9 000 dossiers à la poubelle ?

Que fait vraiment le gouvernement pour éviter la prescription qui menace certaines grandes affaires de fraude fiscale ?

Le  » malaise  » date du 10 octobre 2002. Ce jour-là, la plus haute juridiction du pays û la Cour de cassation û rend un arrêt apparemment anodin dans une banale affaire de contentieux fiscal, vieille de quinze ans, qui oppose l’administration des Finances à un couple de contribuables. La Cour remet ça quatre mois plus tard, soit le 21 février 2003. Cette fois, il s’agit d’une  » petite  » fraude dont une  » madame C.  » se serait rendue coupable en 1977 et en 1978. Dans les deux cas, le juge de dernier recours adopte une position étonnante, en rupture avec les pratiques en vigueur dans notre pays depuis plusieurs décennies. Sans entrer dans la technique : la Cour de cassation interprète d’une toute autre manière la notion de prescription relative à une dette fiscale contestée. Le  » commandement de payer  » signifié par le fisc à un contribuable en réclamation depuis plus de cinq ans n’interrompt plus la prescription, comme c’était l’usage, tranche-t-elle. Jusqu’à présent, cela permettait à l’administration de gagner du temps.

Aujourd’hui, en revanche, le fisc pourrait avoir de plus en plus de mal à obtenir l’impôt dû pour des faits délictueux commis il y a belle lurette. Une mini-révolution qui ne heurte pas nécessairement l’éthique lorsqu’il s’agit de petits contribuables obligés d’attendre un quart de siècle avant d’être fixés sur leur sort. Mais l’implication est toute différente si l’on considère le temps et l’énergie parfois nécessaires afin de débusquer des circuits frauduleux utilisant des techniques hautement sophistiquées. Ainsi, cette nouvelle doctrine enverrait plusieurs milliers de dossiers de fraude fiscale à la poubelle. Recalées l’affaire dite de la  » QFIE  » ( lire plus loin) et une partie des dossiers de la KB-Lux ou des sociétés de liquidités, des scandales qui ont défrayé la chronique ces dix dernières années.

Dans un premier temps, pourtant, ces fameux arrêts de la Cour de cassation passent totalement inaperçus. Aucun remous dans l’administration fiscale, encore moins dans les milieux politiques. En revanche, les avocats d’affaires et experts de tout poil flairent le bon coup. Dans les salons feutrés de l’establishment financier, la rumeur se propage telle une traînée de poudre. Dans son numéro de novembre- décembre 2003, par exemple, la Revue générale du contentieux fiscal, plutôt prompte à dépister les failles du fisc, détaille les implications des arrêts en question.

Une fausse piste

Au cabinet des Finances, on envisage alors d’amender la loi-programme soumise au Parlement, à la veille des fêtes de fin d’année. Un simple bout de loi pourrait en effet éviter la mise au rancart des vieux dossiers en souffrance. Mais, sur ce point, la tentative reste lettre morte. Le gouvernement fédéral ne règle que la situation des dossiers futurs.

On en reste là jusqu’au début du mois de mai de cette année, lorsqu’un député fédéral de la majorité relaie publiquement l’inquiétude de l’administration des impôts. A la Chambre, le socialiste flamand Dirk Van der Maelen interpelle le ministre libéral des Finances, Didier Reynders (MR).  » Il n’est pas imaginable qu’on puisse passer l’éponge sur de tels mécanismes de fraude à grande échelle. Que comptez-vous faire ? » interroge-t-il. A quelques semaines des élections régionales et européennes du 13 juin, cela sent un peu la man£uvre politique. La presse quotidienne s’emballe et force le Premier ministre à intervenir. Lors du Conseil des ministres du 14 mai, un texte légal est mis à l’étude. Dans les journaux du lendemain, le propos est apaisant pour le fisc, inquiétant pour les grands fraudeurs. A tort, semble-t-il : à ce jour, la solution préconisée par le ministre Reynders n’est pas à même d’éviter le couperet de la prescription, qui plane sur une kyrielle de dossiers pourris. Mais, sur le front politique, l’essentiel est sauf. La diversion a réussi.

En substance, l’amendement adopté par le gouvernement s’appliquerait aux vieux dossiers qui font toujours l’objet d’une procédure pénale : pas question d’absoudre leurs auteurs, jure-t-on aux Finances. Ce serait toutefois jouer sur les mots. D’une part, de nombreuses procédures pénales sont déjà clôturées, le jugement prononcé, mais les cotisations fiscales qui en découlent, contestées. Formellement, la procédure n’a pluscours et la vieille créance est prescrite. D’autre part, les actions publiques de ce type citent rarement les montants de revenus fraudés, soit une autre condition nécessaire pour rentrer dans le champ d’application de l’amendement  » Reynders « . Bref, cette correction ne concernerait qu’une modeste partie du contentieux fiscal. Un coup d’épée dans l’eau, sans doute.

A titre d’illustration, l’affaire de la  » QFIE  » s’achèverait ainsi en queue de poisson, victime d’une ultime chicane. De quoi s’agit-il ? Sous ces quatre lettres se cache l’une des plus grandes hémorragies fiscales de ces vingt-cinq dernières années. Au départ, la  » quotité forfaitaire d’impôt étranger  » était un simple principe fiscal visant à éviter la double imposition des revenus du capital. Si des revenus d’actions, d’obligations ou de dépôts étaient taxés à l’étranger (à la source), ils ne devaient plus l’être en Belgique, une fois rapatriés. Mais, à la fin des années 1980, des fiscalistes à l’imagination fertile ont vidé la législation de son sens et érigé la  » ficelle  » en technique systématique… afin de permettre à des contribuables de littéralement  » nettoyer  » leur base imposable, et ce pour des montants faramineux. 14 banques en ont abusé, recourant quelquefois à des opérations fictives et en vase clos, à des sociétés écrans et à des faux en écriture pour masquer l’escroquerie. Quelque 500 gros clients des banques en ont tiré un avantage, selon l’enquête menée par l’inspection spéciale des impôts (ISI) à partir de 1991. Parmi eux, le gratin de l’industrie belge. Le préjudice pour l’Etat belge ? Au minimum14,3 milliards de francs belges de l’époque (358 millions d’euros), comme l’a confirmé l’actuel ministre des Finances.

A plusieurs reprises, le fisc a bien cru qu’il gagnerait la partie. A plusieurs reprises, aussi, le dossier a péniblement résisté à l’étouffoir provoqué par une combinaison de facteurs : frilosité du pouvoir judiciaire, manque d’enquêteurs de terrain, découragement des fonctionnaires de l’ISI, absence de volonté politique. En près de dix ans d’enquête judiciaire, 35 banquiers ont toutefois été inculpés û seront-ils bientôt cités à comparaître ? û et la pression maximale exercée sur ceux-ci a permis à l’Etat de récupérer 125 millions d’euros auprès d’un secteur bancaire plutôt discret sur ses  » égarements  » du passé. Restait à coincer sa clientèle d’entreprises diverses, qui, jusqu’à présent, ont échappé à des plaintes au pénal : la participation active des clients n’étant pas toujours démontrée, de telles procédures massives à l’initiative du fisc auraient englué les juridictions d’enquête. Là, les choses se sont corsées. L’administration fiscale s’est pourvue en appel des deux premiers jugements défavorables qu’elle a essuyés face à des clients des banques. En janvier et en juin 2003, les tribunaux de première instance de Bruxelles et de Mons avaient en effet donné raison à deux sociétés sur la base d’une lecture des faits qui est aujourd’hui contestée devant la cour d’appel par l’administration. Laquelle s’est d’ailleurs prémunie contre la répétition de tels déboires… en engageant elle-même des plaintes en justice contre certains bénéficiaires finaux de la fraude à la QFIE.

A condition que tout cela serve à quelque chose ! Car, sous prétexte que les faits datent de 1989 à 1993, les entreprises concernées pourraient prochainement exhiber les deux récents arrêts de la Cour de cassation pour obtenir gain de cause. Et l’amendement Reynders ne pourra rien y faire : la QFIE n’est pas un revenu, mais un crédit d’impôt. Cette fois, les 9 à 10 milliards de francs belges à récupérer dans cette seule affaire QFIE s’envoleraient bel et bien en fumée. Définitivement.

Epilogue

On le voit, le gouvernement Verhofstadt aurait tout intérêt à clarifier sa ligne de conduite. Pourquoi a-t-il tant tardé à écarter le spectre de la prescription ? Pourquoi l’amendement Reynders est-il controversé ? Libéraux (négligents ?) et socialistes (inattentifs ?), sous les regards (fuyants ?) de l’opposition chrétienne, sont-ils à ce point embarrassés par ces dossiers d’une autre époque qui mouillent, au sommet, les mondes de la finance et de l’industrie ?

Philippe Engels

Libéraux (négligents ?) et socialistes (inattentifs ?), sous les regards (fuyants ?) de l’opposition chrétienne, sont-ils à ce point embarrassés par ces dossiers d’une autre époque qui mouillent, au sommet, les mondes de la finance et de l’industrie ?

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