Victoire sur le plastique

Ben Herremans

Valoriser les déchets plastiques, telle est la mission que s’est choisie Miranda Wang, entrepreneuse canadienne, et lauréate d’un Prix Rolex à l’esprit d’entreprise en 2019.

2010, Miranda Wang a 15 ans. Devant la décharge de sa ville natale de Vancouver, au Canada, elle est impressionnée par le tableau qui s’offre à elle : des ordures s’amoncelant sur une superficie égale à deux terrains de foot, et sur une hauteur égale à trois étages. La masse boueuse est composée d’amas de déchets contenant de grandes quantités de plastique. Cet amoncellement de déchets, apprend Miranda, est le fruit de deux à trois jours de collecte d’ordures ménagères à Vancouver. Le site va bientôt être nettoyé pour faire place à de nouveaux dépôts de déchets, principalement plastiques. Un cycle qui semble sans fin.

La visite de la décharge de Vancouver est une initiative du club environnement de son école. La vue de cette montagne de déchets la choque. C’est une jeune fille soucieuse de l’environnement, elle n’est pas naïve et est consciente des problèmes causés par les déchets plastiques. Mais avant cette visite, elle n’avait aucune idée de l’ampleur du problème.

L’électrochoc de la décharge de Vancouver

Au pied de ces immenses tas de déchets, Miranda Wang et sa camarade de classe Jeanny Yao ne comprennent pas que l’on ne fasse pas davantage pour s’attaquer à ce problème. À ce stade, elles n’ont pas encore conscience que le problème des déchets plastiques est en réalité un cercle vicieux, et qu’il n’est pas le fruit uniquement de l’insouciance de l’industrie et des consommateurs privés. Il est aussi dû à la structure chimique complexe du plastique, dont la plupart des formes ne se décomposent pas naturellement et ne peuvent pas être recyclées. Comme la nature propose très peu de solutions pour le plastique, il faut faire appel à la technologie.

« Nous devons faire quelque chose. Sinon, d’ici 2050, il y aura plus de plastique que de poissons dans les océans »
Miranda Wang, lauréate du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise

Dix ans plus tard, Miranda est toujours hantée par le souvenir de la décharge de Vancouver. Avec son amie Jeanny, elle a entre-temps créé la société BioCellection. « Lors de cette sortie scolaire, nous avons vu à quel point le problème était colossal. Cette visite a été un électrochoc et a marqué un tournant dans nos vies. » Cela fait entre-temps quelques années que BioCellection développe des technologies novatrices pour convertir les déchets plastiques en produits chimiques à forte valeur ajoutée.

340 millions de tonnes de plastique

Depuis son invention, le plastique s’est littéralement infiltré dans nos écosystèmes. Le monde produit chaque année 340 millions de tonnes de plastique. Depuis les années 1950, cela représente un total de quelque 8,3 milliards de tonnes. Pendant les trente dernières années, la Chine a importé la moitié des déchets plastique mondiaux, jusqu’à ce que Pékin l’interdise en 2018. Face à cette décision de la Chine, les autres pays n’ont plus eu la possibilité d’escamoter le problème, et se sont retrouvés contraints de faire face à son impact gigantesque. Les États-Unis, par exemple, accumulent à eux seuls 30.000 tonnes de déchets plastiques par mois.

Le problème devient chaque jour plus pressant, et la solution plus coûteuse. Seulement 9% des déchets plastiques produits dans le monde sont recyclés, environ 79% finissent dans les décharges ou dans la nature (l’équivalent d’un chargement de camion chaque minute), et les 12% restants sont incinérés. Les déchets plastiques polluent la terre, l’air et l’eau.

Une bouteille plastique a une durée de vie de 450 ans

Le plastique devient beaucoup trop vite un déchet. Entre son utilisation et sa mise à la poubelle, un sac plastique a en effet une durée de vie moyenne de 25 minutes, alors qu’il met environ 20 ans pour se décomposer dans l’océan. Après une unique utilisation, une paille pour boire restera un déchet pendant 200 ans. Et une bouteille en plastique met 450 ans à se décomposer.

Et même après tout ce temps, ces déchets ont seulement disparu de notre vue, puisqu’en fait ils se désagrègent en microplastiques qui sont involontairement ingérés par les animaux. Quelque 135.000 animaux marins et plus d’un million d’oiseaux meurent ainsi chaque année parce qu’ils ont confondu du plastique avec de la nourriture. Par le biais de la chaîne alimentaire, ces microplastiques se retrouvent ensuite dans notre alimentation, et nuisent donc aussi à la santé humaine.

Sous l’effet des courants océaniques, les déchets plastiques s’agglomèrent en gigantesques tapis qui rendent la vie impossible dans de larges zones marines. Le plus long de ces amas de déchets est le ‘Grand vortex de déchets du Pacifique’ (Great Pacific Garbage Patch), qui s’étend entre la Californie et Hawaï et fait 50 fois la taille de la Belgique.

Miranda Wang : « Cela ne peut pas continuer comme ça ! Sinon, en 2050, il y aura plus de plastique que de poissons dans les océans. »

Des bactéries en guise de solution ?

Après leur fameuse visite de la décharge de Vancouver, Miranda Wang et Jeanny Yao se prennent à rêver : traiter cette masse de déchets de manière à transformer leurs propriétés nocives en quelque chose de positif. Avec enthousiasme, elles se mettent à la recherche de solutions.

Le duo part d’une hypothèse intéressante : et si des bactéries pouvaient décomposer le plastique ? Les deux jeunes femmes obtiennent l’accès aux laboratoires de l’Université de la Colombie-Britannique et testent pendant sept années différentes méthodes, les unes après les autres. Dans le cadre d’une collaboration avec des biochimistes confirmés, Miranda et Jeanny découvrent dans le fleuve Fraser tout proche (le plus long cours d’eau de la province canadienne de la Colombie-Britannique) deux bactéries qu’elles vont cultiver pour leur faire décomposer les plastiques, et plus précisément les phtalates. Les phtalates sont les composants du plastique qui le rendent souple et pliable, et sont utilisés dans un large éventail de produits, depuis les jouets jusqu’aux films alimentaires.

L’effet bonus important de cette technologie unique est une réduction de l’utilisation de combustibles fossiles

La théorie se heurte à la pratique

Miranda et Jeanny s’inscrivent avec leurs recherches à un concours scientifique local, et le remportent. En 2013, elles sont invitées à prendre part à une conférence TED sur le sujet. Leur présentation devient virale et inspire de nombreuses personnes dans le monde entier. Mais à l’université où elle étudie désormais la biologie moléculaire, Miranda se met à douter de l’aspect pratique de sa découverte. « L’utilisation de ces bactéries pour décomposer le plastique n’est pas une méthodologie évolutive qui peut être appliquée à la véritable et grande échelle du problème. »

Recherche d’une solution chimique

Les deux chercheuses ne baissent cependant pas les bras. Elles présentent leurs projets à qui veut bien les écouter. Leur travail pionnier suscite beaucoup d’intérêt et de bonne volonté… et leur apporte des moyens financiers. Entre 2015 et 2019, elles lèvent ainsi un capital de 3,5 millions de dollars avec lequel elles créent la société BioCellection. La première année, elles embauchent trois anciens camarades de classe dans leur entreprise, qui porte aujourd’hui le nom de Novoloop et emploie une douzaine de personnes.

Dans un premier temps, la start-up de la Silicon Valley se concentre encore sur la recherche de façons d’utiliser les bactéries. Progressivement, Miranda et son équipe explorent les techniques de génie génétique pouvant le cas échéant être utilisées pour produire des micro-organismes capables de décomposer le plastique. Cette approche s’avère bien vite beaucoup plus intéressante, notamment parce qu’elle est beaucoup plus susceptible d’être déployée à grande échelle. L’équipe abandonne donc la piste bactérienne pour se concentrer sur une solution exclusivement chimique, et développe des technologies de recyclage qui transforment les plastiques souillés en produits chimiques.

Des déchets dont personne ne veut

Miranda Wang travaille sur des plastiques qui n’étaient jusqu’alors pas recyclables. « Nous récupérons des sacs en plastique sales ou des emballages à usage unique, c’est-à-dire des plastiques d’une si piètre qualité que cela n’aurait pas de sens de les laver et d’en faire de nouveaux produits. Nous nous concentrons spécifiquement sur ces plastiques problématiques dont personne ne veut. Nous recyclons ces déchets souillés en matériaux à valeur ajoutée qui affichent presque les mêmes performances que celles des photopolymères et polyuréthanes thermoplastiques vierges. Il existe actuellement déjà des applications directes de ces matériaux dans l’impression 3D et la fabrication de chaussures. » C’est ainsi que Miranda et Jeanny jettent les bases de la technologie unique développée aujourd’hui par Novoloop.

Retour aux composants précurseurs

Miranda et Jeanny se concentrent sur le polyéthylène, qui représente l’essentiel de la production mondiale de plastique (30%) et est présent dans les films alimentaires, les cartons à boissons, les sacs poubelles, les sacs plastiques… Dans les supermarchés, on peut l’identifier avec les codes de recyclage 02 ou 04 dans la composition des produits. Le polyéthylène est un matériau stable et robuste, de même que les déchets qui en sont issus. Fréquemment utilisé en contact avec de la nourriture, il est généralement souillé et ne peut donc pas être recyclé.

Miranda et Jeanny décrivent leur technologie comme la ‘thermo-oxydation accélérée des polymères’ (Accelerated thermal-oxidative depolymerisation). La polymérie est le phénomène par lequel des molécules similaires forment entre elles des liaisons additives, dont la formule empirique est la même que la substance de départ, mais dont le poids moléculaire est un multiple. En jargon moins chimique et donc en langage vulgarisé, cela signifie que la structure moléculaire des déchets plastiques est décomposée en précurseurs chimiques par une série de réactions chimiques. Ces précurseurs sont des composés préliminaires (plus simples), qui peuvent être utilisés comme éléments de construction pour des matériaux qui auront une valeur commerciale potentielle de plusieurs milliards de dollars. Ces ‘nouveaux’ produits chimiques peuvent également servir à la production d’autres plastiques.

Utiliser des déchets plutôt que du pétrole

L’effet bonus important de ce procédé unique est une réduction de l’utilisation de combustibles fossiles. Jusqu’à présent, le pétrole était indispensable pour les précurseurs chimiques de la production de plastique. Pour produire les mêmes matériaux, utiliser la technologie mise au point par Miranda Wang est beaucoup plus économique qu’extraire une quantité équivalente d’énergie fossile. Elle permet en outre de multiplier par 100 la valeur des déchets plastiques. Cette revalorisation des déchets plastiques en nouveaux matériaux finis va donc beaucoup plus inciter à récupérer le plastique plutôt qu’à le jeter ou l’incinérer.

Si la nouvelle technologie de Miranda pouvait être adoptée à grande échelle, elle permettrait de réutiliser davantage de déchets plastiques. Ces derniers pourraient alors un jour remplacer les combustibles fossiles pour la production du plastique. Utiliser des déchets plutôt que du pétrole… une bonne idée.

Faible empreinte écologique

Miranda Wang : « Nous avons inventé un procédé nouveau, durable et économiquement rentable pour fabriquer, à partir de déchets plastiques, des produits chimiques industriels à forte valeur ajoutée. Et nous avons démontré que ces produits chimiques ont la même qualité que ceux fabriqués à partir de pétrole. » Le fait que les nouveaux produits chimiques soient fabriqués à partir de déchets plastiques et non à partir de pétrole fossile réduit l’empreinte carbone de l’industrie. Un autre avantage de ce nouveau procédé est qu’il entraîne une réduction de la quantité de dioxyde de carbone qui serait émise par la mise en décharge ou l’incinération des déchets plastiques.

La technologie de Miranda est un pas de plus vers une économie durable et circulaire, où rien n’est gaspillé et qui ne provoque aucune forme de pollution.

Miranda Wang porte des valeurs que Rolex veut également mettre en avant : qualité, ingéniosité, détermination et esprit d’entreprise

Prix Rolex à l’esprit d’entreprise

La technologie innovante de Miranda Wang bénéficie d’un soutien important, depuis les Nations Unies jusqu’à Rolex, en passant par le fondateur de Salesforce (fournisseur international de logiciels d’entreprise dont le siège se trouve à San Francisco). Miranda Wang a été sélectionnée parmi 950 candidats et est une des cinq lauréats du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise 2019, aux côtés de l’environnementaliste brésilien João Campos-Silva, de l’expert français en neuroprothèses Grégoire Courtine, de la biologiste de la conservation indienne Krithi Karanth et de l’informaticien ougandais Brian Gitta.

Les Prix Rolex à l’esprit d’entreprise ont vu le jour en 1976. Le nom de Miranda Wang a rejoint ceux des 155 autres lauréats qui, au cours des 40 dernières années, ont œuvré de manière novatrice à la protection de la planète et à l’amélioration des conditions de vie en matière de santé, de technologie, d’exploration et de préservation tant du patrimoine culturel que de l’environnement naturel.

Ces Prix sont décernés par Rolex tous les deux ans. Les lauréats reçoivent un soutien pour faire évoluer leurs projets, et ont accès au réseau Rolex. Les Prix Rolex à l’esprit d’entreprise font partie de l’initiative ‘Perpetual Planet’ lancée par Rolex en 2019. Les collaborations avec National Geographic (pour étudier l’impact du changement climatique) et avec le programme Mission Blue de Sylvia Earle (axé sur la protection des océans) s’inscrivent également dans l’initiative ‘Perpetual Planet’ de Rolex.

Entre semblables

Miranda Wang a reçu le Prix Rolex pour son enthousiasme et son esprit d’entreprise, et parce qu’elle incarne des valeurs que Rolex souhaite mettre en avant : qualité, ingéniosité, détermination et esprit d’entreprise. Le Prix Rolex à l’esprit d’entreprise a aidé Miranda Wang à progresser de façon concrète. « Rolex a placé notre travail sous les feux des projecteurs, ce qui a donné un coup de pouce à la collecte de fonds nécessaires pour le développement de cette invention technologique. »

La reconnaissance par Rolex peut également déboucher sur de nouveaux partenariats. Miranda évoque la possibilité de collaborer avec d’autres membres de la communauté des lauréats du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise. « Comme le programme Rolex existe et se diffuse depuis plusieurs années, une véritable communauté mondiale s’est créée. C’est la partie la plus gratifiante de notre mission : rencontrer des personnes qui pensent comme nous et qui partagent notre passion pour trouver des solutions aux problèmes. »

La fin du cycle de vie des déchets plastiques

Le plastique est un problème auquel on s’attaque désormais dans le monde entier. Les gouvernements locaux ont interdit l’utilisation de sacs plastiques, les restaurants proposent des pailles recyclables, etc. Toutes ces initiatives sont louables, mais n’ont d’après Miranda Wang guère d’effet sur la production annuelle de 340 millions de tonnes de plastique. « Nous sommes à un point où tout ce que nous fabriquons et utilisons est intégré verticalement. Que cela nous plaise ou non, nous devons donc trouver une solution EOL (end-of-life) et atteindre la fin du cycle de vie des déchets plastiques. Et c’est exactement ce sur quoi nous travaillons. »

La mise en décharge des déchets plastiques n’est effectivement pas une solution, et constitue au contraire même le problème. Miranda veut intégrer les déchets plastiques dans une économie en circuit fermé plutôt qu’en bout de chaîne de production. Les substances chimiques qu’elle génère avec son équipe sont utilisées dans la production de voitures, d’appareils électroniques, de textiles, de solvants, de parfums et de détergents.

Séparer le plastique des autres déchets

Après une série de tests réussis de sa technologie chimique, Miranda espère arriver à nouer des partenariats avec des entreprises et des organisations qui récupèrent des matériaux. Novoloop (anciennement BioCellection) travaille avec des gestionnaires de déchets municipaux, des entreprises de recyclage et des sociétés qui souhaitent intégrer du plastique recyclé dans leur chaîne de production. L’idée est d’intervenir et de collecter le plastique avant qu’il ne finisse avec les autres déchets, et de le livrer aux décharges en balles de 1500 kilos. Un projet pilote est en cours à San Jose.

Il s’agit ici de premières étapes, mais elles pourraient révolutionner la façon dont nous luttons contre la pollution plastique. L’urgence n’a jamais été aussi grande : au rythme actuel, ce sont 12 milliards de tonnes de plastique qui se seront empilées d’ici trois décennies.

Plus de perspectives, plus d’espoir

La prochaine étape pour Miranda Wang est de développer une entreprise d’exploitation commerciale. Avec son équipe, elle nourrit l’ambition de recycler, d’ici 2023, 45.000 tonnes de déchets plastiques que les gens auraient autrement jetés, et d’éviter ainsi 320.000 tonnes d’émissions de CO2. « Nous n’en sommes qu’au début de notre stratégie », précise-t-elle. « À plus long terme, c’est-à-dire sur plusieurs décennies, nous voulons développer et diversifier ce processus pour composer un portefeuille de produits recyclés performants. »

Quand elle repense au moment où elle a été bouleversée par la décharge de Vancouver, Miranda estime voir plus de perspectives aujourd’hui. Son travail d’équipe lui donne de l’espoir. « Nous pensons que cette innovation est le chaînon manquant dans la chaîne. »

Rolex soutient des personnes et organisations qui recherchent et développent des solutions aux problèmes de la planète et qui ainsi contribuent à rendre le monde meilleur et à préserver la planète pour les prochaines générations. Dans cette série Le Vif met leurs efforts en lumière. Le Vif a réalisé ces articles en toute indépendance rédactionnelle.

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