37. Union contre nature

Le grand public a tendance à assimiler sous le label unique de  » justice « , des réalités qui concernent aussi bien la police que la justice. C’est révélateur des liens étroits qui unissent l’une et l’autre. Mais cela masque surtout les profondes différences qui font de leur collaboration un mariage forcé.

La police, par nature, tend à l’efficacité. Or, s’agissant d’être performant, tous les moyens sont bons, a priori, pourvu qu’ils soient utiles. Ce n’est donc pas médire des policiers que de mettre en évidence le principe essentiel de leur action : parvenir, quels qu’en soient les obstacles, à l’élucidation du crime. C’est en effet leur fonction même qui, en germe, contient toutes les dérives que l’on a pris coutume de nommer pudiquement  » bavures  » : afin d’identifier plus commodément les délinquants, ne faut-il pas encourager la délation ? Promettre l’absolution aux repentis ? Un salaire aux  » indics  » ? Pour obtenir plus aisément des renseignements cruciaux, n’est-il pas indispensable de pouvoir recourir à la contrainte, morale ou physique ? Anticiper la réalisation de projets criminels ne suppose-t-il pas, par ailleurs, que la police puisse intervenir préventivement, en plaçant sous surveillance, par exemple, les personnes supposées dangereuses ? Toutes les méthodes policières ressortent forcément plus ou moins de la technique  » de la carotte et du bâton « . C’est que la collecte d’informations devient tout bonnement illusoire s’il ne peut être fait usage d’aucune forme de chantage à la récompense ou à la punition.

Ainsi, l’£uvre de justice se construit sur un soubassement immoral. Telle quelle, cette affirmation paraîtra outrageante, mais il serait surtout naïf de croire que la vérité puisse être découverte par la seule opération du Saint-Esprit ! Faire avouer quelqu’un ne sera sans doute jamais une partie de plaisir. Et rassembler contre lui des indices de culpabilité suffisants, à défaut d’aveu, relève par principe du casse-tête chinois ! A cet égard, nous évoluons dans un droit qui n’accorde officiellement aucune  » prime à l’aveu « , ce qui n’encourage guère à se montrer loquace. La conviction est bien ancrée dans le  » milieu  » qu’il vaut mieux nier, fût-ce contre l’évidence, que de se montrer collaborant à l’enquête. Dès lors, sans aller jusqu’à dire que  » nécessité fait loi « , les enquêteurs ne se condamneraient-ils pas à ne jamais rien trouver s’ils demeuraient constamment  » à cheval sur les principes « , leur code sur les genoux ?

Si la justice trempe donc les pieds dans la boue, il est révélateur qu’elle fait toujours mine de l’ignorer. C’est que sa nature  » idéale  » ne peut être éclaboussée. La  » vérité  » qu’elle consacre ne doit être entachée d’aucun vice et ne saurait apparaître comme le résultat d’aucune compromission. Que la police ait dû recourir, pour confectionner le dossier répressif, à quelques  » aménagements « , qu’elle ait sélectionné les informations qu’elle détenait en fonction de la solution qu’elle croyait être la bonne et qu’elle ait de la sorte élaboré  » une  » vérité conforme au scénario qu’elle privilégiait, tous ces accommodements, nécessaires si l’on veut aboutir, seront donc couverts par l’appareil judiciaire, qui fermera les yeux sur cette  » partie honteuse  » tant qu’il ne pourra pas faire autrement. Toute autre attitude de la part des juges serait en effet suicidaire, car, à suspecter systématiquement le travail de terrain, à mettre donc en doute l’objectivité des enquêtes, ils scieraient tout bonnement la branche sur laquelle ils sont assis !

Le plus significatif, n’est cependant pas que la justice trempe les pieds dans la fange, mais bien qu’elle fasse toujours mine de l’ignorer. Lorsque la police a fini de s’arranger avec la vérité conformément à la mission qui lui est dévolue (trouver le coupable), la justice hérite d’un  » dossier  » qui sera instantanément réduit à l’état d’objet littéraire et dont elle vénérera la lettre. Exit la  » chair  » des faits, leur  » climat « , la consistance des êtres et des lieux, la densité des situations… N’en reste qu’une transcription livresque, dans un style stéréotypé, ramenant la complexité du réel à un produit de série propre à être jugé. Ainsi la principale vertu du travail policier aura consisté à rendre le jugement possible en présentant de la réalité une version synthétique, dépourvue autant que possible d’écueils, d’aspérités, en un mot de contradictions. Le caractère construit de la vérité disparaît alors comme par enchantement derrière l’imparable logique d’un jugement qui se borne à tirer du dossier des conséquences allant de soi. La vérité judiciaire est ainsi la simple traduction  » intellectuelle  » d’une vérité policière extraite du cambouis.

Bruno Dayez

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