Faut-il « abolir les milliardaires »?
En marge du forum économique de Davos, l’ONG Oxfam a sorti son rapport annuel. Parmi ses conclusions, « l’abolition » des milliardaires, une proposition pour réduire des inégalités qui se creusent de plus en plus. Cette solution serait-elle finalement la bonne réponse ? Les avis divergent.
Comme tous les ans, Oxfam a dévoilé son rapport annuel sur la répartition des richesses. Et le constat de celui-ci est particulièrement éloquent. En effet, pour la première fois depuis 25 ans, l’ONG remarque que l’extrême richesse et l’extrême pauvreté ont augmenté en même temps. Toujours dans ce rapport, Oxfam observe que les milliardaires ont particulièrement gagné ces dernières années, spécifiquement en temps de crise. « Plus de 2,7 milliards de dollars par jour depuis le début de la crise (sanitaire), tandis que les entreprises des secteurs de l’alimentation et de l’énergie ont plus que doublé leurs bénéfices en 2022 », peut-on lire dans le communiqué.
Pire encore, selon l’association: les 1% plus riches détiennent 45,6% de la richesse mondiale. A l’inverse, la moitié la plus pauvre dans le monde doit se partager 0,75%.
L’association pointe notamment l’échec des États dans l’utilisation de la théorie du « ruissellement », théorie selon laquelle en permettant d’enrichir les plus riches, ceux-ci réinjecteraient leur argent dans le système et donc augmenteraient l’activité économique et apporteraient plus d’emplois. En réalité, cela n’aurait fait qu’enrichir les plus fortunés, selon Julien Desiderio, spécialiste de la justice fiscale chez Oxfam Belgique. « Ce qui empêche l’Europe d’avancer, c’est toujours l’héritage de cette théorie du ruissellement. La réalité nous montre aujourd’hui qu’on a besoin d’un État qui est fort, qui est au centre du jeu. »
Pour l’ONG, il n’existe pas beaucoup d’autres solutions pour réduire les inégalités que « d’abolir » les milliardaires sur le long terme. Comment ? En appliquant un impôt sur le patrimoine global et sur les bénéfices excédentaires des sociétés. « Quand on gagne un bas ou moyen salaire, on est très vite taxé aux tranches d’imposition les plus hautes. Nous, on pense qu’il faut une progressivité plus douce donc être moins vite fort taxé, mais qui aille plus loin pour les hauts revenus. Donc pour certains très hauts salaires, il faudrait une taxation supérieure à 50%. »
Du déjà vu ?
Par le passé, et dans différents pays du monde, cette solution de l’impôt sur les grandes fortunes a déjà été déployée. Récemment, l’Espagne ou l’Argentine l’ont adopté durant la crise sanitaire. Résultat : le gouvernement argentin aurait récolé plus de 2 milliards de dollars, directement injectés dans les institutions publiques.
En Belgique aussi, cela a été le cas. Il faut remonter à l’après-guerre. « Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement, pour payer la ‘dette de guerre’, a adopté un impôt sur la fortune et aussi un impôt sur les bénéfices excédentaires réalisés en raison de la guerre », explique Julien Desiderio.
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Un boom économique s’est alors produit, mais la tendance fut stoppée dans les années 1970 en faveur de la fameuse théorie du ruissellement, comme l’indique Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD. « Le FMI, qui était pourtant le principal promoteur de cette théorie, a publié des études qui démontrent que cette théorie n’existe pas et qu’on est plutôt sur un effet aspirateur, c’est-à-dire quand les ultra-riches ont énormément de richesses, ils peuvent investir sur les marchés boursiers et immobiliers et accroitre encore plus leur fortune. »
Mais peut-on reproduire ce qui a été fait par le passé ? C’est compliqué, mais faisable selon Arnaud Zacharie.
« Si vous êtes le seul à augmenter votre taxation, les ultra-riches et les multinationales vont faire du chantage à l’emploi et se délocaliser chez le voisin. »
Une concurrence internationale problématique
La grosse difficulté de cette taxation sur les ultra-riches tient notamment du fait que les entreprises détenues par les plus fortunés sont globalement mobiles. Elles peuvent se déplacer d’un pays à l’autre, en choisissant ce qui est le plus profitable pour elles. Pour le secrétaire général du CNCD, cela n’est plus possible et cet impôt doit se faire de manière globale pour que cela fonctionne. « Si vous êtes le seul à augmenter votre taxation, les ultra-riches et les multinationales vont faire du chantage à l’emploi et se délocaliser chez le voisin. C’est comme ça qu’on est arrivé, sur l’impôt des sociétés, de plus de 40 à moins de 20% en Europe en trente ans. Au rythme actuel, on arrivera à zéro vers 2050. Ce qu’il faut, c’est une coopération fiscale internationale. »
L’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économique, avait d’ailleurs proposé un modèle en décembre 2021 pour contrer cette mobilité entrepreneuriale. Le « modèle de règles du Pilier Deux » impliquerait la mise en œuvre d’une taxation minimum de 15% au niveau mondial.
Oxfam souhaiterait donc aller encore plus loin dans cette imposition. Mais si l’idée lancée par l’association attire même une partie des plus fortunés (plus de 200 millionnaires ont très récemment demandé à être davantage taxés par les dirigeants mondiaux, ndlr), la nuance serait de mise selon certains économistes.
« Il faut être plus nuancé »
Pour l’économiste et membre de l’Académie royale de Belgique Bruno Colmant, « les solutions d’Oxfam sont bonnes d’un point de vue conceptuel, mais cela ne s’adapte pas à la Belgique. Notre pays est globalement très égalitaire et nous ne sommes pas concernés par les excès de l’économie de marché américaine. C’est important de dire que ce rapport est avant tout d’envergure mondiale. »
Si, à l’instar d’Oxfam et d’Arnaud Zacharie, il constate une prise de conscience généralisée en faveur d’une justice fiscale, l’idée « d’abolir les milliardaires » n’est pas selon lui quelque chose de réalisable, ni de juste. La raison ? Ceux-ci sont des créateurs d’emplois à grande échelle. « La plupart des nouveaux milliardaires sont devenus riches grâce à leurs inventions. Ils ont augmenté l’innovation et ont créé de l’emploi. Un milliardaire apporte des choses parce qu’en général, ce sont des créateurs d’entreprises. »
Une conclusion trop rapide a été faite par l’ONG, selon l’économiste, qui prônerait lui du cas par cas, selon que les plus riches aient gagné leur argent grâce à leur entreprise ou via un investissement boursier. « Quelqu’un qui devient riche de son invention, qui apporte des choses nouvelles à l’humanité et de l’emploi, je pense que c’est très bien. C’est très différent du capital purement spéculatif », nuance Bruno Colmant.
D’accord ou non avec la proposition d’Oxfam, son rapport tombe à point nommé puisque le Forum économique de Davos s’est clôturé le 20 janvier dernier. De quoi alimenter les discussions pour trouver une solution, ou non, aux écarts de richesses de plus en plus grands dans le monde.
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