Philippe Jottard

Il faut mettre fin à l’ostracisme de la Syrie

Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

Analyse de l’impact du tremblement de terre en Syrie, par l’ancien ambassadeur Philippe Jottard.

A la suite du tremblement de terre qui a aussi frappé violemment le Nord-Ouest de la Syrie, l’heure est au secours aux survivants de la catastophe. La disproportion dans l’aide extérieure fournie d’une part à la Turquie et de l’autre, bien moindre,  à la Syrie est évidente. Elle ne s’explique pas seulement par le nombre inférieur de victimes, ni par la persistance du conflit dans une partie d’ailleurs limitée de la zone touchée par le séisme, ni par les difficultés d’accès à cette zone rebelle finalement aplanies. En dehors de l’aide fournie par l’ONU et quelques pays, la préférence donnée à l’aide aux victimes dans la Turquie d’Erdogan trouve aussi son explication dans le rejet continu du régime syrien par l’Occident et les sanctions qu’il impose encore à la Syrie près de douze ans après le début de la guerre.  Ajoutons que les moyens matériels  et sanitaires pour aider les victimes tant du côté gouvernemental que dans la région encore dominée par l’opposition sont très réduits.

La population syrienne souffre de la faim depuis plusieurs années déjà. Alors que l’hiver est particulièrement rude dans le Nord, la Syrie a manqué et continue de manquer de combustible car elle n’a pas accès à ses puits de pétrole occupés,  sous protection militaire des Etats-Unis,  par les Kurdes bien que ces puits se situent en dehors de leur zone de peuplement. 

La guerre sévit d’une manière larvée dans le Nord syrien. Refuge d’une population favorable aux groupes de l’opposition islamiste, la région d’Idlib y est dominée par un avatar d’al-Qaïda, le groupe HTS. Quant au territoire syrien frontalier avec la Turquie, il est occupé en partie par l’armée d’Erdogan qui a remplacé les Kurdes par  des milices islamistes  à sa solde.  Le parti kurde PYD s’oppose aux Turcs et a l’espoir de créer une entité indépendante sur le sol syrien. A l’est, les Kurdes affrontent eux-mêmes la résistance de la population arabe autochtone.

Deuxième ville du pays, Alep a aussi fortement souffert du tremblement de terre. Elle appartient comme d’ailleurs la plus grande partie de la Syrie au territoire contrôlé par Bachar el-Assad.  Avant sa réunification fin 2016 à la suite de l’offensive syrienne et russe, Alep était divisée entre la partie occidentale, de loin la plus peuplée, toujours restée dans la zone gouvernementale, et une partie orientale contrôlée par des groupes islamistes,  le plus important étant justement ce même avatar d’al-Qaïda, nommé al-Nosra à l’époque. Les Occidentaux ont  durement critiqué cette reconquête. Des moyens similaires ont été utilisés pour reprendre Mossoul en Irak à l’Etat islamique.

Poutine poursuit en Ukraine son invasion barbare. Il faut la condamner sans réserves et aider l’Ukraine à chasser l’agresseur.  Mais ceci ne doit pas empêcher d’estimer que l’intervention russe en Syrie à l’appel d’Assad à l’automne 2015 a été nécessaire car elle a évité la chute de la majeure partie du pays aux mains de milices extrémistes antagonistes et une déstabilisation encore plus dramatique du Proche-Orient aux portes mêmes de l’Europe.

L’engrenage de la tragédie syrienne est connu: révolte populaire réprimée par Bachar el-Assad transformée en lutte armée avec le soutien d’Ankara et des monarchies du Golfe ainsi que de plusieurs pays occidentaux qui y ont vu l’occasion de renverser un régime favorable à Téhéran; échec des efforts de paix de l’ONU;  montée inexorable des groupes extrémistes dont al-Qaïda et l’Etat islamique obligeant  les Occidentaux à donner la priorité au  combat contre ces groupes et à mettre au second plan le départ d’Assad;  reconquête par l’armée syrienne et ses alliés russe et iranien du pays à l’exception de la région d’Idlib devenue le refuge des milices défaites et de leurs familles; tentatives non abouties de l’ONU et du trio d’Astana (Russie, Turquie, Iran) en vue d’un règlement politique.

Outre le séisme, la Syrie fait face à une telle accumulation de malheurs liés à  la guerre, aux privations de toutes sortes, à l‘exode intérieur et extérieur massif, aux ingérences étrangères  multiples, à l’impossibilité apparente de réformer le système que l’avenir apparaît bien sombre. Quant à Moscou et Téhéran, les deux protecteurs de Bachar, ils sont à juste titre l’objet de l’opprobre occidental.

La tragédie syrienne ne prendra fin sans une bonne dose de réalisme et de courage tant chez les Syriens que de la part de la communauté internationale, notamment occidentale

Basé sur les clivages religieux, le confessionnalisme  fait obstacle à une véritable citoyenneté commune et à l’émergence d’un système démocratique. Les lois sur le statut personnel lié à la religion le consacrent, fondées qu‘elles sont sur une vision traditionnelle de l’islam et sur la peur des minorités, dont les chrétiens, de s’effacer face à la majorité sunnite.  Cette situation explique le caractère à la fois autoritaire et jusqu’à un certain point minoritaire du régime. Les minorités et la bourgeoisie sunnite ont vu dans Bachar el-Assad une assurance-vie et le garant de la survie de leur pays.

La tragédie syrienne ne prendra fin sans une bonne dose de réalisme et de courage tant chez les Syriens que de la part de la communauté internationale, notamment occidentale. L’émotion provoquée par le tremblement de terre pourrait-elle faire prendre conscience finalement à cette dernière de la nécessité  de sortir d’une  l’impasse qui dure depuis des années et affecte cruellement des millions de personnes ?  L’heure est venue de reconnaître que le régime syrien, quels que soient ses torts – d’ailleurs partagés avec les pays qui ont armé et financé les milices rebelles – a survécu et est incontournable.

Avec le séisme, l’occasion se présente en effet pour l’U.E. de reprendre langue avec lui et de rouvrir les ambassades à Damas. L’U.E. vient de suspendre temporairement certaines sanctions. On sait  que comme toujours elles frappent les civils et non les responsables visés.   Est-il illusoire de penser à un  nouveau « Printemps de Damas » et à une initiative européenne pour tourner le dos à la guerre et au malheur ?

Philippe Jottard, ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

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