Turquie : comment la réélection d’Erdogan va renforcer l’extrême droite
Réélu, le président sortant jouira aussi d’une majorité au Parlement turc, grâce à ses alliés ultranationalistes. Cela augure un glissement vers l’extrême droite.
«Ce n’est pas possible. C’est un cauchemar.» Aylin, 30 ans, peine à cacher sa sidération. Assise à un café près de la très symbolique place Taksim, un des cœurs battants d’Istanbul, la jeune femme observe, atterrée, les premières manifestations de joie des partisans de Recep Tayyip Erdogan. En ce 28 mai, les bureaux de vote n’ont pas fermé depuis deux heures que, drapeaux turcs au vent et portraits du président en main, les supporters du «raïs» paradent bruyamment en ville. Ils ne seront ni déçus ni seuls: alors que la réélection d’Erdogan se précise rapidement, les ultranationalistes, mouvance d’extrême droite avec qui le président s’est allié depuis 2015, prennent grandement part à la fête. Toute la soirée, des milliers de personnes défileront en effectuant le salut des Loups gris, une organisation paramilitaire aussi violente que xénophobe. Des scènes glaçantes qui ne laissent que peu de place au doute: les digues ont sauté, et cette victoire est définitivement aussi un peu la leur.
Beaucoup n’ont foi qu’en Erdogan pour garantir la paix et la sécurité dans leur pays.
«L’armée est à nous, la police est à nous», clame en boucle un groupe d’hommes. C’en est trop pour Aylin, qui préfère quitter les lieux, cachant derrière ses lunettes rondes des yeux larmoyants. «Nous allons vers des mois difficiles, je crains que demain ne soit pas le premier jour de son mandat, mais d’un sultanat», murmure-t-elle en se défilant.
Réélection d’Erdogan: l’extrême droite renforcée
Affaibli par la crise économique qui secoue le pays ainsi que par les conséquences du double séisme du 6 février dernier, critiqué pour son autoritarisme croissant, Recep Tayyip Erdogan devait être terrassé par une opposition totalement enhardie. C’est, du moins, ce que prédisaient tous les sondages d’opinion. Il n’en fut rien. Même si pour la première fois il a dû passer par un second tour, le président turc n’a jamais tremblé. Après avoir dominé la première manche le 14 mai, il s’est imposé le 28 mai avec près de 2,3 millions de voix d’avance (52,2% des votes) sur son rival, le candidat de la coalition d’opposition et leader du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu.
Un triomphe présidentiel qui ne vient pas seul: grâce à son alliance avec les ultranationalistes du MHP ainsi qu’avec deux partis islamistes, Erdogan obtient en outre la majorité au Parlement turc, se retrouvant propulsé à la tête d’une coalition radicale, versant vers l’extrême droite. «La Turquie est confrontée à une situation inédite, cela ne fait aucun doute, admet l’historien Hamit Bozarslan. Le poids des ultranationalistes est énorme dans la coalition présidentielle et il ne faut pas oublier qu’ils étaient également représentés dans la coalition d’opposition par le parti IYI (NDLR: issu d’une scission du MHP). L’extrême droite est en plein essor dans le pays, c’est indéniable.»
Un constat étayé par des chiffres pour le moins vertigineux: au premier tour des législatives, 25% de l’électorat turc a voté pour des formations qualifiées par de très nombreux analystes comme «néofascistes», tandis que le troisième candidat à la présidentielle, Sinan Ogan, lui aussi dissident du MHP et qui a fait campagne sur la haine des Kurdes et des réfugiés syriens, raflait 5% des voix.
Erdogan, pas le seul candidat influencé par l’extrême droite
Un virage à droite que Kemal Kiliçdaroglu s’est empressé de prendre au lendemain du premier tour. Celui qui entretenait l’image sympathique d’un «papy cool» diffusant des vidéos depuis sa cuisine a durci le ton de manière spectaculaire, affirmant vouloir renvoyer les 3,4 millions de réfugiés syriens dans leur pays «dans les deux ans», et exhortant la Turquie à «ne pas se convertir en dépôt de migrants».
Isik Kaya, une directrice artistique de 27 ans, peine à se remettre du coup de massue. Bien qu’en total désaccord avec ces déclarations, elle a longtemps espéré la fin du règne d’Erdogan. Au lendemain de l’élection, elle se montre fataliste: «Le monde voit souvent la Turquie à travers la fenêtre des grandes villes de l’ouest, comme Istanbul et Izmir, mais le pays reste majoritairement conservateur et nationaliste. Aujourd’hui, c’est plus grave: nous n’avons plus confiance dans le système judiciaire et les ultranationalistes, qui sont de véritables fascistes, ne sont plus seulement décomplexés, ils ont les mains libres.» Une inquiétude que partage Hamit Bozarslan: «La paramilitarisation de l’Etat est très inquiétante, le MHP y joue un grand rôle et infuse au sein des forces de gendarmerie et de police. En politique, ce n’est pas mieux, le parti impose à Erdogan son agenda, ses thématiques de prédilection et même son vocabulaire.»
Une «Turquie forte»
Les questions économiques ou géopolitiques n’ont pas été discutées, ou si peu, pendant la campagne. En revanche, l’hyperactivité déployée ces derniers mois par Recep Tayyip Erdogan sur la scène internationale semble avoir joué en sa faveur. Presque mise au ban des nations au milieu des années 2010, la Turquie a assaini ses relations avec l’Union européenne, s’est réconciliée avec l’Arabie saoudite, Israël, les Emirats arabes unis ou l’Egypte, et a même entamé, par pur pragmatisme, des pourparlers avec le régime de Damas.
«Beaucoup d’observateurs pensaient que les choix des électeurs turcs se feraient sur des questions de politique intérieure, analyse Jana Jabbour, spécialiste de la diplomatie turque au Moyen-Orient. Or, il semble que le contexte international ait été déterminant. Beaucoup de Turcs se sentent redevables auprès d’Erdogan qu’il ait amélioré le statut de leur pays sur la scène internationale.»
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Cette image d’une «Turquie forte» s’est en outre manifestée sur un certain nombre de dossiers. La Turquie d’Erdogan a tenu tête à l’Otan, puis à l’Union européenne. Elle s’est affirmée dans le Caucase aux côtés de l’Azerbaïdjan face à l’Arménie. Elle a accru son pouvoir en Méditerranée orientale et montré les crocs face à la Grèce. Surtout, elle s’est positionnée en médiateur privilégié entre la Russie et l’Ukraine. Le président turc a réussi à faire passer au second plan une bonne partie de ses travers, y compris la corruption et la gestion calamiteuse du séisme. «On a tendance à sous-estimer l’impact de la guerre en Ukraine sur les Turcs, poursuit Jana Jabbour. Une majorité vit dans l’idée qu’elle ne se terminera pas rapidement, qu’elle pourrait même peut-être se transformer en un conflit mondial. Ils se sentent encerclés, et beaucoup n’ont foi qu’en Erdogan pour garantir la paix et la sécurité dans leur pays.»
Minorités sexuelles en ligne de mire
Alors, à quoi s’attendre pour le futur? Tenu par des alliances volontiers anti-occidentales, Recep Tayyip Erdogan pourrait-il être tenté de se rapprocher encore plus de Moscou et de Pékin, au détriment de l’Union européenne, de l’Otan et des Etats-Unis? Pas si sûr, tant la situation économique du pays est aujourd’hui critique, et qu’il semble avoir besoin de l’ensemble de ses partenaires: «Sur ce front, on peut s’attendre à une continuité de sa politique, à savoir une diversification du réseau diplomatique turc qui garantirait son autonomie stratégique», confirme Jana Jabbour.
C’est davantage sur le plan intérieur que le rapprochement vers l’extrême droite d’Erdogan pourrait se faire sentir. Sitôt après son élection, le président est d’ailleurs passé à l’offensive, en s’en prenant aux Kurdes et aux personnes LGBT devant une foule en liesse. Une hostilité en forme de remerciements à ses alliés ultranationalistes et religieux. Z., une activiste au sein de la communauté LGBTQI+, ne décolère pas: «La vie était déjà impossible pour nous. Maintenant, nous sommes décrits comme des monstres qui “menacent la famille turque”. Ils veulent “nous soigner”, nous mettre à part comme si nous étions contagieux… Nous nous préparons au pire.»
Quitter le pays?
En Turquie, après la consécration politique de l’ultranationalisme, beaucoup en sont désormais persuadés: les organisations de gauche, les groupes féministes, la minorité kurde, les opposants ainsi que les défenseurs des droits humains pourraient subir des attaques d’une intensité inédite dans un futur proche.
En attendant, parmi la jeunesse qui a voulu croire au changement, le coup est rude, et beaucoup disent songer à quitter le pays. Un crève-cœur pour Isik Kaya: «Plus jeune, j’ai eu la chance d’étudier à l’étranger. Quand je suis rentrée à 20 ans, je m’étais promis que ce pays changerait, et que je ferais partie du changement. Aujourd’hui, je ressens un sentiment d’échec, collectif et personnel.» Elle fond en larmes: «Il n’y a pas de guerre, mais je pense partir, fuir, à cause des gens de mon pays. C’est un sentiment terrible. Même si, au fond de moi, l’espoir de changement n’est pas mort, c’est très dur.»
Mégalomanie confortée
En 2016, le photographe suisse Nicolas Righetti entame un reportage de longue haleine sur le président turc. Explorant son microcosme partisan, il fait la rencontre de militants. Un jour, l’un d’eux lui présente fièrement ses triplés. Ils ont pour prénom Recep, Tayyip et Erdogan. A partir de là, se dessine «la transformation de ce président au pouvoir hégémonique, aussi populiste que populaire, en un “Superdogan”, le héros dématérialisé d’une mythologie en pleine construction». Les portraits d’Erdogan sur des bâches géantes, des fresques lumineuses, des affiches surdimensionnées sont le terreau du beau livre de photographies que Nicolas Righetti signe sous le titre Superdogan (1). Avec la liberté du photographe qui, loin des espérances du service de communication du président, montre par exemple qu’un drapeau à son effigie peut servir à boucher le trou d’un grillage d’un poulailler… L’Erdoganmania n’est pas close.
(1) Superdogan, par Nicolas Righetti, éditions Noir sur Blanc, 112 p.
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