Les habits neufs de l’extrême droite

Les partis extrémistes ont, certes, de beaux jours devant eux en Europe. Mais ils ne sont pas pour autant une fatalité : le déclin électoral du FPÖ de Jörg Haider, en Autriche, et la débâcle du parti de Pim Fortuyn, aux Pays-Bas, prouvent aussi la grande fragilité du populisme

(1) Extrême droite et national-populisme en Europe de l’Ouest. Ouvrage collectif codirigé par Patrick Moreau (CNRS) et Pierre Blaise (Crisp). Editions du Crisp, 576 p., Bruxelles, mai 2004.

Jean-Marie Le Pen en France, Filip Dewinter en Flandre, Christoph Blocher en Suisse, Umberto Bossi en Italie, Jörg Haider en Autriche. Pas de doute, les populistes ont trouvé, en Europe, un terreau fertile. De l’Italie du Nord à l’Allemagne, les Européens respirent une brise de plus en plus conservatrice. L’histoire bégayerait-elle, augurant d’heures fort sombres pour le Vieux Continent ?  » Non, le passé ne se répète pas tel quel, répond le politologue français Patrick Moreau, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), codirecteur de publication, avec Pierre Blaise, le secrétaire général du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp), d’un ouvrage collectif consacré à l’extrême droite européenne (1). La preuve ? Les pays les plus marqués par les fascismes ou le national-socialisme, parmi lesquels l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, font aujourd’hui partie des nations qui résistent le plus vaillamment à l’extrémisme de droite ou au national-populisme. Non pas que l’extrême droite y soit absente du paysage politique. Mais l’Etat démocratique parvient à y opposer un barrage relativement efficace.  » Les nouveaux leaders de l’extrême droite ont quitté la plupart des oripeaux de leurs ancêtres nazis, fascistes ou franquistes. Ils jouent de la séduction télévisuelle, s’immiscent dans les foyers grâce au petit écran, dont ils adoptent les codes et le langage, arborent un bronzage sportif. Et leurs messages, lumineusement simplistes, prennent toujours pour cible les mêmes  » ennemis  » : l’Etat, l’Europe, les immigrés. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : même si elle doit son succès aux mêmes recettes û ce qui fait sa force û, l’extrême droite européenne est, aussi, extrêmement divisée et intellectuellement démunie. Les démocrates ont donc autant de raisons de sonner le tocsin que de garder la tête froide. Autopsie, avec Patrick Moreau, de ce fléau des démocraties modernes.

Racines différentes, ennemis communs

La  » nouvelle vague  » des formations d’extrême droite, celle qui est née au milieu des années 1970 sur fond d’un début de crise économique mondiale liée au choc pétrolier, puise sa pâture et son succès de deux éléments différents. D’une part, le rejet, par les électeurs, du  » trop d’Etat  » et de la fiscalité. C’est ce qui a présidé, notamment, à la naissance de l’extrême droite des pays scandinaves. D’autre part, la xénophobie, liée aux nouveaux mouvements migratoires. Il s’agit là du fonds de commerce du Front national français, du FPÖ autrichien et du Vlaams Blok.

Par-delà la diversité des ancrages historiques et géographiques, il existe des bases communes à l’extrême droite et au national-populisme. Tout d’abord, le rejet des règles de fonctionnement de la démocratie représentative. Les populistes d’extrême droite méprisent les mécanismes compliqués de représentation, de discussion et de recherche du consensus qui sont de règle dans les régimes démocratiques. De même, ils refusent d’aborder les problèmes sociaux et économiques dans leur complexité et se focalisent sur des causes  » simples  » : la criminalité, l’expansion des mafias internationales, l’immigration. Le tout amplifié par la crainte que suscitent la modernisation des sociétés et la globalisation économique. Très logiquement, donc, les solutions offertes par ces partis et leurs chefs se caractérisent par leur simplicité. Ils prônent, tous, le renvoi des immigrés chez eux, le repli sur la nation ou le territoire, la répression musclée de la criminalité. La construction européenne, elle, est évidemment rejetée avec force par tous les partis populistes, tandis qu’au contraire, la thèse du  » choc des civilisations  » y rencontre un écho favorable, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001.  » On l’aura compris, résume Patrick Moreau : ces partis n’ont pas réellement besoin de programmes construits pour fonctionner : la désignation des  »ennemis » demeure le principe mobilisateur par excellence.

Autre dimension partagée par l’ensemble des partis populistes et d’extrême droite : un discours économique ultralibéral ou néolibéral. La recette du bonheur ? Un repli de l’Etat hors du champ économique, social et culturel et la mise au rancart des syndicats et des mutuelles, jugés nuisibles à la régulation  » naturelle  » de l’économie.

Un chef et quelques fidèles

Les formations d’extrême droite ne regorgent pas, loin s’en faut, de carrures intellectuelles. Le moteur de ces  » partis mouvements « , c’est le chef. Qui s’appuie sur une petite garde de fidèles. Le discours extrémiste et populiste touche sa cible parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’une relation directe et sentimentale avec le  » peuple « . Il lui faut donc, pour ce faire, un homme fort, capable de  » parler vrai « . Les faiblesses de la démocratie donnent évidemment du grain à moudre à ce leader charismatique : en Autriche, le blocage du système politique et la perte de crédibilité des acteurs démocratiques ont ouvert la voie à Jörg Haider. En Italie, la valse des gouvernements et la corruption partisane ont fini par faire éclater le système politique. En Belgique et en France, les affaires se sont multipliées, contribuant à la désaffection des partis traditionnels. Ces défaillances, jointes à la sécularisation et à la disparition des  » piliers « , qui, dans notre pays notamment, structuraient l’opinion publique, ont modifié le comportement électoral des citoyens.

Autres acteurs indispensables à la prospérité électorale de l’extrême droite : les médias. Etant donné la pauvreté des structures des formations populistes et leur grande dépendance aux sentiments et aux émotions de l’opinion publique, leurs leaders ont un besoin vital de résonance médiatique. D’où la course à la formule choc et le recours aux  » dérapages  » verbaux d’un Le Pen ou d’un Haider. Lesquels sont, effectivement, relayés par les médias, en particulier par la télévision, toujours en quête d’informations détonantes.  » Mais la responsabilité des journalistes ne s’arrête pas là, souligne Patrick Moreau. La sélection même de l’information pose problème. Les informations présentées sont souvent à contenu négatif ou inquiétant, car ce dernier est naturellement plus porteur. Elles finissent par influencer négativement une population déjà anxieuse et désorientée.  »

Un électorat précarisé ou inquiet

En Europe, au cours des vingt dernières années, c’est bien la précarité croissante d’une partie de la population, exclue des bienfaits de la prospérité ou craignant de l’être, qui a sans conteste le plus favorisé la protestation électorale nationale-populiste. Rien d’étonnant, donc, si les formations extrémistes doivent une bonne partie de leur succès électoral aux ouvriers et aux employés peu scolarisés, le plus souvent âgés et à faibles revenus. Il n’est un secret pour personne qu’en Belgique, pour ne citer qu’elle, le Vlaams Blok a détrôné le parti socialiste flamand dans d’anciens bassins industriels du nord du pays.

Mais les citoyens marginalisés ne constituent pas, loin s’en faut, la seule clientèle des partis extrémistes. Désormais, ceux-ci sont puissants dans les zones les plus prospères de l’Union européenne : la France, l’Autriche, la Suisse et l’Italie du Nord, d’une part, et le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas et la Flandre, de l’autre. Pour quelles obscures raisons l’extrême droite séduit-elle les nantis ? En vrac : la peur de la régression face à la mondialisation de l’économie, l’antifiscalisme et le sentiment d’insécurité nourri par la grande place consentie aux faits divers par les médias.

La jeunesse constitue une autre frange de l’électorat extrémiste et, pour Moreau, il s’agit là d’une des dimensions les plus inquiétantes du phénomène. Interpellant, en effet : en Autriche, par exemple, le FPÖ est devenu, en 1999, le premier parti chez les moins de 30 ans ! Explication :  » Les jeunes ont troqué les valeurs de devoir et d’obéissance contre des revendications de bien-être et d’individualisme, souligne Patrick Moreau. Bon nombre d’entre eux se considèrent désormais comme des clients de la politique, celle-ci n’existant que pour satisfaire tous les désirs et les besoins des citoyens. Une tâche qu’elle ne peut et ne doit évidemment pas remplir, d’où la déception programmée.  » Internet, un outil utilisé avec beaucoup d’aisance chez les jeunes, devient dès lors une plate-forme idéale pour populariser les thèses d’extrême droite chez les 18-25 ans.

A l’épreuve du pouvoir ?

Associés au pouvoir, les partis extrémistes endossent rapidement l’image de partis  » comme les autres « , une partie de leurs électeurs choisissant alors de porter leurs voix ailleurs ou de s’abstenir : ne suffirait-il pas, dès lors, de  » mouiller  » ces formations pour s’assurer de leur déclin ? L’expérience autrichienne, où la participation du FPÖ de Haider avec la droite traditionnelle a signé son déclin électoral ne plaide-t-elle pas dans ce sens ?  » Certes, mais cela ne se fait pas sans casse « , estime le politologue français.  » L’image de la démocratie autrichienne est, désormais, durablement écornée. Une société démocratique en bonne santé doit pouvoir être confrontée à ses ennemis sans pactiser avec eux. La confrontation pourrait déboucher sur une crise majeure ou un blocage des institutions, comme ce sera peut-être le cas d’ici peu, en Belgique, à cause du Vlaams Blok ? Qu’à cela ne tienne ! Nos sociétés sont capables de se remettre de telles crises, qui forcent les gens à réfléchir et à réagir. Le désir des partis traditionnels de contribuer au déclin électoral des formations extrémistes ne justifie pas qu’on leur ouvre les portes du pouvoir « , conclut Patrick Moreau.

Isabelle Philippon

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