François De Smet

Pourquoi Bruxelles ne doit pas autoriser l’abattage sans étourdissement (carte blanche)

François De Smet président de DéFI 

Le Parlement bruxellois doit se prononcer quant à l’interdiction ou non de l’abattage sans étourdissement. pour François De Smet, président de DéFi, imposer l’étourdissement est absolument nécessaire. « Les considérations court-termistes et électoralistes ne peuvent pas prendre le pas sur les principes universels et progressistes ».

Mesdames et Messieurs les Députés,

Chers collègues,

Je prends la plume aujourd’hui, en toute transparence, pour plaider la cause du texte soumis à votre vote sur l’abattage avec étourdissement obligatoire.

Je le fais comme président d’un parti, DéFI, qui assume clairement et nettement son soutien plein et entier à l’imposition de l’étourdissement avant tout abattage. Et ce même s’il respectera la liberté de vote et de conscience des députés, en ce compris les siens, sur ce texte, puisque tel est ce qui a été convenu sur ce sujet lors de la conclusion de l’accord de gouvernement.

« Mon objectif est de généraliser la pratique de l’étourdissement à tous les abattages. Si les travaux du Conseil du Bien-être Animal ne permettent pas d’aboutir à un avis auquel adhèrent les deux communautés religieuses, je prendrai mes responsabilités sur base des études scientifiques. » Ces mots ont été tenus par Laurette Onkelinx (PS), alors Ministre Fédérale de la santé publique en charge du bien-être animal, le 8 décembre 2009 à la Chambre.

Si la Ministre était allée au bout de son idée, ou si les initiateurs de la sixième réforme de l’Etat n’avaient pas eu l’idée désastreuse de régionaliser une matière aussi sensible et universelle que le bien-être animal, nous ne serions pas dans cette situation aujourd’hui. Mais c’est ainsi: il revient aux parlementaires bruxellois de terminer un travail imaginé au niveau fédéral depuis une décennie, réalisé au sein de deux des trois régions depuis des années déjà, et qui n’attend plus que la Région bruxelloise pour être clôturé.

Oui, cela est plus difficile que si la matière était restée fédérale, ou si Bruxelles n’était pas la dernière région à prendre cette initiative, puisqu’en raison des interdictions déjà décidées par la Wallonie et la Flandre, notre Région traite de facto de manière résiduelle l’ensemble de l’abattage sans étourdissement du pays, ce qui accentue la pression du débat. Le dernier à agir doit avoir le plus de courage. C’est à nous de l’avoir. C’est sans doute injuste mais c’est ainsi.

L’issue de ce débat dira si la Région bruxelloise devient ou non une terre à part, où les considérations court-termistes et électoralistes prennent le pas sur les principes universels et progressistes

L’enjeu qui nous concerne ici est déterminant pour l’avenir de notre Région. Je n’exagère pas: il dira si nous avons du courage. Celui de faire oui ou non prévaloir le bien-être animal et d’en faire une cause cardinale, au-delà des slogans lénifiants des uns et des autres. C’est une question de valeurs qui va bien au-delà du politique au sens classique. L’issue de ce débat dira si la Région bruxelloise devient ou non une terre à part, où les considérations court-termistes et électoralistes prennent le pas sur les principes universels et progressistes. Car ce sont les faits, en politique, et non les mots, qui identifient les caractères et les convictions.

Chacun est “pour” le bien-être animal lorsque cela ne lui coûte rien, tout comme chacun est “pour” le respect des droits humains en général lorsqu’il suffit de publier un statut sur les réseaux sociaux, et est “pour” lutter contre le réchauffement climatique tant qu’il ne s’agit que de défiler dans la rue. Défendre des principes de manière abstraite et généraliste est facile. Reconnaissons-le : nous, politiques, n’y excellons que trop. Bien plus ardu est l’arbitrage entre des enjeux politiques différents, car il réclame tantôt le sens du compromis, tantôt le courage de faire prévaloir les principes les plus fondamentaux, même si cela peut coûter. Et pourtant, c’est le prix d’une décision qui est l’exacte mesure du courage nécessaire à la poser.

C’est un sujet sensible et qui méritait un débat. Celui qui est mené au Parlement régional bruxellois est de qualité, et est allé au fond des choses, au-delà des slogans et raccourcis dont les réseaux sociaux se sont fait le relais durant des mois.

Il a été reproché à mon parti, par certains, de s’être permis de poser ce débat et de l’avoir amené au sein de votre hémicycle. On a dit qu’il n’appartiendrait pas au parlement d’en discuter. Certains auraient à l’évidence préféré que ce débat n’ait jamais lieu.

Rappelons-le : un accord existait, en marge de l’accord de gouvernement, pour qu’une liberté de vote soit de mise sur ce sujet, au-delà du jeu habituel entre majorité et opposition. Lorsque sont arrivées les décisions de la Cour de Justice européenne et de la Cour constitutionnelle, qui confirmaient la validité des dispositifs pris en Wallonie et en Flandre, et alors que nous étions porteurs de la compétence du bien-être animal au sein du gouvernement, nous avons estimé qu’il n’était plus possible de retarder le débat. Voilà déjà cinq ans que l’interdiction a été adoptée en Wallonie, puis en Flandre. Pourquoi aurions-nous dû attendre des années pour tenter de mettre fin à une souffrance intense et évitable ? Nous avons estimé, après avoir porté en vain le sujet au sein du gouvernement, qu’il était de notre devoir de laisser le parlement trancher au départ d’un texte.

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La fébrilité à entamer ce débat interroge sur le sens et le rôle de la politique aujourd’hui. Car au nom de quoi, à dire vrai, faudrait-il refuser de traiter des sujets les plus difficiles ? Durant des années, comme observateur de la vie publique, j’étais frappé du manque de courage des acteurs, tous partis confondus, à prendre à bras le corps un certain type de sujets: ceux qui réclament un arbitrage entre valeurs. Parce que la pilarisation et l’éparpillement de l’opinion rendent les partis politiques fragiles et peu enclins à prendre des risques au-delà de ce qu’ils estiment être les intérêts directs de leurs électeurs – la régionalisation n’ayant fait qu’empirer cette tendance.

Le résultat, assez terrible pour le vivre-ensemble, est que les questions identitaires, et celles qui appellent à trouver un équilibre entre des valeurs, ne sont jamais abordées de front. Parfois par simple manque de courage d’aller au combat et de devoir assumer de la nuance devant une opinion publique ou ce qu’on estime, à tort ou à raison, être “son” électorat. Parfois aussi parce que certains considèrent que, sur des sujets aussi sensibles, il faut agir à bas bruits, petit-à-petit, en utilisant ici une victoire juridique, là une avancée réglementaire… C’est par ce procédé de “petits pas” discrets que, par exemple, la neutralité est attaquée et détricotée morceau par morceau, et que ceux qui s’en émeuvent et portent le débat en pleine lumière se voient directement caricaturés par des poncifs qui prennent toujours la même forme (“Est-ce vraiment une priorité? N’avez-vous pas un problème à défendre un sujet aussi défendu par l’extrême droite?”). Et c’est ainsi que, sous le silence complice de ceux qui ne veulent vexer personne, notre société se divise, se piliarise, se balkanise chaque jour davantage. Parce qu’à force de ne voir les citoyens que comme une addition de communautés, nous oublions de faire… communauté.

En entrant en politique, je me suis fait comme serment intérieur de ne jamais céder à cette facilité. Car notre devoir de femmes et d’hommes politiques n’est pas de fuir la difficulté mais d’aller au-devant d’elle. Comme l’assène Kierkegaard: ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est difficile qui est le chemin. A quoi servons-nous, nous politiques, si ce n’est à nous plonger dans les dossiers les plus conflictuels ? Sommes-nous condamnés, au 21ème siècle, tétanisés par la peur de l’électorat, à ne tenir que des propos convenus, à publier des visuels sur des journées mondiales ou à manifester notre empathie ou notre indignation sur les réseaux sociaux ? Non. Il est attendu de nous, précisément, de prendre des risques, de tenter des arbitrages et des équilibres et, en dernière instance, de décider.

Pourquoi l’étourdissement est nécessaire

Les lignes de front entre libertés, entre valeurs sont précisément le travail des démocrates – leur travail de chaque jour. Non seulement je ne comprends toujours pas qu’on ait voulu empêcher ce débat, mais je suis persuadé que le monde politique bruxellois aurait manqué à son devoir, une fois connues les positions de la Cour de Justice de l’Union européenne et de la Cour constitutionnelle, en ne le tenant pas. Quel que soit son résultat, ce débat était non seulement utile mais indispensable.

Je me permets de rappeler les raisons pour lesquelles l’imposition de l’étourdissement est selon nous nécessaire.

Au vu de semaines entières à avoir vu passer des contre-vérités alignées sans vergogne, je souhaite d’abord rappeler ce que ce débat n’est pas.

Ce n’est pas un débat sur l’abattage rituel. Il n’a jamais été question d’interdire l’abattage rituel, de quelque manière que ce soit. Si l’ordonnance est votée, l’abattage rituel ne sera en rien interdit. Il sera simplement encadré sur l’un de ses aspects. Comme c’est déjà le cas dans plusieurs pays européens, mais aussi, j’y reviendrai, plusieurs pays musulmans.

Ce n’est pas un débat sur l’alimentation halal ou casher. Il n’a jamais été question ni d’interdire ni d’empêcher la commercialisation du halal ou du casher, ni a fortiori leur consommation. Ceux qui ont fait circuler des pétitions en prétendant le contraire abusent donc de la confiance des signataires sur base d’un mensonge.

Ceci n’est pas non plus un débat sur la religion. Il n’appartient pas à l’Etat de dire de quelle manière un culte doit être pratiqué ni ce qu’il faut croire. Par contre, il revient à l’Etat de veiller à ce que d’autres principes fondamentaux, universaux, soient respectés. Comme tout ce qui peut avoir un impact sur l’ordre public, les pratiques religieuses, convictionnelles ou philosophiques doivent être conformes à la loi civile votée par les êtres humains ; depuis l’émergence des démocraties libérales, il en a toujours été ainsi. Il est pleinement du rôle de l’Etat de dire ce qui est admissible comme niveau de souffrance animale, par exemple et ce quelles que soient les circonstances et la finalité de la mort de cet animal. C’est exactement le nœud du débat ici.

Enfin, ce n’est pas un débat sur l’extrême droite ou le racisme. J’ai été profondément heurté de constater la rapidité avec laquelle cette carte a été jouée. Elle démontre la faiblesse et le malaise de ceux qui la sortent davantage qu’autre chose. Agiter le drapeau noir de l’extrême droite ou du racisme lorsqu’on ose mettre sur la table un équilibre entre valeurs est une tentative de tuer le débat. Le bien-être animal n’a rien à voir avec le racisme ou l’extrême droite, et assimiler ceux qui veulent défendre cette cause avec un agenda de ce genre est indigne. Mieux: le pire des racismes réside au contraire dans l’infantilisation et la croyance que des pratiques culturelles ou religieuses seraient inaptes à s’accaparer des préceptes universels et fondamentaux, alors qu’elles l’ont, au contraire, fait depuis des siècles.

Il s’agit en revanche bel et bien d’une question de bien-être animal.

Pourquoi est-il nécessaire, aujourd’hui, d’imposer l’étourdissement préalable, réversible ou non, lors de chaque abattage sur le territoire de la Région bruxelloise ?

Parce que ne pas le faire induit une souffrance insupportable et incompatible avec la valeur que nous faisons, au 21ème siècle, du bien-être animal. Un animal non étourdi souffre beaucoup plus. Il vit une agonie intolérable. La science nous le dit de manière claire, nette, précise et documentée.

Est-ce qu’imposer un tel étourdissement représente une ingérence disproportionnée et donc non acceptable envers la liberté de culte ? C’est le fond du débat. Cette question a été posée à deux des plus hautes instances auxquelles elle pouvaient l’être, et dont le rôle est précisément de pouvoir arbitrer des conflits entre droits fondamentaux. Elles ont répondu très clairement par la négative : certes, imposer l’étourdissement constitue une ingérence dans la liberté de culte, mais non, ce n’est pas là une ingérence disproportionnée dans une société démocratique. L’atteinte à la liberté de culte, nécessaire à l’objectif légitime de réduction de la souffrance animale, est juste et proportionnée en démocratie. Les Etats peuvent l’imposer en vertu d’un principe aussi cardinal que le bien-être animal.

L’abattage rituel n’est pas incompatible avec l’étourdissement réversible. Juger qu’ils sont incompatibles, c’est méconnaître ce qu’est une religion

Comme déjà énoncé, il est faux d’affirmer que l’imposition de l’étourdissement va empêcher la commercialisation et la consommation de viande halal et casher. D’abord, la commercialisation restera permise, l’importation aussi. Ceux qui veulent continuer à consommer de la viande issue d’un abattage sans étourdissement le pourront toujours.

Mais surtout, fondamentalement : l’abattage rituel n’est pas incompatible avec l’étourdissement réversible. Juger qu’ils sont incompatibles, c’est méconnaître ce qu’est une religion; c’est méconnaître aussi la pratique déjà en vigueur dans plusieurs pays européens et dans plusieurs pays musulmans.

Toutes les religions se soucient du bien-être animal

Les pratiques religieuses évoluent depuis des siècles en fonction des avancées sociétales, démographiques, scientifiques, politiques. Cela a toujours été le cas. Plus personne ne vit de la même manière qu’au temps de l’écriture et de la réception de la Torah, de la Bible ou du Coran. Toutes les pratiques religieuses, de siècle en siècle, se sont acculturées et adaptées face à des environnements changeants, des normes nouvelles, des valeurs nouvelles – en ce compris, certes au prix d’âpres luttes, les droits humains, le libéralisme, le socialisme, la liberté de penser. Les cultes se sont accommodés et, depuis l’émergence des démocraties libérales qui sont les nôtres, ont fait les leurs d’un grand nombre de principes universels qui animent nos sociétés.

Toutes les religions, également, portent une grande attention au bien-être animal, autre valeur universelle. Dès lors, pourquoi ce qui est possible en matière de droits humains ne le serait pas également pour le bien-être animal ? Postuler cela est se faire une bien piètre opinion des croyants, et se révèle en réalité bien plus dénigrant pour les cultes reconnus que la démarche visant, comme nous l’avons fait, en transparence, avec arguments scientifiques et juridiques, à affirmer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre abattage rituel et étourdissement obligatoire.

Comment justifierons-nous demain que ce qui est possible en Jordanie ou en Indonésie ne serait pas possible en Région de Bruxelles-Capitale ?

Aujourd’hui, ainsi, toute une série de pays musulmans pratiquent l’abattage avec étourdissement et certifient la viande qui en est issue comme halal. C’est le cas du plus grand pays musulman du monde, l’Indonésie. C’est aussi le cas de la Jordanie ou de la Malaisie, par exemple. Certains de ces pays exportent cette viande abattue avec étourdissement, et pourtant certifiée halal, sans que cela ne pose de problème à personne. Comment justifierons-nous demain que ce qui est possible en Jordanie ou en Indonésie ne serait pas possible en Région de Bruxelles-Capitale ?

Le bien-être animal prend une place de plus en plus importante. Et cette importance ne cible pas exclusivement les religions, elle s’impose à toute la société. Il s’agit d’une valeur cardinale qui concerne tout le monde, croyant ou pas. Elle concerne aussi le transport, l’élevage de l’ensemble des animaux, leur utilisation dans les loisirs, etc. C’est un sujet qui prendra dans les années à venir autant d’importance que les droits humains et le changement climatique, en demandant que changent certaines de nos habitudes, pour l’intérêt général. 

Cher collègues,

Je vous écris parce que je m’en voudrais de ne pas avoir tout tenté pour convaincre ceux et celles parmi vous qui doutent encore. Parce que nous savons que l’issue de cette bataille, qui transcende tous les clivages et divise toutes les formations, est incertaine.

Nous – les partisans de l’obligation d’étourdissement, tous partis confondus –  avons de notre côté la science, le droit, et 70% des bruxellois, en ce compris de nombreux concitoyens juifs et musulmans.

Et pourtant, nous risquons bien de perdre cette bataille.

Parce que la peur a tout envahi et empêche tout débat rationnel.

Parce qu’il est aujourd’hui plus facile, hélas, de faire croire aux croyants que ce texte va les empêcher de manger halal ou casher (c’est faux), ou que ce texte va interdire l’abattage rituel (c’est faux) que de prendre le temps d’expliquer qu’il est tout-à-fait possible de combiner abattage rituel et étourdissement, comme le font plusieurs pays européens, mais aussi plusieurs pays musulmans.

Si ce texte n’est pas voté, cela marquera, à mon sens, la victoire d’une paresse démocratique et la défaite de l’universalisme qui doit, comme femmes et hommes politiques, guider notre action.

François De Smet, député fédéral et président de Défi

Le titre est de la rédaction. Titre original: Abattage sans étournissement: le courage de l’universel

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