Une confession russe

Marianne Payot Journaliste

Andreï Makine revisite les années d’apprentissage, amoureux et politique, d’un jeune orphelin soviétique. Lumineux.

Comment commencer l’année en beauté ? En lisant Le Livre des brèves amours éternelles, d’Andreï Makine. Un condensé de sensibilité, de grâce, d’intelligence.  » Il l’aimaità comme on ne peut être aiméà qu’ailleurs que sur cette terre.  » L’homme aimant dont parle le narrateur est Dmitri Ress, philosophe, poète, opposant à la Don Quichotte, emprisonné durant plus de quinze ans pour avoir critiqué la servilité, la pire des subversions sous le régime soviétique. Un homme qui mourra jeune, mais en paix, parce qu’il a compris qu’au-delà des conciliants, des ricaneurs et des révoltés il y a ceux, plus rares, qui ont la  » sagesse de regarder la neige tomber, de humer la senteur du bois qui brûle « . Au début du roman, le jeune narrateur, embrigadé par la propagande officielle des années 1960, est encore loin d’avoir atteint cette sérénité, mais les premières lueurs apparaissent déjàà

Cet apprentissage, ce cheminement vers la juste voie, ce sont les femmes qui vont le jalonner, de scène en scène, d’année en année. Au commencement, il y a cette inconnue aperçue par l’orphelin du Grand Nord russe lors d’un défilé de la révolution d’Octobre. Assise, seule sur les gradins désertés, tout juste veuve d’un sous-marinier, elle irradie d’un amour si ample qu’il en illumine l’enfant qu’il est. Lui succèdent, ensuite,  » la femme qui a vu Lénine  » et sa petite-fille Maïa. Dans le village de Pérévoz (région de Nijni-Novgorod), situé près de l’orphelinat, le gamin est venu rencontrer cette vieille dame qui aurait connu le guide de la révolution prolétarienne, aujourd’hui mélange de héros mythique et de thaumaturge. Double choc ! Alexandra Guerdt, l’ancienne secrétaire de Lénine, vit, oubliée de tous, dans la plus extrême pauvreté. Et le narrateur tombe  » follement, désespérément amoureux de Maïa et de ses boucles noires « . Rien de triste pourtant dans ces souvenirs :  » à une profonde joie, calme et patiente, entourait ces lointains jours d’étéà « 

Séquence suivante, le verdict tombe :  » Notre erreur fatale est de chercher des paradis pérennes [à]. Cette obsession de la durée nous fait manquer tant de paradis fugaces [à]. Leurs éblouissements surgissent dans des lieux souvent si humbles et éphémères que nous refusons de nous y attarder.  » En l’occurrence, dans un espace intermédiaire, entre zone industrielle et ancien village. Notre héros a 15 ans, tout comme son amoureuse, Vika, occupante de ces lieux improbables avec sa mère. Le père ? On comprend bientôt qu’il est l’un de ces prisonniers employés de force dans l’usine de produits chimiques du no man’s land. Une explosion ayant transformé les ateliers en tombe collective, les deux femmes déménagent. Reste l’image d’une  » sérénité indifférente à la laideur et à la grossièreté du monde « , forme de résistance peut-être  » plus efficace que les chuchotements contestataires que j’allais entendre dans les milieux intellectuels de Leningrad ou de Moscou « .

Un saut de puce, et notre jeune amant batifole au bord de la mer Noire, sous le regard autoritaire de Brejnev. La rencontre décisive de ces années 1970 ? Un couple de Russes blancs octogénaires emplis de tendresse et dénués de toute haine. Bientôt les années 1980, où les vieux crocodiles du Kremlin meurent l’un après l’autre. Pourtant, malgré Kira, la belle contestatrice, l’étudiant du Grand Nord n’arrive pas à rejeter en bloc le monde qui l’a vu naître.  » Les régimes changent, reste inchangé le désir des hommes de posséder, d’écraser leurs semblablesà « 

Andreï Makine, né en Sibérie en septembre 1957, n’a jamais été très prolixe sur ses jeunes années àà l’orphelinat. Mais dans une £uvre – du Testament français à La Terre et le ciel de Jacques Dorme – nourrie par le terreau autobiographique, ce nouveau roman apparaît d’ores et déjà comme la plus lumineuse et la plus sobre des confessions.

Le Livre des brèves amours éternelles, par Andreï Makine. Seuil, 204 p.

MARIANNE PAYOT

 » NOTRE ERREUR FATALE EST DE CHERCHER DES PARADIS PÉRENNES « 

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