Marco Van Hees

Les trois lieux communs à la rescousse des grandes fortunes privées

Marco Van Hees Député fédéral PTB

Les récentes données d’Oxfam sur le fossé entre riches et pauvres, dans le monde et en Belgique, font couler beaucoup d’encre. Mais une partie de celle-ci ressasse ces petits lieux communs qui, lors de tels débats, se portent à la rescousse des grandes fortunes privées, ouvertement ou plus insidieusement, estime Marco Van Hees (PTB). Qui en épingle quelques-uns.

1. « Les milliardaires le sont grâce à leurs inventions »

Pour l’économiste Bruno Colmant, « la plupart des nouveaux milliardaires sont devenus riches grâce à leurs inventions. Ils ont augmenté l’innovation et ont créé de l’emploi. Un milliardaire apporte des choses parce qu’en général, ce sont des créateurs d’entreprises. »

Cette thèse est une variation sur l’apologie du patronat dont la richesse fournirait de l’emploi aux travailleurs. Or, c’est l’inverse : c’est la force de travail des salariés qui rend leur patron riche. Les réductions de personnel actuelles dans plusieurs multinationales des Gafam le montrent : elles ont construit l’enrichissement de leurs fondateurs en s’appuyant sur le travail de dizaines ou centaines de milliers de travailleurs. Et tant que les ventes suivaient, elles engageaient plus, pour gagner plus.

Par ailleurs, si l’on prend l’exemple de la Belgique, la thèse des milliardaires inventeurs est difficile à soutenir. Les dix premiers milliardaires belges ont tous hérité leur fortune de générations précédentes. Prenez les familles de Spoelberch (n° 3) et de Mévius (n° 4), actionnaires d’AB Inbev : ce sont des lignées nobles dont, au 19e siècle, deux représentants épousent les filles d’un riche bruxellois qui a lui-même hérité de la brasserie issue de la famille Artois. Non seulement, ils n’inventent rien, mais ils sont tellement mauvais gestionnaires que leurs épouses vont dénicher un dirigeant externe.

2. « Ne pas taxer la fortune mais son utilisation »

L’économiste Étienne de Callataÿ s’oppose à l’idée d’un impôt sur la totalité du patrimoine, préférant taxer l’utilisation de la fortune : « Je préférerais que l’on taxe des indicateurs de richesse comme les yachts, les secondes résidences, les produits de luxe ou les produits nocifs pour l’environnement comme les jets privés ou les voitures de sport[2]. »

Cette vision assez superficielle ignore un élément central : dans le système capitaliste, les grandes fortunes ne consomment qu’une partie fort limitée de leur richesse. Les capitalistes sont surtout axés sur l’accumulation illimitée d’un capital dont la part principale est constituée de leurs entreprises, c’est-à-dire d’un rapport social d’exploitation permettant d’accaparer ce qui est produit par le personnel de ces sociétés.

Si l’on veut taxer les hyper-riches, on ne peut donc passer à côté de ce qui est au centre de leur richesse et de leur enrichissement : les actions de leurs entreprises. C’est en interprétant mal cette réalité que l’impôt sur la fortune (ISF), en France, a taxé des millionnaires et immunisé des milliardaires.

En Belgique, les grandes fortunes ne sont taxées ni sur leur patrimoine financier , ni sur les revenus de ce patrimoine, car leurs dividendes sont accumulées dans des sociétés qui bénéficient d’un taux de prélèvement de 0 % grâce au mécanisme des RDT (revenus définitivement taxés). Là où un petit actionnaire doit concéder 30 % sur les dividendes qu’il perçoit.

3. « La Belgique est très égalitaire »

Pour Étienne de Callataÿ, l’indice de Gini montre que la Belgique est un pays égalitaire. De même, selon Bruno Colmant, « les solutions d’Oxfam sont bonnes d’un point de vue conceptuel, mais cela ne s’adapte pas à la Belgique. Notre pays est globalement très égalitaire et nous ne sommes pas concernés par les excès de l’économie de marché américaine. »

Pourtant, l’économiste français Thomas Piketty a montré que si les inégalités de revenus sont plus importantes aux États-Unis, les inégalités de patrimoine sont très fortes dans les pays européens. C’est donc logiquement les patrimoines qu’il faut taxer en priorité pour réduire le fossé riche-pauvre.

Dans un récent article académique, l’économiste Arthur Apostel a étudié la répartition des fortunes en Belgique. On y voit combien le fossé est grand dès lors qu’on prend l’angle des patrimoines : le 1 % le plus riche possède autant que les 74 % les moins riches[1]. Si, lors d’un mariage, cent personnes devaient se partager le gâteau et que l’une d’entre-elles en mangeait autant que 74 autres, on introduirait rapidement une règle pour éviter l’indigestion de l’un et la disette des autres.

Quant à l’indice de Gini, non seulement il concerne non pas les patrimoines mais les revenus, mais même quant à ceux-ci, sa valeur est douteuse. En effet, il est basé sur les revenus fiscaux, qui découlent surtout des revenus professionnels et ignorent presque totalement les revenus financiers.

C’est ce même vision tronquée qui fait dire à l’avocate Typhanie Afschrift que « comparativement et proportionnellement les riches paient plus d’impôts que les pauvres. » Cela vaut uniquement si l’on compare un gros salaire à un bas salaire, puisque l’impôt des personnes physiques suit une courbe progressive (sans l’être énormément).

Mais c’est loin d’être le cas si l’on tient compte des revenus du capital et surtout des patrimoines. Un salaire moyen est taxé à 28 % (sans même tenir compte des prélèvements pour la sécu) tandis que la société Financière de la Sambre, détenue par Gérald et Ségolène Frère (enfants d’Albert Frère) paye 0,09 % d’impôts sur un bénéfice de 1,7 milliard d’euros[2].

À Typhanie Afschrift, qui affirme « je m’inquiète plus parce que les pauvres sont pauvres, plutôt que de critiquer les riches pour leurs richesses », rappelons plutôt ces mots de Victor Hugo éclairant  le processus d’exploitation capitaliste : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ».

Marco Van Hees, député PTB


[1]     ArthurApostel, Daniel W.O’Neill, « A one-off wealth tax for Belgium: Revenue potential, distributional impact, and environmental effects », in Ecological Economics, Volume 196, Juin 2022.

[2]     Selon les comptes annuels 2021, derniers chiffres disponibles.

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