Jules Gheude

Pourquoi il faut une discussion approfondie sur notre devenir « post-belge »

Jules Gheude Essayiste politique

Ce n’est ni d’une circonscription électorale fédérale ni d’une septième réforme de l’Etat dont nous avons besoin, mais d’une discussion approfondie sur notre devenir « post-belge », estime l’essayiste politique Jules Gheude.

En mai 2022, l’Open VLD a déposé une proposition de loi visant à instaurer un arrondissement électoral fédéral qui permettrait de désigner 20 des 150 députés à la Chambre. Outre le fait qu’elle pourrait consolider le « réflexe belge », l’initiative vise surtout à ce que la constitution d’un gouvernement fédéral puisse se faire dans un délai raisonnable, en évitant la valse surréaliste des informateurs, explorateurs et autres démineurs.

Le principe est simple. Le candidat ayant récolté le plus de voix au sein du parti le plus important serait automatiquement chargé de former un gouvernement. Il disposerait d’un mois pour ce faire. En cas d’échec, la main passerait au deuxième parti le plus populaire, et ainsi de suite. Si l’impasse se confirme au terme de six mois, de nouvelles élections seraient automatiquement organisées.

Lors du dépôt de cette proposition de loi, Ecolo et le MR n’avaient pas caché leur approbation. Le président des libéraux francophones, Georges-Louis Bouchez, avait posté le tweet suivant :  Les libéraux travaillent à une Belgique plus forte, plus efficace. Arrêter la division et mettre en place les réformes libérales dont notre pays a besoin.

Je suis belgicain, ne cesse de rappeler Georges-Louis Bouchez. Normal donc que Bart De Wever déclare ne pas l’aimer vraiment… Normal aussi que Bouchez soutienne l’initiative du « parti frère ». Le seul problème pour lui est l’automaticité pour la désignation du formateur. Car elle pourrait aboutir à ce qu’un candidat d’un « parti extrême » arrive à la manœuvre. En outre, la formule revient à toucher à une prérogative jusqu’ici réservée au roi.

Quoi qu’il en soit, le projet est d’ores et déjà mort-né, puisque les deux plus importants partis flamands ont clairement exprimé leur opposition. Le Vlaams Belang et la N-VA, qui prônent tous deux un Etat flamand indépendant, n’ont évidemment aucune envie d’éveiller le sentiment belge. Par ailleurs, la N-VA voit dans cette proposition  une tentative des libéraux flamands pour sécuriser le poste de l’actuel Premier ministre : L’Open VLD essaie de se doper à l’aide d’une liste unitaire grâce à leur parti frère plus puissant (le MR). Il est donc davantage question du poste d’Alexander De Croo que de renforcer la démocratie.

Georges-Louis Bouchez, qui rêve de réunir à nouveau la « famille libérale » ferait bien cependant d’être sur ses gardes. Son coreligionnaire Hervé Hasquin, lui, est bien conscient de la réalité des choses, quand il déclare : Croyez-moi, un libéral flamand est un  nationaliste !

Trois rappels suffisent à montrer la pertinence de ces propos.

N’est-ce pas Karel De Gucht qui, en 2002, alors qu’il était président de l’Open VLD, a dit : La Belgique est condamnée à disparaître à terme, à s’évaporer et, en attendant, elle n’apporte plus aucune valeur ajoutée à la Flandre.

N’est-ce pas le libéral flamand Patrick Dewael qui, en 2003, alors qu’il était ministre-président flamand, a présenté un cahier de revendications institutionnelles qui revenaient à scinder pratiquement l’ensemble des compétences restées fédérales, notamment les soins de santé ?

N’est-ce pas Bart Somers, aujourd’hui membre libéral du gouvernement flamand, qui, alors qu’il était à la tête de l’Open VLD, a lâché : Dans ma génération, nous accordons la priorité aux intérêts régionaux flamands. (…) Nous n’acceptons plus que notre croissance et notre emploi soient freinés parce que la Wallonie ne veut pas répondre à nos exigences.

Mais   revenons à cette circonscription électorale fédérale.

Le professeur-philosophe Philippe Van Parijs, fondateur de Rethinking Belgium (ReBel), est favorable à cette initiative, dans laquelle il voit le moyen de rectifier démocratiquement un déséquilibre linguistique : Avant, j’étais favorable aux quotas. Je trouve à présent que cela n’est plus très important. Laissons les gens voter de manière naturelle pour les candidats fédéraux de leur choix. Les francophones voteront sans doute en plus grand nombre pour des néerlandophones que l’inverse, car les néerlandophones parlent en effet mieux le français que les francophones ne parlent le néerlandais. De cette manière, la circonscription électorale fédérale sera  une correction démocratique de la surreprésentation du nombre de sièges parlementaires francophones en Belgique.

Et pour que les choses soient bien claires, Philippe Van Parijs ajoute : Je ne suis pas un nationaliste belge comme Bouchez. Pour moi, l’idée d’un sentiment belge n’est pas importante en soi. Le dialogue pour pouvoir encore gérer ensemble, voilà ce qui est important pour moi.

Quant à ce « gérer ensemble », il se limite à la portion congrue : Il reste un socle fiscal fédéral pour les besoins de base qui sont identiques dans l’ensemble de la Belgique : une base de sécurité sociale, la sûreté et la politique étrangère.

Tout le reste, on l’aura compris, relève de la compétence des entités fédérées. Et Philippe Van Paris de bien insister sur le principe de la responsabilisation financière : Une entité fédérée qui ne s’attaque pas à la mauvaise gestion financière et qui ne prend pas l’économie au sérieux, aura peu de choses à offrir à ses citoyens.

Une telle vision est celle d’un nationaliste flamand et elle ne me surprend pas. En 2011, lors d’un débat organisé à l’Université de Liège par le Cercle Condorcet sur le thème « L’après-Belgique », j’avais demandé à Philippe Van Parijs de répondre par oui ou non à la question « La Flandre est-elle pour vous une nation ? ». Et sa réponse fut « oui ».

En fait, c’est Bruxelles qui préoccupe Philippe Van Parijs. Et sa préférence pour le fédéralisme (à quatre entités fédérées) plutôt que pour le confédéralisme n’est qu’une simple affaire tactique, une question de vocabulaire : habiller « en belge » le renforcement du vote majoritaire flamand, nécessaire au contrôle étroit de Bruxelles par la Flandre.

En effet, une telle circonscription fédérale sera surtout utile vis-à-vis du corps électoral bruxellois pour le disperser.

Car, faute de partis politiques « belges », on voit mal les Flamands voter en nombre pour des candidats fédéraux de partis francophones et les Wallons voter en nombre pour des candidats fédéraux de partis flamands. Mais on voit bien les Bruxellois voter en nombre appréciable pour des candidats fédéraux de partis flamands, au départ de promesses alléchantes sur le plan financier…

Au final, il y aurait, grâce à cette circonscription électorale fédérale, un peu plus de députés « centraux » flamands, élus par Bruxelles.

Pour Van Parijs, l’enjeu bruxellois est capital. S’il promeut l’usage de l’anglais à Bruxelles, c’est pour y affaiblir le français. S’il souhaite instaurer la circonscription électorale fédérale, c’est pour diviser le camp francophone et séparer Bruxelles de la Wallonie.

Pas question, en tout cas, pour Philippe Van Parijs d’imaginer un quelconque mécanisme de protection pour les Francophones, qui reviendrait à recréer une grande version de Bruxelles-Hal-Vilvorde.

Or, c’est précisément cela que vise François Desmet, le président de DéFI, en soutenant, lui aussi, cette circonscription fédérale : En vue des élections de 2019, l’un des engagements du programme fédéral de DéFI consistait en la création d’une circonscription fédérale. En effet, l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde constituait de facto la seule circonscription fédérale, au bénéfice des deux grandes communautés linguistiques du pays. Sa scission lors de la sixième réforme de l’État a privé les francophones des communes sans facilités de la possibilité de voter avec Bruxelles aux élections fédérales. Pour réintroduire cette possibilité pour toute la Flandre et permettre à ces francophones d’être représentés à la Chambre des représentants, DéFI proposait la création d’une circonscription fédérale au sein de laquelle les électeurs de tout le pays pourraient élire 10 députés sur 150, 5 sur des listes flamandes et 5 sur des listes francophones. En effet, une telle circonscription donnerait aux citoyens francophones de Flandre, mais aussi à la minorité néerlandophone de Wallonie et de Bruxelles la possibilité de voter pour des personnalités issues de leur propre groupe linguistique. 

Et François Desmet de conclure : Intrinsèquement attaché au fédéralisme, à la démocratie et aux droits des minorités nationales, DéFI avait considéré pareille création non pas comme la solution, mais comme l’un des éléments pouvant révéler une nouvelle dynamique au fédéralisme de coopération et d’union, capable de battre en brèche le nationalisme flamand, même si nous demeurons réalistes à cet égard. 

Philippe Van Parijs et François Desmet souhaitent tous deux aboutir à une correction démocratique, mais dans des sens diamétlesralement opposés.

Il est clair que débats qui auront lieu à la Chambre à ce sujet tourneront rapidement au dialogue de sourds. Mais il est vrai que nous sommes habitués aux palabres stériles.

Il nous faut le redire : ce pays ne peut plus être sauvé. Le fédéralisme ne peut plus fonctionner dès lors que la Flandre ne se comporte plus en entité fédérée, mais en Nation, qui n’a plus que faire du principe de solidarité financière.

Et si nous arrêtions les frais, en procédant une fois pour toutes au divorce belge et nous mettant autour de la table pour en déterminer les modalités ?

Dans son livre « La Belgique est morte, vive la Belgique ! » (Fayard, 2009), ), José-Alain Fralon, l’ex-correspondant du journal français “Le Monde” en Belgique, s’était permis de donner le conseil suivant au roi (à l’époque Albert II) : Et si (…) vous la jouiez plus finement? En admettant, comme nous le ferons tous tôt ou tard, que rien ne pourra arrêter la marche de la Flandre vers son indépendance, et en accompagnant celle-ci au lieu de tenter en pure perte de la stopper?    

Voilà un avis de bon sens que les responsables francophones feraient bien de suivre.

Ce n’est ni d’une circonscription électorale fédérale ni d’une septième réforme de l’Etat que nous avons besoin, mais d’une discussion approfondie sur notre devenir « post-belge ».

Je possède le petit mot manuscrit que Jean Gol a fait parvenir à François Perin, le 14 mars 1982, après avoir pris connaissance de l’article que ce dernier avait fait paraître dans l’hebdomadaire « Pourquoi Pas ? », sous le titre « Et si les Flamands proclamaient leur indépendance ? ».

Jean Gol (il était alors vice-Premier ministre et ministre de la Justice) avait écrit : Je suis d’accord à 100% avec votre article du “Pourquoi Pas?”. Mais le délai est sans doute un peu plus long; je ne suis pas fonctionnellement en position d’expmrimer publiqmement mon accord. J’agis cependant chaque jour pour préparer cette échéance et une réponse francophone de survie digne, raisonnable et dans l’ordre.

Pour avoir été très proche de Jean Gol à cette époque, je peux attester ici que son regard (tout comme celui de François Perin) était tourné vers la France. C’est un drame qu’il nous ait quitté prématurément.

Le Centre d’Etudes du MR porte fièrement le nom de Jean Gol. Mais entre Georges-Louis Bouchez et ce dernier, la lucidité politique est bien différente.

En attendant, l’échéance dont parlait Jean Gol est bel et bien à notre porte. Le dernier sondage « De Standaard – VRT » révèle que le Vlaams Belang et la N-VA récoltent respectivement 24,6% et 21% des intentions de vote. En cas de blocage des négociations au lendemain  des élections de 2024, ils pourraient user de la leur majorité absolue au Parlement flamand pour proclamer unilatéralement l’indépendance de la Flandre. Le « Bye bye Belgium » de la RTBF de 2006 passerait alors de la fiction à la réalité.

Feu Xavier Mabille, l’ancien directeur du Crisp dont la sagesse était unanimement reconnue, écrivait en 2007 : Au cas où s’accomplirait l’hypothèse de la scission de l’Etat (hypothèse dont je dis depuis longtemps qu’il ne faut en aucun cas l’exclure), il m’apparaît clairement que le problème ne pourrait qu’acquérir alors une dimension européenne et internationale qui lui fait défaut jusqu’à cette date. (…) Pour l’exprimer dans les termes les plus clairs, la Flandre – ou du moins une majorité parmi les personnes et les institutions qui en assurent l’expression politique – pourrait décider de son autodétermination. Elle ne déciderait pas pour autant du même coup du destin de la Wallonie ni de celui de Bruxelles.

Non seulement l’hypothèse de la scission de la Belgique ne doit pas être exclue, mais il faut s’y préparer dès maintenant. Car rien n’est pire que de se retrouver mis devant le fait accompli, contraints de réagit dans l’urgence et la précipitation.

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