L’intelligence artificielle peut-elle nous aider à mieux comprendre et préserver la planète ?
Dieu créa la mer et la Terre, que l’homme explora puis menaça. L’intelligence artificielle peut-elle l’aider à approfondir les connaissances du monde avec discernement, pour mieux le sauvegarder?
En goûtant au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, l’homme transgressa d’emblée l’une des premières règles lui imposant d’épargner une infime partie de la création. Avide d’en apprendre chacune des facettes mais enclin à lui porter atteinte: tel est le paradoxe qui accompagne son existence, tout comme l’utilisation d’un savoir exploitable pour de nobles ou de sombre fins. «Je suis convaincu que les gens protègent ce qu’ils aiment. Mais nous n’aimons que ce que nous connaissons, soulignait le commandant Jacques-Yves Cousteau, dans sa biographie posthume L’Homme, la pieuvre et l’orchidée (éd. Robert Laffont, 1997). Apprendre la science, découvrir la nature, c’est plus qu’un simple droit pour les contribuables. C’est plus qu’une simple responsabilité pour un électeur. C’est le privilège de l’être humain.» Quelques années plus tard, pourtant, les critiques fusèrent au sujet des méthodes employées à l’époque par l’équipe de l’océanographe à l’encontre du monde marin, notamment pour son film Le Monde du silence, palme d’or à Cannes en 1956. Le lien entre l’intelligence artificielle et l’enrichissement des connaissances souffrira-t-il des mêmes contradictions?
Des systèmes d’IA traitent une telle quantité de données qu’ils semblent s’approcher d’un savoir divin. En apparence seulement.
D’un côté, des systèmes d’IA traitent une telle quantité de données qu’ils semblent s’approcher, en apparence seulement, d’un savoir divin, à l’image d’une main robotisée effleurant l’index de Dieu sur le plafond de la chapelle Sixtine. Ils laissent augurer des avancées sans précédent pour comprendre et lutter contre le changement climatique, le déclin des services écosystémiques, les risques de pandémie, les externalités sociales et environnementales… Soit autant de domaines dans lesquels la collecte et l’interprétation de données complexes s’avèrent cruciales. De l’autre, leur propension à délivrer des assertions crédibles mais erronées – un avertissement laconique de ChatGPT – ou de faux contenus sous diverses formes – des deepfakes – compliquent d’ores et déjà le discernement entre une source fiable et une élucubration.
«Les systèmes d’IA générative fonctionnent uniquement avec des représentations numériques, sans appréhender la signification des mots pour les êtres humains, rappellent à cet égard sept experts, dans un avis rendu en France le 30 juin dernier par le Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN). La signification est uniquement celle que les humains projettent sur les résultats, car seuls les humains en possèdent une interprétation dans le monde réel. Ce manque total de compréhension peut n’avoir aucune importance dans certains usages, par exemple produire un poème ou une fiction, ou avoir des conséquences désastreuses si les textes fournis sont des recommandations pour des décisions critiques.»
L’anthropomorphisme sous-jacent aux résultats de certaines IA risque-t-il, dans un horizon pas si lointain, d’en faire oublier la froideur des lignes de code? C’est l’une des questions auxquelles la production d’un quelconque savoir se voit déjà confrontée, en particulier s’il dépend partiellement ou presque totalement d’une machine. «Avec ChatGPT, on nous offre un outil qui nous renseigne des résumés pour lesquels on a perdu les sources et dont on ignore si les informations sont vraies ou non, critique Laurence Devillers, professeure à l’université Paris-Sorbonne et coautrice de l’avis du CNPEN – elle est également l’auteure du livre Les robots émotionnels (éd. de l’Observatoire, 2020). On est très loin d’une IA générale ; c’est un énorme corpus bourré d’idioties et de vérités. Que nous apporte cet outil à part une grande confusion? La seule avancée, c’est le fait qu’en mettant beaucoup de données ensemble, on peut faire émerger des choses intéressantes au milieu d’un fatras d’inutilités. Or, il faut avoir l’œil affûté pour découvrir ce qui est vraiment intéressant.»
Il serait toutefois réducteur d’en conclure que dans son ensemble, l’intelligence artificielle constitue une menace pure et simple pour la connaissance humaine, quand l’utilisateur est conscient de ses limites. Quand l’homme créa l’IA, il vit que cela pouvait aussi être bon pour la science, pour la nature et donc pour sa propre subsistance. Dans un dossier collectif paru cette année et portant sur les opportunités offertes par l’IA dans le domaine de la recherche scientifique, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pointe trois raisons de la mettre au service de la productivité de la science. Un: «Les économistes ont établi une relation déterminante entre l’innovation, qui s’appuie sur la recherche fondamentale, et la croissance de la productivité à long terme.» Deux: certaines connaissances essentielles restent encore insuffisantes à ce jour. Le rapport cite comme exemples l’incertitude persistante de certaines modélisations climatiques, la compréhension lacunaire de nombreux processus cellulaires élémentaires ou encore la difficulté à identifier les causes précises de la maladie d’Alzheimer. Trois: depuis quelques décennies déjà, de nombreux experts observent un ralentissement du progrès scientifique, à moyens égaux.
C’est notamment ce qu’ont conclu, en 2020, quatre économistes réputés dans «Are Ideas Getting Harder to Find?», un article publié dans l’American Economic Review : «Un bon exemple est la loi de Moore (NDLR: relative à l’évolution de la puissance de calcul des ordinateurs), illustrent-ils. Le nombre de chercheurs requis aujourd’hui pour réaliser le fameux doublement de la densité des puces informatiques est plus de 18 fois supérieur au nombre requis au début des années 1970. Plus généralement, partout où nous regardons, nous constatons que les idées, du fait de la croissance exponentielle qu’elles impliquent, sont de plus en plus difficiles à trouver.»
«S’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront», dit le Seigneur, embrouillant la langue des habitants de la Terre en réaction à la ville et la tour qu’ils avaient construites. Après avoir enrayé leur folie des grandeurs faite alors de pierres, de bitume et de mortier, réserverait-il le même sort au progrès de la science sous l’ère des transistors et des microprocesseurs?
Cinq ans de recherches en deux semaines
C’était sans compter la capacité de l’IA à surpasser des limites de productivité de l’esprit humain. En équipant un assistant robotique d’un algorithme de curiosité, des chercheurs de l’université de Glasgow sont récemment parvenus à lui faire mener quelque cent mille expériences par an sur un système chimique complexe, produisant l’équivalent de cinq années de recherches en seulement deux semaines. «Les systèmes d’IA et les robots peuvent fonctionner à moindre coût, plus rapidement, avec plus de précision et plus longtemps que les êtres humains, résume l’ouvrage de l’OCDE. De plus, une fois qu’un robot scientifique fonctionnel est construit, il peut être facilement multiplié et mis à l’échelle. […] Toutes ces capacités restent complémentaires à la créativité des scientifiques humains.»
L’anthropomorphisme des résultats de certaines IA risque-t-il d’en faire oublier à ses idoles la froideur des lignes de code?
Le jardin d’Eden bafoué
Dieu fit pousser sur la Terre de la végétation, des plantes produisant leur semence et des arbres fruitiers. Mais l’homme bafoua ce jardin d’Eden. D’abord bibliquement, puis à travers ses velléités d’exploitation industrielle de la nature. «Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la Terre, suggéra certes le Seigneur de l’Ancien Testament à Noé. Vous serez la crainte et la terreur de toutes les bêtes de la Terre, de tous les oiseaux du ciel, de tout ce qui va et vient sur le sol, et de tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains.» Ces derniers mots font toutefois écho à la responsabilité de l’humain d’aujourd’hui envers le reste du vivant, qu’il menace par son extractivisme. Or, si l’état actuel des connaissances ne laisse aucune place au doute à ce sujet, il ne permet pas pour autant à l’homme de se délivrer du mal.
L’IA pourra-t-elle l’aider à effacer ce péché? De plus en plus de scientifiques et d’institutions s’intéressent à ses applications dans des domaines comme la lutte contre le réchauffement planétaire, la déforestation ou la protection de la biodiversité. Si elle ne peut résoudre à elle seule les défis climatiques ou environnementaux, elle pourrait constituer un précieux adjuvant pour la science, donc pour la connaissance et pour la protection du vivant.
Sur sa plateforme World Environment Situation Room, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) tire parti de l’intelligence artificielle pour analyser des données complexes dans des domaines comme la concentration de CO2 atmosphérique, les changements dans la masse des glaciers ou l’élévation du niveau de la mer. A l’Observatoire international des émissions de méthane (Imeo), elle œuvre à établir un registre public mondial des émissions, «à un niveau de précision et de granularité sans précédent», mentionne le PNUE, en vue d’identifier les mesures de réduction les plus efficaces. Aux quatre coins du monde, la reconnaissance d’image intervient de plus en plus pour lutter contre le braconnage ou la pêche illégale. Le projet Captain, de son côté, utilise l’apprentissage par renforcement pour former des modèles d’IA sur les zones de la planète potentiellement prioritaires pour la conservation de la nature, en agrégeant d’innombrables données. A l’avenir, l’intelligence artificielle pourrait aussi aider à calculer l’empreinte écologique des produits et de leurs chaînes d’approvisionnement, afin de contribuer à une société décarbonée, annonce encore le PNUE.
Au-delà de l’usage bien connu d’applications de reconnaissance de plantes ou d’oiseaux, l’IA facilite l’ouverture de la science participative à un plus large public, mettant celui-ci à contribution pour enrichir considérablement la quantité de données exploitables par les chercheurs. Contrôle de la qualité de l’eau (FreshWater Watch), protection des algues (SeagrassSpotter), des mangroves (Global Mangrove Watch), des coraux (CoralWatch), des abeilles et bourdons (BeeWatch)… «Les applications de science citoyenne pour smartphone peuvent inclure des algorithmes d’IA pour reconnaître les emplacements géographiques où les besoins en données scientifiques n’ont pas été satisfaits, incitant les participants à accroître leurs efforts de surveillance à ces endroits par le biais de la concurrence», notent dix chercheurs, dans un article paru en 2020, dans le journal scientifique Patterns.
«Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face», ordonna le Seigneur de l’Ancien Testament, dès son premier commandement. L’immixtion d’une intelligence artificielle adulée par certains et toujours plus poussée dans la connaissance humaine en fait-elle une prétendante au titre de semi-divin, mais dénué de sens commun? Ses conséquences sur le flou et la responsabilité d’un (prétendu) savoir hybride, mi-humain, mi-robotisé, inquiètent beaucoup de scientifiques, à en juger par le nombre croissant de publications sur la question. «Il n’était pas responsable de mettre des systèmes comme ChatGPT entre les mains de citoyens qui ne sont pas experts, dans le seul but d’exploiter leur crédulité et sans aucune justification sur la façon dont l’outil est codé, conclut Laurence Devillers. La fulgurance de cette utilisation a massacré une idée qui aurait pu être très utile pour la connaissance. Cette manière de procéder a piétiné l’humain, la connaissance et la science. Une idée intéressante serait donc d’engager la responsabilité à la fois des concepteurs des modèles de fondation et de ceux qui les déploient. Je ne doute pas de notre capacité à nous adapter et à trouver des solutions en ce sens.»
Car, quelque part dans l’histoire du monde, les errements de l’homme furent tels qu’il ne put refuser les aides artificielles pour restaurer ce qu’il avait grandement menacé. A supposer qu’elles soient au moins pertinentes, faute d’être bienveillantes.
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