Puisque les Ukrainiens étaient considérés comme des «mauvais Russes», l’élite politique et académique à Moscou n’a pas étudié l’évolution de la société ukrainienne. Et a été surprise par sa capacité de résistance. © GETTY IMAGES

Guerre en Ukraine : «La Russie paie le prix de sa méconnaissance des Ukrainiens»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Après l’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion russe de février 2022 a définitivement consacré la rupture entre les citoyens ukrainiens et russes, assure Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques. Une évolution que le pouvoir russe n’a pas su prévoir.

Maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre, Anna Colin Lebedev est spécialiste des sociétés postsoviétiques. Dans son dernier livre, Jamais frères? (1), elle développe avec brio comment les peuples ukrainien et russe se sont progressivement éloignés l’un de l’autre pour mener à la rupture consacrée par la guerre. Décryptage.

Comment expliquer qu’à partir d’un socle soviétique commun, les parcours politiques de l’Ukraine et de la Russie aient tellement divergé?

C’est une question centrale. Pour ceux qui travaillent sur cette partie du monde, savoir comment on en est arrivé à autant de régimes politiques différents est un vaste sujet qui n’est pas épuisé. La position géographique, les ressources économiques, le poids des événements… peuvent avoir été importants. Mais il y a une réponse que je ne ferai jamais, celle de lier ces évolutions à des mentalités différentes et d’affirmer que le peuple ukrainien porterait en lui un désir de liberté alors que le peuple russe porterait un désir d’oppression.

Le travail de mémoire a-t-il apporté des visions différentes sur le passé?

Un présupposé voulait que la Russie et l’Ukraine aient eu le même passé soviétique. Dans les années 1990, un mouvement met au jour les événements occultés. Pour les Etats issus de l’URSS autres que la Russie, il y a eu un travail de construction d’un nouveau récit, et les moments douloureux en faisaient partie. La Russie ayant été le point de départ des violences, elle a eu plus de mal à mettre en œuvre le même processus. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, cette mémoire est remplacée par une amnésie douce, puis par une amnésie plus dure. On aimerait oublier les crimes dont on est l’auteur. L’Ukraine étant une société ouverte, la mémoire s’est construite petit à petit, difficilement, mais dans un processus assez sain. C’est ce qui a fait la différence avec la Russie.

Les Ukrainiens ont aujourd’hui la conviction que la Russie a un projet génocidaire à leur égard.» – Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre.

Les Ukrainiens ont-ils accepté de poser un regard sur le passé de collaboration avec les nazis de certains de leurs citoyens?

La travail de construction de cette mémoire en Ukraine est conflictuel. Certains mettent en avant le fait que le combat des personnes qui ont collaboré avec les nazis était avant tout un combat contre la Russie ; ils chercheront à en faire des héros nationaux. D’autres, historiens, intellectuels et personnalités publiques leur dénient la possibilité d’en faire des héros. En Russie, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est complètement lissée. Le peuple et l’armée ne sont que «glorieux» et «martyrs». La collaboration avec les nazis relève d’une déviance personnelle ou bien a été le fait des Ukrainiens et des Baltes. Ce récit, développé par le pouvoir, a de grandes conséquences sur la manière dont les Russes envisagent aujourd’hui la guerre en Ukraine.

L’agression contre la Crimée par la Russie en 2014 et, surtout, la liesse exprimée par une grande partie de la population russe à cette occasion ont marqué un tournant majeur dans les relations entre Ukrainiens et Russes.
L’agression contre la Crimée par la Russie en 2014 et, surtout, la liesse exprimée par une grande partie de la population russe à cette occasion ont marqué un tournant majeur dans les relations entre Ukrainiens et Russes. © GETTY IMAGES

Etre russophone ne signifie pas être prorusse, écrivez-vous. Pour l’avoir ignoré, Vladimir Poutine paie-t-il aujourd’hui l’échec de l’«opération militaire spéciale»?

La question des erreurs commises par le pouvoir russe dans son évaluation de ce qu’il a demandé en Ukraine reste ouverte. On ne dispose pas encore des éléments pour y répondre complètement. En revanche, les observateurs avaient déjà pointé un élément avant la guerre: la Russie connaît mal l’Ukraine. Puisque les Ukrainiens sont vus comme des «mauvais Russes», il n’y a rien à comprendre, rien à étudier. Le prix de cette ignorance, la Russie le paie aujourd’hui. Le diagnostic n’est pas complètement vrai dans l’autre sens parce que la migration de travail a été très importante de l’Ukraine vers la Russie. Les Russes, eux, ont très peu circulé vers l’Ukraine.

Que changera la révolution du Maïdan, en 2014, dans les rapports entre Russie et Ukraine?

Les Russes observent la révolution du Maïdan de loin. Ils ont d’autres préoccupations, problèmes économiques et mouvement contestataire. Les protestations de l’hiver 2011-2012 ont marqué un tournant répressif. Les critiques du pouvoir de Vladimir Poutine regardent cette révolution avec envie. Mais pour la majorité de la population russe, l’opinion sera forgée par la manière dont ces protestations sont présentées dans les médias. Les attaques contre les russophones sont martelées pour faire naître un sentiment de menace, une campagne sans précédent. Rétrospectivement, on peut se demander dans quelle mesure huit années de diffusion de ce type d’informations ont préparé la population à l’opération militaire spéciale.

En quoi l’annexion de la Crimée devient-elle un point de rupture pour les Ukrainiens envers les Russes?

Elle est un choc politique pour beaucoup d’Ukrainiens parce qu’il s’agit d’un acte d’agression armée contre leur pays. Jusqu’à cet épisode, les Ukrainiens font clairement la distinction entre le pouvoir politique russe et la population. A partir de l’annexion et de la liesse qui l’a accompagnée dans les foyers russes, les Ukrainiens ont la conviction que la population russe elle-même soutient cet acte belliqueux. Mais à cette époque, les Ukrainiens pensent encore qu’elle est sous l’effet d’une manipulation psychique et que si on lui ouvre les yeux, elle changera d’avis sur les actions du pouvoir russe. Ce dernier espoir est anéanti par la guerre de 2022.

Vous expliquez le rôle de la société civile pour soutenir l’effort de guerre en 2014. Cette expérience est-elle fondatrice de la résistance ukrainienne actuelle?

Oui. Paradoxalement, la faiblesse de l’Etat ukrainien en 2014 et au cours des années précédentes a permis de construire sa force actuelle. Lorsque la guerre démarre en 2014, les citoyens ont la conviction que leur Etat est faible, corrompu et incapable de les défendre. Or, la menace est devenue réelle et tangible pour chacun d’eux. Ils ne savent pas jusqu’où ira la Russie. Il faut se défendre. Emergeront deux mouvements. D’une part, une auto-organisation des citoyens. Bien que très peu militarisés avant 2014, ils prendront les armes et soutiendront l’armée. D’autre part, une démarche qui vise à contrôler le fonctionnement de l’Etat. Ainsi, les premiers volontaires partis défendre leur pays ont tissé des liens avec l’institution militaire pour aider mais aussi pour contrôler son fonctionnement. En fait, un réseau qui irrigue, bien au-delà de l’institution militaire, toute la société va se former. Résultat: le 23 février, veille de l’attaque russe, l’Ukraine connaît une vie tout à fait normale. Les gens font des projets pour l’avenir. Et le 24 février, quand la Russie lance l’invasion, tout le monde est prêt à résister.

Des Russes, de plus en plus nombreux, considèrent que cette situation ne peut être vivable que s’ils effacent l’actualité de leur quotidien.

Dans ce processus de renforcement de l’armée et de l’Etat entre 2014 et 2022, n’est-il pas paradoxal qu’en 2019, les Ukrainiens choisissent un ancien acteur, néophyte en politique, pour les gouverner?

Ce n’est pas paradoxal, justement parce que les Ukrainiens sont toujours extrêmement critiques à l’égard du pouvoir, y compris celui issu de la révolution du Maïdan. La démocratie ukrainienne, c’est «une mobilisation de Sisyphe»: renverser le pouvoir pour en installer un nouveau, en se préparant à être déçu. Si Volodymyr Zelensky arrive au pouvoir, c’est parce qu’il est hors système. Il apparaît comme potentiellement dépourvu de quelques-unes des tares que les Ukrainiens reprochent à leurs dirigeants précédents. C’est un signe de vitalité démocratique dans les conditions baroques de la société ukrainienne.

Comment analyser le suivisme d’une majorité des Russes derrière Vladimir Poutine dans cette guerre?

La question est complexe. Derrière une réponse «oui» à la question «soutenez-vous l’opération militaire spéciale?», il existe dix positionnements différents. Il est plus simple d’expliquer pourquoi les Russes ne sont pas descendus dans la rue contre la guerre alors que le nombre de personnes plutôt pacifiques est important au sein de la société. Depuis des années, c’est toujours la même couche de la population qui conteste le pouvoir de Poutine. La contestation n’a pas réuni au-delà. Au-delà, figurent ceux qui cachent leur positionnement pour se protéger, ceux qui sont sensibles aux messages que leur adressent les médias et qui adhèrent à l’idée d’une «guerre juste», et d’autres, de plus en plus nombreux – les chiffres récents de baisse d’audience des chaînes de télévision d’Etat le démontrent – qui considèrent que cette situation ne peut être vivable que s’ils effacent l’actualité de leur quotidien. Ils se replient sur leur sphère privée en anticipant une période trouble.

Le contexte politique russe est plus répressif qu’à l’époque des guerres de Tchétchénie, ce qui explique en partie la faible mobilisation contre l’«opération militaire spéciale» en Ukraine.
Le contexte politique russe est plus répressif qu’à l’époque des guerres de Tchétchénie, ce qui explique en partie la faible mobilisation contre l’«opération militaire spéciale» en Ukraine. © GETTY IMAGES

Pourquoi le mouvement des mères de soldats ne prend-il pas de l’ampleur, comme lors des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie?

Le mouvement des mères de soldats reçoit énormément de requêtes de la part de familles de militaires envoyés au combat. Cependant, deux choses ont changé ces dernières années. Primo, les parents n’osent plus intenter des actions contre l’Etat de peur que cela ne se retourne contre eux. Des lois répressives condamnent aujourd’hui toute critique de la guerre. Deuzio, les ONG qui avaient beaucoup dénoncé publiquement ce qui se passait pendant les conflits en Tchétchénie, par exemple, ne peuvent plus le faire parce qu’elles sont sous le coup des mêmes lois. Elles font extrêmement attention à ce qu’elles peuvent dire parce que leurs activités peuvent être interdites du jour au lendemain.

Le système est plus répressif qu’au temps des guerres en Tchétchénie?

Il est incontestablement plus répressif. La critique sociale était possible et socialement acceptée, y compris dans les années 2000 lors de la deuxième guerre de Tchétchénie (NDLR: de 1999 à 2009, essentiellement sous la présidence de Vladimir Poutine). De surcroît, l’armée russe a changé. Elle était en grande partie une armée de conscrits à l’époque des guerres en Tchétchénie. Aujourd’hui, elle est essentiellement composée de contractuels, même si certains sont de faux contractuels. Les soldats, qui sont sur le front aujourd’hui, ont signé un jour un document qui exprimait leur volonté d’y aller. Le rapport à ce qui leur arrive change nécessairement.

Le sentiment qui semble se développer énormément désormais est que l’Ukraine est seule contre la Russie.

Le gouffre qui s’est créé entre les populations ukrainienne et russe est-il profond et durable?

Les Ukrainiens ont aujourd’hui la conviction que la Russie a un projet génocidaire à leur égard et que les soldats sur le terrain en sont porteurs. La profondeur du gouffre est immense. On ne peut pas parler d’un conflit entre deux pouvoirs politiques, dans lequel les citoyens auraient été engagés contre leur gré. Aux yeux des Ukrainiens, la configuration apparaît en tout cas différente. Les Russes, eux, n’ont pas conscience de ce qui se passe sur le terrain. La relation entre les deux peuples a été brisée. Il faudra des générations pour restaurer cet esprit de proximité.

Anna Colin Lebedev
Anna Colin Lebedev © TV5

Le nationalisme ukrainien s’inscrira-t-il durablement en opposition à la Russie et dans une orientation pro-Union européenne?

Pendant longtemps, l’Ukraine s’est posé la question de savoir si elle devait regarder plutôt vers l’ouest ou plutôt vers l’est. Les proportions de la population qui penchaient pour l’Union européenne ou pour la Russie étaient équivalentes. Aujourd’hui, un des deux camps est devenu un agresseur. Forcément, elle se tourne vers l’autre. En même temps, le sentiment qui semble se développer énormément désormais est que l’Ukraine est seule contre la Russie. Les Ukrainiens ont des amis, des alliés. Mais en même temps, l’Europe n’est pas complètement prête à les défendre. C’est la perception qu’ils ont. Bien évidemment, le risque que porte toute guerre de cette nature est un risque de radicalisation des populations. Pour l’instant, mais on n’en est qu’à six mois de guerre, le pouvoir politique ukrainien est très vigilant à ne pas laisser la violence et la hargne le déborder.

Excluez-vous la montée d’un ultranationalisme?

Le nationalisme à l’ukrainienne est fort. L’ultranationalisme n’avait pas d’espace politique dans l’Ukraine des dix dernières années. Pour l’instant, je n’en vois pas de trace non plus dans l’Ukraine d’aujourd’hui.

(1) Jamais frères? Ukraine et Russie: une tragédie postsoviétique, par Anna Colin Lebedev, Seuil, 224 p.

© National

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire