Holocauste. Le juif a été continûment considéré comme un bouc émissaire en période de crise économique, de famine, d’instabilité politique… Nous avons en commun d’avoir été victimes de cette volonté de déshumanisation, d’anéantissement. Il va falloir être vigilant pour qu’on n’en arrive pas à, de nouveau, chercher des boucs émissaires. J’avoue que j’ai peur. J’ai peur de la tournure des événements politiques. Enormément de signes annonciateurs apparaissent, que l’on fait mine de ne pas voir: une récession économique qui se conjugue à une crise politique… Il faut rester sur ses gardes parce que, j’en suis convaincue, la bête immonde est encore bien vivante.

Estimez-vous que pas assez de voix s’élèvent pour formuler ce genre d’avertissement?

Le problème est que les voix les plus audibles ne sont pas les bonnes. J’aime bien cette référence à la mythologie: les dieux ont déversé tous les maux sur Terre et c’est aux humains à s’en dépatouiller. C’est un peu ce qui est en train de se passer.

(1) Au nom de tous les tiens, par Aya Cissoko, Seuil, 120 p.

Bio express

1978

Naissance, à Paris, le 28 novembre.

1986

Son père et sa sœur Massou sont tués dans l’incendie criminel de leur immeuble.

1987

Décès de son frère Moussa d’une méningite, qui n’a pas été diagnostiquée par le service d’urgence d’un hôpital.

1999

Premier titre de championne du monde amateure de boxe française.

2006

Championne du monde de boxe anglaise.

2011

Publie Danbé (Calmann-Levy, 192 p.), coécrit avec Marie Desplechin.

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