Ida Hartmann, dessinatrice et créatrice de jeux vidéo chez Niila Games. © Anders Rye Skjoldjensen

L’autre côté du miroir

Stilstand, de la talentueuse Ida Hartmann, prouve que la représentation de la santé mentale dans le jeu vidéo indé évolue à pas de géant ces dernières années. Objet de détournement thérapeutique, le gaming commercial alimente également la pratique psychanalytique de Michael Stora.

Pas de scores, ni de superpouvoirs, et encore moins de princesses à délivrer. Loin des codes du jeu vidéo commercial, Stilstand capture le quotidien dépressif de sa conceptrice, la danoise Ida Hartmann. Cet opus indé, en noir et blanc, entièrement réalisé à la main, nous glisse dans la peau d’une jeune habitante de Copenhague tentant de faire face à ses démons. Bédé interactive, il nourrit une vague grandissante d’expériences ludiques abordant, spontanément et sans complexe, le thème de la santé mentale. Quand de la recherche aux pratiques cliniques, le joystick fait office d’outil thérapeutique.

nous nous sentons obligés d’être parfaits. Mais que se passe- t-il si on refuse cette excellence ?

 » Stilstand est un résumé de mon expérience face à la dépression et l’anxiété, explique Ida Hartmann, dessinatrice et créatrice de jeux vidéo chez Niila Games. Je voulais montrer ce que l’on peut ressentir dans une société projetant sans cesse de grandes attentes de réussite, en particulier sur les réseaux sociaux. Nous sommes des pays privilégiés. Mais les gens y souffrent de problèmes de santé mentale. Vu toutes les opportunités qui s’ouvrent à nous, nous nous sentons comme obligés d’être parfaits. Mais que se passe-t-il si on refuse cette excellence ?  »

Porter une cigarette aux lèvres et siffler une bière. Consulter Instagram et liker des posts. Répondre à de potentielles rencontres sentimentales. Accessible aux non-joueurs, la poignée d’actions de Stilstand nous plonge dans la routine solitaire d’Ida Hartmann. On y comprend son anxiété et le faux refuge de ces occupations journalières. On est très loin des batailles héroïques de Call of Duty ou Fifa. Elle n’est pas la seule. La déréliction et la panique après une rupture amoureuse contaminaient ainsi les récents Celeste et Sea of Solitude. Ce dernier était publié en 2019 par l’aile indé d’Electronic Arts, un des plus gros éditeurs de jeux vidéo au monde. Un soutien impensable, il y a encore cinq ans.

Joysticks sensibles

 » A l’université, Je me sentais seule face à ma dépression, confie Ida Hartmann. Un jeu comme Stilstand m’aurait aidée. J’aimerais attirer l’attention des gens sur la santé mentale et dire à ceux qui en souffrent qu’ils ne sont pas seuls. Montrer aussi qu’il n’est pas simple de vivre avec l’incertitude des changements climatiques et le coronavirus.  »

Influencé par le cinéma de Lars von Trier, Joachim Trier et Ingmar Bergman, Stilstand est le dernier représentant d’une nouvelle génération de jeux vidéo aux airs de journal intime. L’impression que tout se dérobe sous les pieds des protagonistes de Depression Quest, That Dragon, Cancer et Night in the Woods marquait déjà de nombreux joueurs, ces dernières années. Les thèmes, eux, se multiplient, jusqu’à attirer l’attention du Victoria & Albert Museum. En 2019, le musée londonien braquait ainsi ses projecteurs sur les troubles anorexiques de Consume Me lors son expo Design/Play/Disrupt. Autant d’exemples qui inspirent désormais des productions à gros budget.

Sorte de bédé interactive, Stilstand nous plonge dans la solitude et l'anxiété de son auteure.
Sorte de bédé interactive, Stilstand nous plonge dans la solitude et l’anxiété de son auteure.© Niila Games/Stilstand

Derrière son prétexte zombie, Last of Us Pt. 2 déroulait une histoire de  » deuil bloqué au stade de la colère « , selon Vanessa Lalo, psychologue française spécialisée dans les jeux vidéo et le numérique. Avant lui, Life is Strange 2 détaillait le choix d’une mère ayant abandonné ses deux enfants pour suivre ses rêves. Et, il y a trois ans, Hellblade : Senua’s Sacrifice stimulait les ressorts ludiques de la schizophrénie. Au milieu d’un combat, deux voix induisaient le joueur en erreur sur la bonne tactique à adopter.

Ninja Theory, le studio britannique derrière Hellblade : Senua’s Sacrifice, a documenté son jeu en travaillant avec des patients psychotiques et des professionnels de la santé mentale. Unique à l’échelle du gaming, cette collaboration a permis à son équipe de franchir une étape avec Insight Project. Cocréé avec le département de neurosciences de l’université de Cambridge, ce projet de serious game dédié au bien-être psychique figure dans une large famille de  » jeux sérieux  » spécifiquement développés à des fins thérapeutiques. Certes, l’efficacité de titres comme Let’s Face It et Guardian Angel sur des troubles liés à l’autisme ou à l’alcoolisme n’a pas été cliniquement démontrée. Toutefois, cela n’a pas freiné leur envolée , dans un secteur (celui des  » applications sérieuses  » du jeu vidéo) qui devrait peser 7,6 milliards d’euros en 2023.

Zelda et Tetris, mieux que les serious games ?

 » Les serious games thérapeutiques sont souvent très pauvres car trop frontaux, souligne Michael Stora, psychanalyste français recourant aux jeux vidéo depuis plus de quinze ans pour aider à libérer la parole des enfants et des adolescents. En outre, contrairement aux jeux commerciaux, ils ne durent qu’une heure ou deux et manquent de contexte narratif puissant. Or, c’est dans la durée qu’un jeu vidéo inscrira des affects et des sentiments chez le joueur.  »

La revue Commercial Video Games As Therapy établit pas moins de sept domaines où des jeux commerciaux sont détournés à des fins thérapeutiques, dans des recher-ches académiques émergentes. Dans le domaine de la prévention, jouer à Tetris après un accident de la route réduirait ainsi les flash-back traumatisants. Pour un soldat, revivre une situation de conflit militaire choquante dans un jeu de tir vu à la première personne atténuerait les syndromes d’un choc post-traumatique.

 » Mon premier résultat significatif est tombé avec un enfant souffrant d’un eczéma recouvrant 70 % de son corps, témoigne Michael Stora. Ce patient atteint d’une pathologie somatique lourde avait choisi Burnout Revenge, un jeu de crash automobile qu’il maîtrisait à la perfection. Même si on ne se parlait pas, quelque chose se passait lorsque je le regardais jouer. Durant six mois, je l’ai valorisé lors de nos rencontres et au bout du processus, son eczéma avait disparu. Burnout Revenge l’aidait à expulser des pulsions agressives qui se retournaient contre lui.  »

Ma médiation par les jeux vidéo se rapproche des ateliers de marionnettes, les avatars des joueurs y sont manipulés et personnifiés.

La médiation par le jeu vidéo commercial amène Michael Stora à tisser un dialogue en observant son patient jouer sur de longues périodes. Le cultissime ICO du Japonais Fumito Ueda lui a ainsi permis d’aider un enfant à exprimer son sentiment de culpabilité face une mère toxicomane. Plus récemment, le psychanalyste utilisait The Legend of Zelda : Breath of Wild pour apprendre à des ados investissant trop de temps et d’argent sur Fortnite à maîtriser leur addiction.

Michael Stora.
Michael Stora.© DR

Les cliniciens d’orientation psychanalytique exploitant le jeu vidéo comme outil sont encore rares, d’autant que les clivages restent profonds face aux jeux vidéo. Ainsi, l’Organisation mondiale de la santé a pointé la pratique excessive du jeu vidéo comme pathologie. Loin de faire l’unanimité académique, cette décision ne freine pas l’intérêt du monde médical pour le gaming. Ni même sa capacité de remise en question, y compris chez des psychologues acquis à la cause du jeu vidéo comme le Belge Arnaud Zarbo qui tempérait les bienfaits surestimés d’ Animal Crossing : New Horizon sur notre moral en temps de confinement (voir Le Vif/L’Express du 9 avril dernier).

Dis-moi comment tu joues…

Michael Stora rencontre l’intérêt de ses consoeurs et confrères, y compris en Belgique, au service de psychiatrie infantojuvénile de l’hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola, à Bruxelles.

 » Ma médiation par les jeux vidéo en pédopsychiatrie se rapproche notamment des ateliers de marionnettes car les avatars des joueurs y sont manipulés et souvent personnifiés, précise Michael Stora. J’ai utilisé les Sims comme un outil d’évaluation de personnalité chez des enfants car ils s’y projettent à travers leurs avatars, la création de leur maison et leurs relations avec autrui. Le psychodrame a également influencé ma thérapie. C’est une technique proche d’un jeu de rôle que l’on emploie souvent avec des enfants et des adultes. Plusieurs thérapeutes y sont impliqués. L’un d’entre eux est un meneur de jeu : il demandera à l’enfant ce qu’il veut incarner. Chaque thérapeute incarnera ensuite un élément, objet ou personnage, ancré dans la fiction imaginée par le meneur de jeu.  »

Comme pour les serious games, les ressources et preuves scientifiques manquent encore face à l’usage thérapeutique des jeux vidéo commerciaux. L’ouvrage Médiations numériques et prise en charge des adolescents (collectif, Lavoisier Médecine Science, 2017) ne compile pas moins des observations éclairantes quant à l’usage clinique de jeux comme Fable, Kinect Adventure, Super Mario Wii U et ICO. S’il faut avoir apprécié soi-même des moments ludiques pour appréhender cet outil, nul doute qu’il se développera – question de génération – pour offrir un nouveau superpouvoir au jeu vidéo : celui de la guérison.

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