Percer les secrets de l’Arctique

Ben Herremans
En partenariat avec Rolex

En mai 2023, la paléoclimatologue britannique Gina Moseley entreprendra une expédition au Groenland pour descendre dans la grotte la plus septentrionale du monde. Un site où personne n’a mis les pieds avant elle. Son ambition ? Étudier et mieux comprendre la sensibilité climatique de l’Arctique. Gina Moseley a reçu le Prix Rolex à l’esprit d’entreprise en 2021.

Accélération du réchauffement de l’Arctique

Le sort de l’humanité pourrait bien se décider au Groenland. L’Arctique se réchauffe en effet deux à trois fois plus vite que le reste de la planète. La glace du Groenland fond à un rythme encore jamais enregistré. En 1990, les scientifiques avaient estimé que la fonte des glaces était de 25 milliards de tonnes par an. Aujourd’hui, un consortium de 89 scientifiques a analysé la fonte des glaces actuelle en s’appuyant sur les de données de 1992 à 2018 de 26 satellites pour évaluer les effets du réchauffement de la planète sur le Groenland. Les résultats de cette étude publiés dans le magazine scientifique Nature, montrent qu’entre 1992 et 2018 le Groenland a perdu 3,8 trillions de glace. Ce qui veut dire que la fonte des glaces est passée de 25 milliards à 234 milliards de tonnes par an et a multiplié par neuf la vitesse de fonte. En terme de perspective, 3,8 trillions de tonnes de fonte de glace du Groenland déversées dans l’océan entre 1992 et 2018, équivaut à verser le contenu de 120 millions de piscines Olympiques dans l’océans tous les ans pendant 26 ans. Toute cette eau représente une montée du niveau de la mer de plus d’1 cm, en ce qui concerne le Groenland.

L’Arctique se réchauffe deux à trois fois plus vite que le reste de la planète.

Le réchauffement des régions polaires fait peser une menace d’inondation sur de nombreuses grandes villes du monde. Les terres gelées du Groenland ont aussi un impact sur les régimes des précipitations, la formation des glaces, les courants océaniques et les systèmes météorologiques, avec des conséquences importantes à l’échelle mondiale, jusque dans les zones densément peuplées de notre planète.

La découverte d’une grotte géante

C’est de façon tout à fait fortuite, dans un pub de Bristol, que la professeure britannique Gina Moseley, climatologue à l’université d’Innsbruck (Autriche), entend parler en 2008 de la Higginshule, une grotte géante située dans le Wulff Land.

Le Wulff Land, une péninsule dans l’extrême nord-ouest du Groenland, est une région de montagnes, rude et inhospitalière, dans laquelle aucune trace d’habitation humaine n’a jamais été trouvée. Cette péninsule est rattachée par son flanc sud au continent et à la calotte glaciaire. Le Wulff Land lui-même n’est pas glaciaire mais est recouvert de névé, un amas de neige agglomérée en gros grains, entre neige et glace.

La Higginshule (également appelée Grotte de Wulff Land) a été découverte en 1958. En pleine guerre froide, l’US Air Force et l’US Geological Survey menaient dans le nord du Groenland une recherche intensive de terrains dépourvus de glace permettant à des avions d’atterrir.

C’est pendant un vol de reconnaissance qu’un pilote de l’US Air Force repère ainsi et photographie une grotte géante de plusieurs dizaines de mètres de large et de profondeur, à 81,8° N. D’autres grottes furent encore découvertes à proximité par la suite. La photo fut envoyée au département de géographie de l’université de Bristol (Royaume-Uni).

Depuis, cette grotte a habité les rêves de nombreux spéléologues, mais personne ne s’y est jamais rendu, en raison de la difficulté d’accès et de la logistique coûteuse qu’implique une expédition vers cette destination presque inaccessible. Et la grotte est donc restée inviolée jusqu’à ce jour.

Naissance d’une vocation

Entre Gina Moseley et la spéléologie, c’est une longue histoire. La première fois qu’elle entre dans une grotte, elle a 12 ans. « Nous étions en vacances en famille dans un camping à Cheddar, dans le Somerset. De nombreuses activités étaient proposées : de l’escalade, du canoë-kayak, et aussi de la spéléologie. Ma mère a choisi la spéléo et je l’ai accompagnée. J’ai été bouleversée. J’ai adoré le fait de crapahuter sous terre sans savoir ce qui se cache derrière le prochain tournant. Après cet été-là, j’ai eu envie de passer tout le temps que je pouvais dans des grottes. Nous sommes retournés plusieurs fois au même endroit. Je consacrais toutes mes économies à la visite de grottes. »

Projet Greenland Caves

Gina Moseley a déjà trois expéditions au Groenland à son actif. « En 2015, avec une petite équipe motivée de cinq personnes, nous avons analysé le potentiel d’exploration de grottes dans le nord-est du Groenland », écrit-elle sur le site Northern Caves 2023. « Un petit bimoteur Twin Otter nous a déposés à 80° de latitude nord, puis nous avons traversé un lac de 20 kilomètres de large dans un canot gonflable, et nous avons ensuite marché pendant trois jours (il faisait jour 24 heures sur 24) avant d’enfin arriver aux grottes. Là, nous avons trouvé plus de grottes que ce à quoi nous nous attendions. »

Cette première expédition a été suivie en 2018 par l’expédition EAGRE18, sur la côte est du Groenland. « Pour réduire l’empreinte de notre expédition, nous avons fait la traversée de l’Islande au Groenland à la voile. » Un an plus tard, le projet Greenland Caves ramenait Gina dans le nord-est du Groenland avec une équipe pluridisciplinaire composée de paléoclimatologues, de géologues, de glaciologues et d’un géomicrobiologiste.

Indescriptiblement bouleversé

Gina Moseley a donc déjà quelque expérience des grottes du Groenland. « Rien que le fait d’arriver jusqu’aux grottes procure un immense sentiment de fierté. Vous avez fait tant d’efforts pour y arriver. Quand vous entrez dans une grotte, vous êtes bouleversé. C’est indescriptible. »

Dans une des grottes qu’elle a explorées, elle a trouvé, cachée sous un rocher, une vieille boîte pour bobines de film Kodak. « J’ai d’abord cru que c’était un détritus et cela m’a glacé le sang : comment était-il possible de trouver cet objet abandonné ici, dans l’un des endroits les plus inaccessibles du monde, à 80° de latitude Nord ? Mais quand j’ai ouvert la boîte, j’y ai trouvé un morceau de papier sur lequel étaient inscrits plusieurs noms. Les noms de personnes qui étaient venues en ce même endroit dans les années 1960, et qui le faisaient ainsi savoir. Nous avons directement ressenti une sorte de connexion avec elles. Ce fut un moment d’authentique émerveillement. »

Merci aux Prix Rolex

Dans le cadre de l’expédition programmée pour le printemps 2023, Gina Moseley veut descendre dans la Higginshule avec une équipe de six personnes. Outre elle-même, l’équipe comprendra Robbie Shone, photographe au National Geographic, Chris Blakeley, spécialiste de l’escalade, un médecin et deux scientifiques pluridisciplinaires (de préférence des Groenlandais).

« Sans les Prix Rolex à l’esprit d’entreprise, je n’aurais jamais pu réaliser mon projet. »

Gina Moseley a reçu le Prix Rolex à l’esprit d’entreprise en 2021. « C’est merveilleux d’être soutenue par Rolex », dit-elle. « Cela fait longtemps que j’ai le projet d’explorer cette grotte la plus au Nord au monde, mais l’endroit est difficilement accessible. Les Prix Rolex sont pour ainsi dire le seul programme qui puisse et veuille soutenir une telle expédition. Sans les Prix Rolex, je ne pense pas que j’aurais pu réaliser mon projet. Ce que nous trouverons dans la grotte reste un grand point d’interrogation. Il n’y a d’ailleurs aucune certitude scientifique que nous allons y trouver quoi que ce soit. Et c’est pour cela que nous n’avons pas pu compter sur un grand soutien de la part du monde scientifique. »

Capsules temporelles

Gina Moseley espère trouver dans la Higginshule de nouvelles données sur le changement climatique dans l’Arctique. Dans cette grotte la plus septentrionale du monde, elle veut retracer l’histoire climatique de la planète. Le Groenland a déjà connu des périodes de réchauffement et de refroidissement, dans un passé lointain. Il y a déjà fait plus chaud et plus humide.

Les dépôts de calcite, aussi appelés ‘spéléothèmes’, devraient permettre à Gina de comprendre comment l’Arctique a absorbé ces changements climatiques à l’époque. Constituée principalement de carbonate de calcium, la calcite est un des minéraux les plus abondants de la croûte terrestre. Ces empreintes cryptiques de l’histoire climatologique peuvent remonter jusqu’à un demi-million d’années.

« J’espère que nous trouverons dans cette grotte des secrets vieux de trois millions d’années. »

L’espoir de Gina est que cette grotte située tout au nord du Wulff Land recèle des secrets quatre à cinq fois plus anciens. « Les grottes sont des capsules temporelles. La calcite y forme des couches, qu’on peut comparer aux anneaux de croissance des arbres. En analysant chaque couche, nous pouvons recueillir des informations sur le passé climatique de la Terre. Dans la grotte, nous allons rechercher des stalagmites, des stalactites et des planchers stalagmitiques de calcite. »

Dans son laboratoire d’Innsbruck, elle datera les échantillons à l’aide de la méthode uranium-thorium, et les analysera pour détecter les changements en présence d’oxygène et de carbone.

Les glaces et les grottes, témoins du froid et du chaud

Les plus anciennes carottes de glace prélevées en Arctique atteignent des couches qui remontent à 128.500 ans. L’Holocène, la période de réchauffement de la planète des 11.000 dernières années, se situe dans cette fourchette, et la glace du Groenland contient les traces de ce réchauffement. La dernière période glaciaire, qui a débuté il y a 120.000 ans et qui représente donc une phase antérieure dans l’échelle des temps géologiques, est également inscrite dans les glaces du Groenland.

Il est difficile de trouver des traces des périodes plus chaudes dans les couches de glace du Groenland, pour la simple raison que pendant ces périodes plus chaudes, la glace a fondu. Mais c’est l’inverse avec les grottes du Groenland : alors que les couches de glace conservent la trace des périodes froides, les grottes conservent quant à elles les traces (spéléothèmes) des périodes chaudes et humides. Ensemble, les informations sur les périodes froides (contenues dans la glace) et les informations sur les périodes chaudes (contenues dans les grottes) livrent une image complète.

Comme il y a trois millions d’années

Dans le contexte du réchauffement climatique actuel, Gina Moseley s’intéresse surtout à des traces de périodes de réchauffement passées. « J’étudie ces périodes pour essayer de déceler ce à quoi nous pouvons nous attendre dans le futur. J’espère que grâce à la Higginshule, nous pourrons remonter trois millions d’années dans le temps, c’est-à-dire au Pliocène, qui s’étend de -5,3 à -2,5 millions d’années. À l’époque, le Groenland n’avait pas de calotte glaciaire. Il y a trois millions d’années, la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère était d’environ 400 parties par million, ce qui est comparable à ce que nous avons aujourd’hui. Le niveau de la mer était alors plus élevé de 25 mètres, il y avait des hippopotames à la hauteur de Londres. Ce serait formidable si nos recherches nous permettaient de remonter jusqu’à cette période. Comme elle est très similaire à la nôtre, nous serions mieux à même de prédire ce qui nous attend ».

La distance, le plus grand défi

L’expédition de Gina Moseley testera les limites de l’endurance humaine. Le projet est de faire atterrir un bimoteur soit à l’avant-poste isolé Qaanaaq, soit à la base militaire Station Nord. L’équipe partira ensuite à pied, chargée de ses provisions et de son matériel, à travers un paysage sauvage fait de glace et de roche.

Ce ne sera pas une promenade de santé. « J’en ai parlé avec Sebastian Ravn Rasmussen, qui organise la logistique de l’expédition. C’est un ancien du Sirius, les forces spéciales de l’armée danoise qui patrouillent sur les côtes du Groenland avec des traîneaux à chiens. Il décrit notre destination comme une « zone morte du point de vue logistique. »

«  Si le temps change, nous pourrions très bien rester bloqués pendant une semaine. »

En chemin, l’équipe rencontrera peut-être des ours, et certainement des moustiques. Lors d’une expédition précédente, Gina raconte avoir dénombré après deux jours 223 piqûres de moustiques sur son seul bras gauche.

Une fois arrivée à destination, l’équipe devra escalader une falaise de 600 mètres de haut, et de là descendra à 200 mètres de profondeur dans la grotte. « La grotte elle-même n’est pas un endroit dangereux, mais il faut se méfier des caprices de la météo. En cas de problème, nous pourrions très bien rester bloqués pendant une semaine avant qu’un hélicoptère ne puisse venir nous chercher. Sans parler de la distance qui nous sépare de l’hôpital le plus proche. »

Nouveaux modèles pour une meilleure politique climatique

Gina Moseley souligne que ce qu’elle fait, elle ne le fait pas pour le plaisir. « J’espère que les gens ne verront pas cela comme une façon de tester mon endurance personnelle ou comme un projet pour flatter mon ego. Si ce que j’aime, c’est me promener dans des grottes, je pourrais aussi bien le faire dans les Alpes, où je vis. »

Ce que Gina espère en réalité, c’est revenir de la Higginshule avec de nouvelles connaissances sur l’impact probable de la fonte des pôles sur la planète. « Il est essentiel que nous comprenions mieux comment cette partie sensible de la planète réagit au réchauffement climatique », conclut-elle. « Mon rêve est de découvrir dans cette grotte située tout au Nord de la planète des éléments qui seront intégrés dans les modèles climatiques, et qui seront exploités pour élaborer de meilleures politiques environnementales. »

Rolex soutient des personnes et organisations qui recherchent et développent des solutions aux problèmes de la planète et qui ainsi contribuent à rendre le monde meilleur et à préserver la planète pour les prochaines générations. Dans cette série Le Vif met leurs efforts en lumière. Le Vif a réalisé ces articles en toute indépendance rédactionnelle.

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