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Microplastiques dans les sols: « Nous mangeons chaque semaine l’équivalent d’une carte bancaire »

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Ce printemps, l’Europe a traversé un épisode de sécheresse très inquiétant pour l’agriculture, et la tendance n’est pas près de s’inverser, canicule oblige. L’une des clés incontournables pour faire face aux défis à venir réside dans la gestion des sols, comme l’explique le biologiste Marc-André Selosse.

C’est un phénomène dont on prend de plus en plus conscience : la lutte contre le réchauffement climatique passera par les sols. D’une part, ils émettent des gaz à effet de serre -CO2, mais aussi d’autres à l’effet encore plus puissant comme le méthane (50 fois plus que le CO2) et le protoxyde d’azote (240 fois plus). Et d’autre part, ils permettent de stocker du carbone, dans les 30 premiers centimètres où est concentrée la matière organique : de 80 à 120 tonnes de carbone par hectare de forêt ou de prairie, de 40 à 60 tonnes en sols cultivés.

Entre ces deux propriétés du sol, tout est une question d’équilibre, que le développement de l’agriculture, et en particulier de l’agriculture intensive de ces dernières décennies, a dangereusement perturbé.

Première technique agricole visée : le labour, associé depuis des millénaires au monde rural. « Le labour aère le sol et favorise la respiration à l’oxygène, ce qui produit du CO2, explique biologiste français Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’Histoire naturelle à Paris, spécialiste des sols et des symbioses et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont L’Origine du monde – Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent (Actes Sud, 2021). Le labour n’a pas toujours été aussi intense. On a commencé par l’arairage, qui creuse un sillon en rejetant la terre sur les côtés. Puis on est passé au labour, qui est un vrai retournement du sol. Et à des labours profonds quand on a disposé des énergies fossiles. »

Plaines caillouteuses

Parallèlement aux émissions de CO2, le labour a un autre effet néfaste : il augmente d’un facteur 10 l’érosion des sols. « Aujourd’hui, on considère que le manque à gagner annuel à cause de l’érosion équivaut à la production végétale de toutes les terres agricoles de l’Inde, relève le spécialiste.

Dans la Beauce et dans les plaines fertiles de Belgique, comme on n’est passé ici que tardivement à l’agriculture, il y a 1000, ou 1500 ans, il reste du sol. Mais dans les régions méditerranéennes, les grandes villes antiques construites jadis au milieu de plaines fertiles se trouvent aujourd’hui au milieu de plaines caillouteuses. » Dans son livre Dirt – The Erosion of Civilizations, le géologue américain David R. Montgomery établit d’ailleurs un parallèle entre la durée de vie des civilisations et la durée de vie de leurs sols, une fois qu’ils ont commencés à être labourés.

A cela, il faut ajouter l’utilisation massive d’engrais minéraux et de pesticides, qui provoquent l’effondrement de la vie des sols. Ils perturbent notamment la mycorhize, l’indispensable interaction entre les plantes et certains champignons du sol. Une symbiose souterraine, invisible, mais dont on mesure de mieux en mieux l’ampleur et l’importance pour la survie des plantes, parlant même de « Wood Wide Web » (ou de « réseau social de la forêt ») à propos des réseaux mycorhiziens.

« Beaucoup de racines des plantes sont colonisées par les filaments d’un champignon et à ce niveau s’opèrent des échanges :  le champignon est nourri en sucre et il ramène de l’azote, du phosphate, du potassium ou de l’eau du sol aux plantes, souligne le biologiste. Or, quand vous utilisez beaucoup d’engrais, ou quand vous irriguez, la plante n’a pas besoin de « payer » le champignon, des mécanismes physiologiques abolissent l’interaction et les champignons meurent. Cela a deux conséquences : la première, c’est qu’on a alors besoin de beaucoup d’engrais parce que la plante a perdu ses auxiliaires historiques –cette complicité avec les champignons du sol dure depuis 450 millions d’années–  donc vous rentrez dans une dépendance aux engrais. En plus, ces champignons ont accumulé dans leur évolution de multiples façons de protéger la plante des stress, notamment des attaques de pathogènes, de parasites. Et vous entrez alors dans une dépendance aux pesticides. »

Inverser la tendance

Alors que ce 17 juin, la Journée mondiale de la lutte contre la désertification et la sécheresse met en avant que « le nombre et la durée des sécheresses ont augmenté de 29 % depuis 2000, par rapport aux deux décennies précédentes (Organisation météorologique mondiale, 2021)”, les scientifiques tirent de plus en plus fermement la sonnette d’alarme pour un changement rapide des pratiques agricoles.

« Environ 40 % des sols agricoles seraient déjà endommagés ; chez nous, environ 90 % d’entre eux sont pollués par des pesticides, précise de son côté Marc-André Selosse. Selon un rapport récent de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, NDLR), la dégradation des sols affecterait déjà 3,2 milliards de personnes. D’ici 30 ans, jusqu’à 700 millions de personnes pourraient être obligées de migrer à cause de cela. »

Il n’y a pas de désespoir car si on arrête maintenant le labour et les pesticides, si on remplace les engrais minéraux par des engrais organiques, on peut inverser la tendance

La bonne nouvelle -car bonne nouvelle il y a- c’est que cette situation est encore réversible. « Il n’y a pas de désespoir car si on arrête maintenant le labour et les pesticides, si on remplace les engrais minéraux par des engrais organiques -et c’est ce que proposent certaines agricultures alternatives- on peut inverser la tendance, affirme le biologiste. On réinjecte de la matière organique dans le sol, on y stocke plus de CO2 et on lutte donc contre l’effet de serre. »

Dans cette perspective, Marc-André est ambassadeur de l’initiative internationale 4p1000, lancée lors de la COP21 : « On compte que si tous les ans on augmente de 0,4 %, -donc 4 pour 1000- la teneur en matière organique des sols, ça permet d’injecter dans le sol une quantité de carbone équivalant au CO2 que l’humanité a émis cette année-là. »

Les microplastiques, cette erreur d’ingénierie

Par contre, Marc-André Selosse attire l’attention sur un autre phénomène, beaucoup plus difficilement réversible et qui impacte durablement les sols : les microplastiques. « Les plastiques sont une formidable erreur d’ingénierie. Pour fabriquer des choses qu’on utilise entre quelques heures -par exemple un sac en plastique- ou quelques années, on a conçu des matériaux non biodégradables, martèle-t-il. C’est une erreur énorme de design, mais qui reflète bien ce que peuvent avoir comme conséquences des formations purement mathématiques ou purement physiques, qui résolvent le problème intrinsèquement, sans voir les liens de tout geste à l’environnement, sans voir que tout est interdépendance, et sans prendre en compte les conséquences sur le temps long. »

Les plastiques ne se dégradent pas, mais ils se cassent, en morceaux de plus en plus petits, ce qui aboutit aux microplastiques invisibles. « Ces microplastiques changent la perméabilité des sols, l’eau y rentre et en sort plus vite, donc ils sèchent plus vite. Les microplastiques peuvent aussi tuer des animaux dans les sols. De la même manière qu’une tortue peut avoir une occlusion intestinale à cause d’un sac en plastique, un collembole (petit arthropode qui vit dans les premiers centimètres du sol ; dans les forêts européennes, on en compte entre 50 000 et 400 000 par mètre carré, NDLR) peut avoir des gros problèmes avec un morceau de plastique qui va boucher son tube digestif ».

Un collembole

« Et il n’y a pas que les animaux, poursuit-il. Nous mangeons en moyenne  l’équivalent d’une carte bancaire par semaine, 5 grammes. Pire, on a détecté ces microplastiques jusque dans le sang des gens. Et ces microplastiques continuent de se casser en morceaux, dont les plus petites parties sont des molécules dont certaines peuvent mimer nos hormones :  des perturbateurs endocriniens. Le bisphénol A a été interdit parce qu’il avait ces propriétés. Donc demain, le fonctionnement hormonal de la vie animale du sol et de nous-mêmes sera impacté, et ceci sans qu’aujourd’hui on puisse récupérer les microplastiques. On a créé là un stock d’emmerdes, qu’il serait temps d’arrêter de l’alimenter. »

Vers la disparition des microplastiques ?

L’environnement est-il capable de s’adapter à cette profusion de plastique ? Marc-André Selosse aborde par exemple le cas d’un champignon, le Pestalotiopsis microspora : « Ce champignon est capable de dégrader les polyuréthanes –un des composés du lycra, dont on produit une dizaine de millions de tonnes par an. Le problème est que ces champignons-là ne sont pas présents dans les écosystèmes. On peut imaginer qu’à terme, des souches capables d’être à la fois compétitives dans la nature et de manger du polyuréthane vont être sélectionnées, mais en attendant, elles n’existent qu’en laboratoire. »

Le biologiste ne s’inquiète pas tant pour la biosphère que pour les générations futures : « Je prédis que dans quelques millions d’années, il ne restera plus un seul morceau de plastique. D’ailleurs, il ne faut pas se dire « pauvre biosphère ». Non, la biosphère survivra à tout. Le vrai problème c’est : pauvres enfants que les nôtres ! Parce que eux ne vivront pas ce moment où la biosphère aura résolu ce problème des plastiques. En France, depuis les années 70, la quantité de cancers pédiatriques a augmenté de 40 %. Ce n’est pas causé uniquement par les microplastiques, mais aussi par tout un tas d’adjuvants alimentaires et d’autres molécules nouvelles que nous avons intégrées dans nos environnements. Ces cancers pédiatriques montrent combien l’environnement devient génotoxique. Nous avons créé des monstres chimiques. »

Face à ces constats sombres, Marc-André Selosse dégage une priorité : former. « Parce que nous sommes dé-formés actuellement par rapport à notre essence d’êtres vivants. Il faut former les gens aux sciences du vivant et de la Terre, et à l’interdépendance, parce que cela permet de se préparer à la complexité des conséquences de nos actions et de nos décisions. »

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