Carte blanche

Ce que la guerre a révélé sur la nature des sociétés ukrainienne et russe

Un collectif de quatre signataires s’interroge sur ce que la guerre a révélé des sociétés en Ukraine et en Russie.

En jetant un regard sur l’année écoulée depuis l’invasion russe de l’Ukraine, nous voudrions  nous écarter des considérations militaires et/ou géopolitiques qui font l’ordinaire des analyses consacrées à cette guerre et nous arrêter sur ce que celle-ci a révélé quant à la nature des sociétés en présence.

Depuis un an, nous nous sommes engagés, par le biais du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, dans de nombreuses actions de solidarité ou d’information qui nous ont permis de mieux connaître les réalités ukrainiennes. Les nombreux contacts que nous avons pu avoir ont confirmé l’existence d’une société civile multiple et ramifiée. Toutes les branches de celle-ci, dans leur diversité, inscrivent pleinement leur action et leurs revendications dans la résistance à l’agression russe, résistance qu’elles conçoivent non comme une cause strictement nationale, mais comme un combat de la société elle-même pour la sauvegarde de son mode de vie, de ses valeurs, etc. Il y a un an, si la Blitzkrieg de Poutine (NDLR: la guerre éclair) a échoué, c’est dû avant tout à la résistance de la population, aux innombrables initiatives de citoyens ordinaires pour repousser l’envahisseur.  L’État en Ukraine est faible, fort peu efficace et profondément infecté par la corruption, comme l’illustrent encore les récents coups de balai auxquels Zelensky a procédé. Sans les miracles réalisés par des réseaux d’auto-organisation populaire de toutes sortes la survie même du pays aurait été plus qu’improbable.

La société ukrainienne est pluraliste et la « révolution du maidan » en 2014 a donné naissance à une floraison culturelle et artistique tout à fait remarquable, en particulier dans le domaine du cinéma. L’invasion russe a cependant créé une situation paradoxale. Les premières victimes des exactions des occupants sont des Ukrainiens russophones et la résistance dans les zones occupées à l’Est et au Sud est majoritairement le fait de ceux-ci. Mais en contrecoup de l’agression, il s’est développé des affects nationalistes qui rejettent tout ce qui est russe, s’en prenant parfois de façon indiscriminée et irrationnelle à la culture et à la langue russe dans leur ensemble. Il est probable que seule une victoire commune sur les agresseurs permettra d’établir une situation plus équilibrée.

De l’autre côté, deux traits caractérisent avant tout la société russe : la peur et l’asthénie. Le régime de Poutine est passé d’un autoritarisme illibéral à une dictature ouverte et la répression sévit sans discontinuer. Si sa guerre ne suscite guère qu’un enthousiasme de commande, les manifestations publiques d’opposition exigent un grand courage et restent sporadiques. Une majorité des Russes préfèrent regarder ailleurs et éviter de parler de la guerre.

André Markowicz, poète et écrivain qui est le plus éminent et le plus passionné rénovateur de la traduction en français de la grande littérature russe a publié un bref essai Et si l’Ukraine libérait la Russie ? C’est une question qui va à l’essentiel.  L’Ukraine se bat d’abord pour sa liberté,  mais il faut aussi que « l’Ukraine gagne la guerre pour que le régime de Poutine s’effondre et qu’il y ait dans les ruines de ce régime une possibilité démocratique ». Comme le montrent en effet les précédents de la guerre de Crimée (1853-1856), de la guerre russo-japonaise (1904-1905), de la Grande Guerre (1914-1917) et de la guerre d’Afghanistan (1979-1989), il y a une récurrence de l’histoire russe par laquelle les défaites militaires deviennent l’occasion de révolutions ou de bouleversements réformateurs. La belle devise des insurgés polonais de 1830 « Pour votre liberté et pour la nôtre » reste actuelle.

Dans sa politique internationale comme dans l’exercice du soft power russe, Poutine conjugue avec brio le soutien et l’utilisation simultanés des courants et des personnalités les plus diverses, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, pour affaiblir les autres puissances et diffuser sa propagande

Le régime de Poutine est national-conservateur et néo-impérialiste, avec une référence privilégiée à l’héritage de Nicolas Ier, le plus réactionnaire de tous les tsars du XIXe siècle. Son prétendu populisme se résume aux accents utilisés pour fustiger les opposants libéraux ou les fonctionnaires en disgrâce. Mais dans sa politique internationale comme dans l’exercice du soft power russe, Poutine conjugue avec brio le soutien et l’utilisation simultanés des courants et des personnalités les plus diverses, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, pour affaiblir les autres puissances et diffuser sa propagande.

C’est l’une des raisons[1] de l’important clivage que la guerre d’Ukraine a suscité dans les rangs de la gauche, tout particulièrement de la gauche radicale. Alors que l’antifascisme et l’anticolonialisme sont censés faire partie de son ADN, on a vu une partie de celle-ci, dont l’importance varie selon les pays, reprendre tout ou partie de l’argumentaire poutinien, le plus souvent au nom de considérations géopolitiques extrêmement sommaires (la Russie serait encerclée !!). Des militants ou des intellectuels chevronnés, qui ont passé leur vie à valoriser les « luttes armées de libération nationale » aux quatre coins du monde, refusent désormais, au nom de l’impératif de la paix, d’établir une différence entre l’agresseur et l’agressé et de soutenir ce dernier.

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Notre action, en revanche, place au premier plan le droit des peuples à l’autodétermination et donc le respect de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Mais nous voulons tout autant contribuer à renforcer tout le potentiel démocratique et émancipateur que nous voyons s’exprimer sous de multiples formes au sein de la vie sociale ukrainienne. Ce soutien, nous l’apportons avant tout à la résistance opposée à la volonté impériale de l’anéantir, mais nous l’adressons aussi aux forces sociales progressistes qui en Ukraine même cherchent par exemple à contrecarrer les politiques socio-économiques ultra-libérales du gouvernement ou l’accaparement de ressources naturelles précieuses par certains oligarques bien en cour.   

Dans le souci de poursuivre et d’approfondir cette solidarité, nous appelons à participer à la manifestation, convoquée par Promote Ukraine et par le Comité belge du Réseau européen de solidarité Ukraine, le samedi 25 février 2023, à 13h au carrefour du boulevard Albert II et du boulevard du Jardin botanique (métro Rogier) .

France Blanmailland (juriste)

Daniel Tanuro (écrivain écosocialiste)

 Jean Vogel (professeur ULB)

Laurent Vogel (chercheur Institut syndical européen)


[1]L’autre raison étant l’obnubilation sur le seul « impérialisme américain », en conséquence de quoi n’importe quel dictateur sanguinaire devient un champion du peuple dès le moment où il se trouve en conflit avec le gouvernement des États-Unis.

Le titre est de la rédaction. Titre original: « La gauche, l’Ukraine et la Russie« 

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