Un Allemand d’autrefois

Le comte Kessler, diplomate et esthète, fut un témoin majeur de Weimar. Ses Cahiers éclairent la fin d’un monde.

Le 30 janvier 1933, jour de la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier, le comte Harry Kessler (1868-1937) note dans ses Cahiers sa  » grande stupéfaction « . Chez son portier pronazi, en revanche,  » c’est une explosion de joie, dans une exubérance de fête « . Ironie de l’histoire, Kessler se rend ce jour-là à une conférence de Coudenhove sur la future Europe unieà

Stupéfait, le comte l’est. Il est un des hommes les mieux informés d’Allemagne et la lucidité ne lui a jamais fait défaut. Diplomate de carrière, il connaît sur le bout du doigt le monde politique, celui de la banque et de la presse. Esthète et collectionneur de bon goût (il possède des tableaux de Renoir, Van Gogh, Seuratà), il est l’ami de Maillol. De belle naissance – un père banquier originaire de Hambourg, une mère de la noblesse irlandaise (si belle, disait-on, que l’empereur Guillaume Ier eut le béguin pour elle) – il fréquenta les meilleures écoles d’Allemagne, de France et d’Angleterre. On ne peut rêver plus belle éducation européenne.

Mondain et homme de culture

Précisément : Kessler est trop  » allemand d’autrefois, courtois et instruit « , selon la belle formule de son ami Julien Green, pour envisager l’effondrement d’un monde, le sien. Dans ces Cahiers, publiés en Allemagne en 1961 et édités une première fois en français en 1972, un esprit prodigue et sensible se heurte au fil des pages à l’impensable : l’éclosion de la barbarie.

Le jour de l’abdication de l’empereur Guillaume II, le 9 novembre 1918, le comte Kessler eut  » la gorge serrée en apprenant la fin de la maison des Hohenzollern, une fin si lamentable, présentée comme un événement sans importance « . Son univers se lézardait, certes, mais l’engloutissement était inconcevable. Il accepte alors le poste d’ambassadeur à Varsovie, convaincu de la grandeur de sa mission : rapatrier les troupes allemandes débandées et nouer des liens étroits avec la nouvelle Pologne du général Pilsudski. Las, les Alliés prennent un malin plaisir à entraver son action. Cette déconvenue confine le diplomate dans l’ombre. Ensuite, il planche sur un projet de Société des nations, participe aux grandes conférences diplomatiques des années 1920, conseille les ministres des Affaires étrangères Walther Rathenau – son ami, assassiné en 1922 par des corps francs, à qui il consacrera une biographie – et Gustav Stresemann.

Mondain et homme de culture, il consacre les plus beaux passages de cette chronique crépusculaire à ses rencontres avec Thomas Mann, Einstein et Hofmannsthal, à ses conversations avec Gide, à ses déjeuners avec Cocteau ou Paul Valéry,  » mélange harmonieux d’un sophiste et d’un marchand « . Sa curiosité est insatiable. Même la mort d’Isadora Duncan, étranglée en auto par son écharpe, lui inspire une saillie vacharde :  » Pauvre Isadora ! Elle n’a jamais pu se délivrer de ce côté petit-bourgeois pédant, tout en essayant par l’amour libre […] de triompher dans son art de l’étroitesse de son puritanisme américain. « 

Les Cahiers s’achèvent le 30 septembre 1937, deux mois avant la mort de leur auteur. Gravement malade, le vieux comte est allé à une visite médicale à Marvejols (Lozère).  » La petite ville, d’aspect ancien, pittoresque, rappelle, par son style et son atmosphère, Weimar, un Weimar plus méridional « , note-t-il en un ultime commentaire nostalgique.

Cahiers 1918-1937, par le comte Kessler, trad. de l’allemand par Boris Simon. Grasset, Les Cahiers Rouges, 409 p.

Emmanuel Hecht

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire