» Il faut démocratiser la musique contemporaine « 

Il est un véritable mythe du piano. Sa technique virtuose et la rigueur avec laquelle il a su mener sa carrière font de Maurizio Pollini un modèle pour tous les jeunes musiciens. Et un point de repère pour les mélomanes, lesquels vénèrent ses enregistrements de Beethoven ou de Chopin, qui paraissent régulièrement depuis trente ans chez Deutsche Grammophon. Ce grand seigneur du clavier, généralement avare de confidences, s’est longuement confié au Vif/L’Express à son domicile parisien, près de la place des Vosges. Nerveux mais affable, réservé et passionné, simple jusque dans son raffinement, il est à l’image de son jeu : incomparable. Le musicien italien présente ses  » Pollini Perspectives  » à la salle Pleyel, à Paris, depuis le 25 janvier 2009 jusqu’en juin 2010 : une série de neuf concerts instaurant un dialogue entre des chefs-d’ouvre du romantisme et des partitions contemporaines.

Comment devient-on un grand virtuose ? Avez-vous été un enfant prodige ?

>Non, on ne peut pas dire cela. La musique, c’est certain, m’ a immédiatement habité. J’ai toujours vécu une passion très forte avec elle. J’ai beaucoup travaillé le piano dès l’âge de 8 ans, tout en continuant un cursus scolaire normal. Mais, vous me croirez ou non, avant l’âge de 18 ans je n’ ai jamais cru que cela pourrait devenir une activité sérieuse pour moi.

Que s’est-il alors passé ?

>J’ai gagné le concours de Varsovie en 1960. Je m’y étais présenté alors que je n’ aime pas ce genre d’épreuve pour singes savants. J’avais néanmoins choisi Varsovie, car le concours dégageait un charme particulier. La population de la ville était impliquée, tout le monde vivait au rythme de la musique et de la compétition. C’était aussi pour moi l’occasion de voyager dans une région inconnue ; je n’étais encore jamais allé aussi loin. A ma grande stupéfaction, j’ai remporté le premier prix, mais cela n’ a pas été plus déterminant.

C’est-à-dire ?

>Cette année-là, le grand pianiste Artur Rubinstein présidait le concours, et j’ai eu l’occasion de l’entendre jouer puis de le rencontrer. Il avait un certain âge, mais était au sommet de sa forme et de son aura. Cette rencontre a marqué le début d’une amitié très importante pour moi. Artur Rubinstein représentait le lien avec les grands créateurs du xixe siècle. Je me souviens qu’il m’ a raconté avoir joué la musique de Brahms sous la direction de Joseph Joachim, le dédicataire du Concerto pour violon. Je suis très heureux que Rubinstein ait eu la possibilité de me confier les remarques de Joachim, qui les tenait de Brahms lui-même. Préserver ce lien et nourrir cette tradition est très marquant pour moi.

Lors du concours, Rubinstein aurait dit que vous jouiez déjà mieux que tous les membres du jury : est-ce vrai ?

>Oui, c’est vrai. Si je me souviens bien, il a dit :  » Mieux, techniquement.  » Je crois qu’il cherchait avant tout à provoquer ses collègues ; il n’énonçait pas forcément une vérité ! J’ai néanmoins été très touché par tous ses encouragements. Rubinstein m’ a également donné une petite leçon en forme de conseil : il a mis un doigt sur mon épaule en y exerçant une pression incroyable – il avait une force impressionnante. Puis il m’ a dit :  » C’est comme ça, le piano. Le plus important est de savoir jouer avec le poids de ses doigts. « 

Quel retentissement le concours a-t-il eu pour vous ?

>Il m’ a évidemment ouvert de nombreuses portes et je me suis mis à donner des concerts un peu partout en Europe. Cependant, au bout de quelques mois, j’ai eu la sensation que tout cela arrivait trop tôt, que je n’étais pas encore prêt. Je me suis alors volontairement retiré pendant une année, entre 1961 et 1962. Je voulais élargir mon répertoire et apprendre l’ensemble des sonates de Beethoven. Durant cette période sabbatique, j’ai également pris des leçons avec un autre géant du piano, Arturo Benedetti Michelangeli. Il était l’inverse de Rubinstein, qui était extraverti et très sociable. La réserve de Michelangeli était extrême, mais le contact avec un artiste d’une telle exigence, également extraordinaire technicien du clavier, a évidemment été très salutaire pour moi. Ma voie était alors tracée, et j’ai compris que j’ allais consacrer ma vie au piano. J’ai repris calmement le chemin des concerts, en réduisant mes engagements. Je donne toujours une quarantaine de récitals par saison. C’est un bon équilibre.

Comment votre famille a-t-elle pris votre décision ?

>Bien. Chez moi, tout le monde pratiquait un instrument et s’intéressait à la culture. Mon père aimait le violon ; ma mère chantait et jouait du piano. Nous allions souvent à la Scala. Chez nous, à Milan, nous avions des disques, que j’écoutais avec attention. Mon père, Gino, a été l’un des premiers architectes modernes d’Italie, classé dans l’école  » rationaliste « . Mon oncle, le sculpteur Fausto Melotti, avait lui aussi été influencé par le langage moderne, puisqu’il a, dans les années 1930, réalisé des £uvres abstraites. C’était vraiment le début d’un style nouveau. J’ai donc hérité d’une ouverture à l’art contemporain, d’un goût pour la nouveauté, la découverte et la modernité.

Votre père était architecte. En tant que pianiste, n’êtes-vous pas aussi un architecte ?

>On a dit de moi que j’étais un  » peintre « , un  » ascète « , que sais-je encoreà Alors, pourquoi pas architecte ? Cela a un sens, dans la mesure où mon but, comme musicien, est de donner une idée claire des formes musicales.

Qu’est-ce qu’une interprétation réussie ?

>Elle ne doit pas se limiter à sa forme, bien évidemment : ce serait comme présenter une coquille vide au public. Il faut que la technique reste un moyen et ne devienne pas une fin. Prenez Brahms, par exemple : il possédait une maîtrise hors du commun de la composition, c’est indéniable. Mais qu’est-ce qui nous touche, aujourd’hui ? N’est-ce pas plutôt l’aspect personnel et intime de sa musique ? L’interprète est là, avant tout, pour rendre le caractère de la partition et le communiquer au public.

Vous avez joué avec les plus grands chefs : que vous ont-ils appris ?

>Enfant, j’ai entendu Toscanini, un miracle de rigueur et d’expressivité. J’ai joué avec Karl Böhm, un modèle de simplicité et de transparence. Avec Karajan et la Philharmonie de Berlin, le niveau musical était inégalé. Je citerai aussi mon ami Claudio Abbado, certainement la plus grande baguette actuelle. Ses interprétations très décantées laissent des impressions durables.

Pensez-vous avoir changé depuis vos débuts ?

>Oui, sans aucun doute. Je réécoute parfois mes anciens disques : je les trouve souvent un peu froids. Je ferais les choses autrement aujourd’hui : avec l’expérience, je joue avec plus de liberté. Chopin, notamment. Mon exigence est toujours plus grande, car la vie de pianiste, c’est surtout du travail, beaucoup de travail : depuis mes débuts, je suis à mon piano au moins quatre heures par jour. Et je compte bien continuer ainsi jusqu’ à la fin de ma vie.

Qu’est-ce qui vous intéresse en dehors de la musique ?

>Tous les arts, évidemment, mais aussi la science. Je n’ ai pas de bases mathématiques très solides, mais j’aimerais comprendre les avancées prodigieuses de la physique ou de la biologie. En fait, je m’intéresse à tout ce qui est nouveau.

En musique également ?

>Bien sûr. Jeune soliste, je me suis pris de passion pour la musique moderne, en apprenant à jouer Schoenberg, Boulez ou Stockhausen. J’ai gardé un enthousiasme pour ces poètes modernes. Ce faisant, j’ai pu convaincre d’autres compositeurs vivants d’écrire pour moi.

La place occupée par la musique contemporaine dans la vie musicale est-elle satisfaisante ?

>A l’évidence, les arts visuels occupent une position beaucoup plus stable. Les expositions consacrées à Picasso, par exemple, attirent les foules, alors que la musique contemporaine reste à démocratiser. Pourquoi ? Je crois tout simplement que les efforts de promotion en sa faveur n’ont pas été suffisants. Cela a fini par créer une distance entre le public et les expériences musicales de notre temps.

Ces  » expériences « , justement, sont souvent très abstraites. Ne sont-elles pas, par leur difficulté, la cause de la désaffection dont vous parlez ?

>Non, ce n’est pas cela ; l’art a besoin de temps pour s’imposer. On revient toujours à la même question : faut-il se plier à ce que réclame le public ou doit-on proposer l’inconnu ? Une forte majorité des mélomanes n’admet pas le grand bouleversement du xxe siècle qui a consisté à inventer un nouveau langage : la musique dite  » atonale « , qui est pour moi comme une démocratisation des sons. Les compositeurs de l’après-guerre ont senti la nécessité d’ aller dans cette direction, afin d’écrire une musique nouvelle, à l’expression inouïe. Si je la joue, ce n’est pas seulement parce que je la trouve passionnante intellectuellement, mais aussi parce que je la trouve belle.

Vous semblez devoir lutter pour imposer vos goûts…

>Oui. Le milieu musical a toujours été très conservateur. Depuis une dizaine d’années, j’ai imaginé des concerts où je mélange systématiquement des chefs-d’£uvre du passé à ceux d’ aujourd’hui. Il faut bien comprendre que c’est au public de suivre le compositeur, et non l’inverse.

A une époque, vous alliez jouer dans les usines. Etait-ce une manière de replacer la musique au c£ur de la société ?

>Il ne faut pas forcément lier l’ amour de la musique contemporaine et l’engagement social ; ce sont pour moi deux choses bien différentes. Mais elles peuvent se combiner lorsqu’on décide d’ aller vers un public nouveau, plus ouvert. A la Scala, il y avait eu, dans les années 1960, des séries de concerts  » pour travailleurs et étudiants  » auxquels j’ai participé, car je ne souhaitais pas cantonner mes récitals au monde des privilégiés. L’esprit de cette époque d’ aventures hors des sentiers battus n’ a pas changé en moi. Cependant, je ressens une certaine difficulté à poursuivre ce chemin. Les organisateurs de concerts n’ont plus cet état d’esprit de pionniers que j’avais alors trouvé.

Peut-on concilier l’art et la politique ?

>Mon engagement social est apparu à un moment où ma conscience politique était encore peu développée. Cela a changé après 1968. A l’époque, le Parti communiste italien avait fortement critiqué l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, et fait un choix clair en faveur de la démocratie. Avoir une relation avec lui devenait possible, même si je n’ ai jamais été encarté.

Comment jugez-vous la situation actuelle en Italie ?

>Le gouvernement Prodi a été maltraité, de manière tout à fait injuste à mon sens. Je n’ arrive pas à comprendre les raisons de ce rejet, alors qu’il y avait là des talents et de bonnes idées. Au lieu de soutenir ces projets, mes compatriotes se sont à nouveau jetés dans les bras de Berlusconi. A titre personnel, je suis tout à fait opposé au gouvernement actuel. Face à ce qui peut ressembler à un découragement, j’ai envie de vous faire une remarque d’Italien : attendons que tout cela passe ! Au fond de moi, je garde l’espoir, car l’Italie est liée à l’Europe, où la démocratie est plus stable, plus sûre, plus forte qu’elle ne l’est chez nous. J’aimerais que le gouvernement actuel s’engage dans une véritable lutte contre la criminalité. Il y a dans ce domaine un manque de clarté inquiétant. Même le gouvernement Prodi a voté une loi d’amnistie !

Quel message souhaitez-vous porter aux jeunes musiciens ?

>Ma série de concerts à la salle Pleyel a été pensée pour eux, justement. Je voudrais qu’ils trouvent naturel de donner la priorité à la musique de leur temps. Mon message est très simple : la musique d’aujourd’hui peut apporter beaucoup de joies et de satisfactions. La coexistence des répertoires ancien et moderne est indispensable à la survie de la musique classique. l

Propos recueillis par BERTRAND DERMONCOURT

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