Soldats de l'armée soudanaise. © Belga

Le Sahel, notre Afghanistan ?

Le Vif

Et si l’explosion démographique produisait en Afrique subsaharienne les mêmes effets que dans le pays des talibans ? Jeunesse déshéritée, absence d’Etat, corruption, trafics, guérillas… Dans Africanistan (Fayard), le chercheur Serge Michailof pointe les ressemblances et les dangers.

Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques de Paris (Iris), Serge Michailof connaît intimement les tourments des nations fragiles. Expertise forgée au gré de multiples missions, conduites notamment sous les bannières de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement. Dans Africanistan, néologisme géopolitique inspiré par les similitudes inquiétantes observées entre le continent noir et l’Afghanistan, cet économiste de formation explore lucidement, à l’heure où l’errance des migrants bouscule l’Occident, les dessous de l’enjeu démographique. Chez lui, point de parti pris idéologique : des faits, des chiffres, et quelques pistes pour l’avenir.

[EXTRAITS] Ce qui semble maintenant à peu près certain, c’est que la transition démographique en Afrique subsaharienne est à peine amorcée et ne s’achèvera pas avant plusieurs décennies, provoquant au cours des trente ans à venir un accroissement spectaculaire de la population et du nombre de jeunes qui va peser sur les disponibilités alimentaires, sur l’amélioration des niveaux de vie, sur les dépenses sociales et surtout sur l’emploi. Va se constituer alors, tant dans les campagnes que dans les mégapoles en cours de formation, une masse sous-employée, sans espoir de promotion sociale, composée pour une bonne part de diplômés frustrés dans leurs espérances et prête à toutes les aventures. Une importante fraction des jeunes urbains africains est constituée de ceux que l’on appelle les « ni-ni-ni » : ni en emploi, ni en recherche d’emploi, ni en formation. Ces jeunes pour beaucoup à la dérive vivent au crochet de parents ou de rapines diverses. (…) Il faut désormais se montrer réaliste. Comment un pays enclavé, au très faible potentiel agricole, confronté à des aléas climatiques considérables et disposant d’une population peu éduquée comme le Niger, peut-il espérer faire vivre 60 ou 80 millions d’habitants sur son territoire ? Et comment le groupe des quatre pays qui constituent le coeur du Sahel francophone, dont la population passera de 67 millions en 2015 à 120 ou 132 millions en 2035 puis entre 170 et 210 millions en 2050, peut-il espérer gérer un doublement, puis un triplement de sa population en un laps de temps aussi court, sachant que même si des efforts considérables sont immédiatement engagés dans le planning familial, la population continuera encore à augmenter après 2100 ?

Hypothèque environnementale et faillite étatique

Le Sahel se trouve au même stade que l’Afghanistan en matière de démographie, avec un taux de croissance se situant autour de 3,5 % par an qui fait doubler la population environ tous les vingt ans. (…) Or, ce type de phénomène explique mieux que l’attrait des thèses djihadistes les succès des talibans en Afghanistan. Les jeunes ruraux afghans ont eu le choix entre se rendre en ville pour gonfler la masse des chômeurs abonnés aux petits boulots informels, se glisser dans le système de production de l’opium, ou se faire employer – occasionnellement ou de manière permanente – par des groupes rebelles qui leur versent soit une rémunération forfaitaire pour commettre coup de main ou attentat, soit un salaire supérieur à celui qu’ils percevraient dans l’armée régulière (…) Au-delà des contraintes techniques et climatiques, l’agriculture y a été largement délaissée et se trouve par là même confrontée à des défis colossaux qui exigeront des efforts et des investissements considérables pour être redynamisée. Ces investissements, en particulier en matière de petite irrigation et de défense et restauration des sols dégradés, sont aussi insuffisants au Sahel qu’en Afghanistan. Avec des nuances liées aux conditions locales particulières, cette agriculture comme l’élevage pastoral ont été fragilisés par la dégradation environnementale, elle-même induite par l’enchaînement essor démographique/ déforestation/perte de fertilité des sols/ surexploitation des pâturages. Ces phénomènes ont au Sahel toute chance de s’aggraver sous l’impact du changement climatique. (…) Tout comme les jeunes Afghans, les jeunes Sahéliens ne peuvent plus trouver d’emplois répondant à leurs aspirations, aspirations elles-mêmes décuplées par l’accès à l’éducation et à l’information ; ils ne peuvent s’insérer socialement ni se marier faute de moyens financiers. Dans ce contexte, ils sont eux aussi naturellement tentés par les activités illicites, trafic d’armes et de cocaïne, et les propositions d’embauche des groupes rebelles, qui disposent de ressources importantes. Comme en Afghanistan, ils sont en ce cas soumis à l’endoctrinement propre aux réseaux djihadistes qui leur offrent à la fois une explication des raisons de leurs malheurs, et des perspectives souriantes dans ce monde… ou dans l’autre !

(…) Le retour spectaculaire des talibans en Afghanistan a été largement lié à la faiblesse de l’appareil régalien, l’Etat abandonnant des espaces immenses où se sont ainsi créées des zones de non-droit ouvertes à tous les trafics. Dans ces régions, l’insécurité physique et juridique est durement ressentie par les populations qui désespèrent soit de l’absence d’Etat, soit de l’aspect purement prédateur d’un Etat qui se contente de taxer et dont les représentants sont souvent profondément corrompus. La similitude avec les régions du nord du Sahel, d’où les administrations régaliennes se sont de facto largement retirées, est frappante. Au Sahel, les institutions qui sont fondamentales pour la stabilité, la sécurité et le bon fonctionnement des Etats et de leurs économies restent dans l’ensemble d’une grande fragilité. Gendarmeries, administrations territoriales, systèmes judiciaires sont sous-équipés, sous-financés et restent d’une faiblesse inquiétante, ce qui facilite leur pénétration par les réseaux du crime organisé et des trafics de drogue.

Pour des raisons tenant à l’histoire, la langue et la proximité géographique, notre pays (NDLR : la France) est en première ligne en cas de drame majeur au Sahel. Nos voisins européens ne s’intéressent qu’aux marchés qu’ils peuvent décrocher dans « l’Afrique qui gagne ». In fine, ils considèrent que l’autre Afrique ne les concerne pas. Or, les récents événements, tant au Mali qu’à Paris, ne constituent qu’un avertissement des menaces à venir, qui sont elles aussi programmées par la démographie. La première urgence est bien sûr le Mali. (…) Au Mali, les djihadistes ont certes perdu une bataille, mais ils restent une menace sérieuse. Le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest) tente de s’implanter dans la région très peuplée de la boucle du Niger où ses cadres se marient localement, distribuent des enveloppes aux nécessiteux, et reprennent leurs trafics. Si jamais ils parviennent à leurs fins, ils commenceront probablement des campagnes d’assassinat ciblé des élites locales qui leur sont hostiles. Le risque est qu’ensuite ils mettent en place un embryon d’administration parallèle assurant la sécurité locale et dispensant la justice. S’ils reconstituent leurs forces, ayant désormais conscience de l’inanité de combats directs avec les forces internationales, ils risquent fort de pratiquer une guérilla qui usera vite les forces africaines et des Nations unies qui sont bien peu motivées. Il est donc urgent d’aider le Mali à reconstruire son appareil d’Etat. Seule une armée malienne rénovée, une gendarmerie solide, une administration territoriale sérieuse et une justice intègre, dans le cadre d’une économie rurale florissante, pourront faire face à ces défis. La France, ex-puissance coloniale, si elle venait à devoir se substituer à un appareil d’Etat malien vermoulu, ne pourrait que perdre une guerre de guérilla où elle se retrouverait par nécessité en première ligne à combattre sous la surveillance permanente des réseaux sociaux.

Un combat existentiel

Au-delà des incontournables affrontements militaires, du combat que ces pays doivent engager pour moderniser leurs institutions, liquider le clientélisme, réduire la corruption, contrôler le trafic de drogue et redynamiser des économies rurales marginalisées, une véritable bataille idéologique est donc inévitable contre l’islamisme radical. Cette bataille, seule les élites locales peuvent la conduire. Mais elle exige une véritable mobilisation à laquelle beaucoup répugnent. S’opposer à la démagogie n’est jamais facile et faire face à l’extrémisme islamique est risqué sur le plan politique comme sur celui de la sécurité personnelle. Il est à craindre que, confrontées par ailleurs à une excessive accumulation d’obstacles et de difficultés, les élites locales et les pouvoirs d’Etat ne baissent la garde sur ce plan et ne finissent, comme ce fut le cas pour l’ancien président (malien Amadou) Toumani Touré, par pactiser, en espérant ainsi « acheter » la paix. L’échec du président Touré, ses hésitations pour moderniser les institutions maliennes, son refus d’engager le combat contre la corruption et le trafic de drogue, tout comme l’échec du président [afghan Hamid] Karzai dans les mêmes domaines, tracent clairement la voie que ne doivent surtout pas suivre les pays du Sahel.

Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, par Serge Michailof. Fayard, 364 p.

V. H.

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